Langue des Béothuks

Nous savons relativement peu de choses au sujet de la langue des Béothuks parce qu'ils évitaient tout contact avec les colons et les pêcheurs anglais, ce qui réduisait grandement les occasions de communiquer. On raconte toutefois qu'une personne, au début des années 1600, aurait vécu cinq années chez les Béothuks et appris à très bien maîtriser leur langue. On ne connaît malheureusement rien d'autre de cet individu qui ne semble pas avoir transmis ce qu'il a appris.

Après avoir ramené des sujets captifs dans les communautés anglaises à partir du milieu des années 1700, les Anglais auraient pu apprendre à connaître la langue des Béothuks, mais ils ont été peu à profiter de cette occasion. Par exemple, une femme béothuque capturée par William Cull en 1803 est restée chez lui près d'un an, mais Cull n'a jamais rapporté ce que cette femme lui aurait possiblement enseigné, ainsi qu'à sa famille. Heureusement, d'autres hommes ont été plus prévoyants et ont obtenu des listes de mots béothuks des sujets captifs Oubee, Demasduit et Shanawdithit.

Listes de mots d'Oubee, Demasduit et Shanawdithit

Oubee, alors enfant, est capturée dans le camp de sa famille près de Charles Brook au cours de l'été 1791. Elle est amenée chez Thomas Stone de Trinity. Deux ans plus tard, la famille Stone déménage en Angleterre où Oubee meurt. Alors qu'elle habitait toujours Trinity, le capt G.C. Pulling lui a rendu visite. Pulling rédigeait un rapport sur les relations entre les Béothuks et les Anglais et souhaitait être envoyé en mission de paix chez les Béothuks. Impatient de pouvoir communiquer avec eux, il a demandé à Oubee de lui donner des équivalents de 111 mots anglais. Cette liste a plus tard été classée dans les documents du comte de Liverpool et elle a été publiée dans des documents de recherche du musée The Rooms, St. John's.

Liste de mots de Pulling
Liste de mots de Pulling : « The Following Words of Their Language Are All I Can Yet Procure » (Les mots suivants de leur langue sont tout ce que j'ai pu obtenir)
La première écriture se lit comme suit : « Ou=bee... the name of y/e Indian girl who lived w/th Mr. Stone. » (Ou=bee… le nom d'une fille indienne qui a vécu chez M. Stone)
Avec la permission de la British Library (MSS ADD 38352 f.48), Londres, Angleterre.

Demasduit (ou Mary March), à l'origine de la deuxième liste de mots, est capturée en mars 1819 au lac Red Indian. Lorsque son époux, le chef Nonosabasut, est venu à sa rescousse, les colons l'ont tué et leur bébé est mort peu de temps après. Demasduit est placée sous la surveillance du révérend John Leigh à Twillingate et on raconte qu'elle a appris l'anglais avec une rapidité remarquable. Lorsqu'elle a pu s'exprimer avec suffisamment d'aisance, le révérend Leigh a dressé une liste d'environ 180 mots béothuks. Un an plus tard, le capt Hercules Robinson du HMS Favorite, rendant visite au révérend Leigh, a copié la liste de mots pour la publier plus tard. Une partie de la liste originale du révérend Leigh est conservée dans les archives provinciales de Terre-Neuve-et-Labrador, mais il manque les pages avec les mots anglais commençant par C, D, H, M, N et W. On retrouve toutefois ces mots dans la copie d'Hercules Robinson.

Deux pages de la liste de mots béothuks du révérend John Leigh
Deux pages de la liste de mots béothuks du révérend John Leigh
Noter l'écriture : « Indian (red) Beathook. » (Indien [rouge] Béothuk)
Avec la permission des archives (MG 257), The Rooms, St. John's (T.-N.-L.)

La troisième liste de mots provient de Shanawdithit, dernière représentante connue de sa tribu. Malades et affamées, sa mère, sa sœur et elle se rendent à des fourreurs en 1823. Deux des femmes meurent rapidement, mais Shanawdithit survit et est amené chez John Peyton Jr. sur l'île Exploits. Environ cinq années plus tard, elle est amenée à St. John's chez W.E. Cormack, fondateur de la Boeothick Institution. Cormack a longuement interrogé Shanawdithit sur l'histoire et la culture de son peuple et a obtenu d'elle plusieurs mots et phrases en béothuk. Cette liste de mots est devenue la propriété du linguiste britannique Robert G. Latham qui l'a publiée en 1850. La liste manuscrite de Cormack a été perdue, mais Latham en avait fait des copies qui sont maintenant disponibles aux fins de la recherche.

Création d'une liste principale de mots

John Hewson, linguiste de Memorial University, a intégré les trois lexiques pour