Utilisation du territoire par les Béothuks avant l'arrivée des Européens

Avant l'arrivée des Européens à la fin du 15e siècle et au début du 16e siècle, les Béothuks formaient un peuple autonome. Ils tiraient parti des ressources marines et terrestres de l'île de Terre-Neuve et de ses alentours pour se nourrir, se vêtir et se loger. Les Béothuks vivaient dans plusieurs régions de l'île, où ils observaient un cycle régulier d'activités saisonnières pour satisfaire à leurs besoins. Ils passaient l'été en petits groupes sur la côte, d'où ils récoltaient les poissons, les mammifères marins, les oiseaux de mer et diverses autres ressources; en automne et en hiver, ils s'enfonçaient dans les terres pour chasser le caribou et les autres bêtes à fourrure. Les Béothuks recueillaient aussi des racines comestibles, des baies et des fruits au gré des saisons.

Fragments d'arcs, broches de cuisson et autres artefacts béothuks
Fragments d'arcs, broches de cuisson et autres artefacts béothuks
Avant l'arrivée des Blancs, on présume que les Béothuks chassaient le caribou à l'arc et en faisaient rôtir la viande sur un feu en plein air.
Tiré de: The Beothucks or Red Indians: The Aboriginal Inhabitants of Newfoundland, de James P. Howley, University Press, Cambridge, 1915. Tableau XXXIII.

En récoltant une large variété de ressources au lieu de se concentrer sur une ou deux activités, les Béothuks étaient mieux armés pour survivre quand la chasse au caribou était infructueuse ou quand les populations de phoques ou d'autres proies étaient faibles. Ce faisant, les Béothuks montraient leur adaptation à la nature changeante de leur environnement : ainsi, ils suivaient les migrations régulières de la plupart de leurs ressources animales, et ce n'est qu'en certains temps de l'année et à certains endroits qu'ils trouvaient des plantes comestibles. Par conséquent, les Béothuks devaient se déplacer régulièrement d'une région de l'île à l'autre, et appliquer une grande variété de stratégies de chasse, de pêche et de conservation des aliments.

Les Béothuks de la période préeuropéenne

On appelle « préhistoire » la période de l'histoire humaine préalable à la production de témoignages écrits. À Terre-Neuve et au Labrador, cette période a pris fin au début du 16e siècle, avec l'arrivée des Européens, qui a marqué le début de la période dite « historique ». Les ancêtres directs des Béothuks étaient des indigènes d'origine algonquine, qu'on a désignés « culture de Little Passage ». Comme leurs descendants béothuks, ils vivaient de chasse, de pêche et de cueillette dans l'île de Terre-Neuve il y a environ un millénaire. Selon l'historien Ingeborg Marshall, les deux groupes « sont la même population; cependant, à des fins de classification, on parle de Béothuks quand il est question de la période historique de leur existence. » (1996, p. 13)

Si les vestiges archéologiques ont jeté beaucoup de lumière sur le régime alimentaire, les stratégies de chasse et les migrations des Béothuks dans la période préeuropéenne, on en sait très peu sur leur vie sociale et culturelle. De fait, on ignore même quelle était leur population; divers chercheurs croient qu'ils étaient entre 500 et 2000 à vivre dans l'île à l'arrivée des Européens.

En outre, les découvertes archéologiques ne peignent qu'une image partielle de la société béothuque d'alors. Des ossements exhumés à divers sites béothuks donnent à croire qu'ils se nourrissaient de saumons, de phoques, de caribous et d'autres animaux. Mais les vestiges ne disent pas tout : ainsi, les archéologues n'ont décelé aucun ossement de capelan et de maquereau, espèces pourtant abondantes autour de Terre-Neuve. Il faut donc accepter que nous n'avons qu'une connaissance incomplète de la société et des usages de ce peuple avant l'arrivée des Européens, et que ce que nous en savons pourra un jour être contredit par de nouvelles découvertes.

Ressources alimentaires

Les Béothuks étaient une société de chasseurs-cueilleurs qui devaient comprendre leur environnement pour s'y adapter en tout temps. Ils savaient distinguer les plantes et les baies comestibles des espèces toxiques, connaissaient les mœurs migratoires des caribous, des phoques et d'autres créatures et avaient inventé des stratégies de chasse et des techniques de préservation des aliments efficaces. Ils étaient aussi passés maîtres dans la confection de vêtements, d'abris, de canoës, de récipients et d'autres articles au moyen de peaux d'animaux, d'écorce, de bois et des divers autres matériaux qu'ils pouvaient récolter.

La variété de leur garde-manger était limitée par la faible représentation des mammifères terrestres dans l'île de Terre-Neuve : ainsi, à l'époque préeuropéenne, on n'y trouvait pas l'orignal, le porc-épic et diverses autres espèces dont les peuples autochtones du Labrador tirent leur subsistance. Le caribou occupait une place de choix dans le régime des Béothuks, qui chassaient aussi l'ours, le lièvre arctique, le castor, le renard, la martre et la loutre. Cette rareté de la faune terrestre aura rendu les Béothuks plus vulnérables à la variabilité de l'habitat : advenant une année de disette du caribou, les chasseurs n'avaient que peu de gibier sur lequel se rabattre.

La côte et les eaux littorales de l'île de Terre-Neuve étaient beaucoup plus riches en ressources que son intérieur. Les Béothuks dépendaient surtout des phoques et des saumons, mais récoltaient aussi une grande variété de mammifères marins, de poissons, de crustacés et de coquillages, notamment des baleines, des éperlans, des flétans, des homards, des pétoncles, des moules et des palourdes. En outre, ils chassaient les oiseaux de mer, comme les canards, les grands pingouins, les outardes, les guillemots, les aigles à tête blanche et les cormorans, et récoltaient leurs œufs.

Même si le rude climat et le sol peu fertile de Terre-Neuve limitent la croissance de fruits et de légumes, l'île produit diverses plantes aux racines et baies comestibles. Faute d'autre chose à se mettre sous la dent, les Béothuks grignotaient aussi l'écorce interne des épinettes.

Cycles saisonniers

Pour exploiter une bonne variété de ressources naturelles, certaines bandes de Béothuks vivaient à différents endroits de l'île à différents moments de l'année. D'autres s'installaient dans des régions d'où elles pouvaient atteindre les ressources côtières comme celles de l'intérieur sans avoir à couvrir de longues distances. Les habitudes migratoires de diverses espèces réglaient l'alternance de leurs activités entre la côte et l'intérieur. Les caribous, les phoques et les saumons constituaient une large part de leur alimentation. Profitant de la richesse des ressources marines à Terre-Neuve, les Béothuks passaient une grande partie de l'année à les recueillir le long des côtes, en particulier durant les mois plus chauds.

Lorsque les glaces de l'Arctique couvraient les eaux côtières, en fin d'hiver et au printemps, les Béothuks fréquentaient les promontoires et les îles de la côte nord-est, y chassant phoques du Groenland, phoques communs et phoques barbus au gré de leurs migrations. Au printemps et en été, ils récoltaient des mollusques comme les palourdes et les moules, et pêchaient des harengs, des éperlans et d'autres poissons. En outre, ils chassaient à l'arc les oiseaux de mer et récoltaient leurs œufs à leurs colonies. Plus tard dans l'été, il leur arrivait de capturer des baleines de passage près de la côte; ceci dit, on ignore s'ils s'en prenaient à des baleines échouées ou s'ils chassaient les mammifères marins à partir de canoës.

En juillet, la montaison de saumons était une importante source d'aliments pour les Béothuks, qui les pêchaient sans doute à la lance après les avoir dirigés dans des enclos immergés faits de grosses pierres ou dans des nasses de joncs et de roseaux. Ils séchaient ou fumaient une bonne part de leur pêche pour l'empêcher de se gâter et s'en servir en période de disette. À la fin de l'été et au début de l'automne, ils cueillaient toutes sortes de fruits et de baies, et récoltaient des racines comestibles.

L'automne venu, les Béothuks s'enfonçaient vers l'intérieur des terres pour y attraper les mammifères terrestres. La chasse au caribou automnale était une activité de premier plan; bien dodus après leur été de pâture, les caribous pouvaient fournir une grande quantité de viande. À tous les automnes, en immenses hardes de plus d'un millier de têtes, les caribous migraient vers le sud depuis la péninsule Great Northern jusqu'à la rivière des Exploits. Les Béothuks de la période préeuropéenne chassaient sans doute les caribous à l'arc; on sait que leurs descendants ont utilisé des clôtures de rabattage pour les prendre au piège, mais on ignore s'ils avaient recours à cette pratique avant l'arrivée des Européens. Ils faisaient rôtir la viande fraîche sur un feu à ciel ouvert, et en fumaient et congelaient aussi une partie pour consommation ultérieure. En outre, ils gardaient la fourrure et le cuir de ces cervidés, pour confectionner jambières, capes, mocassins et autres vêtements.

Durant l'hiver, les Béothuks chassaient divers autres mammifères terrestres, notamment l'ours, le renard, la martre et le lièvre arctique, dont ils utilisaient la viande et la fourrure. Ils chassaient aussi les lagopèdes et d'autres gibiers ailés et pêchaient sous la glace des lacs.

Ceci dit, toutes les bandes de Béothuks n'ont pas nécessairement suivi le même cycle d'activités saisonnières, ou accordé la même importance aux différentes ressources. Selon la région de l'île où elles étaient installées, certaines bandes ont pu passer plus de temps à l'intérieur pour chasser le caribou, tandis que d'autres auront préféré chasser les phoques sur le littoral. Ainsi, les phoques du Groenland étaient abondants sur la côte nord-est au début du printemps; il est probable qu'ils étaient une source de nourriture plus importante pour les Béothuks de la région que pour ceux qui vivaient sur la côte ouest. De même, il est probable que le saumon aura été moins important pour ceux qui vivaient loin de rivières à saumon productives. Même si les Béothuks planifiaient leurs efforts pour coïncider avec les migrations, ils n'auraient eu ni le temps, ni l'énergie nécessaires pour traverser l'île chaque année en quête d'une ressource absente de leur région.

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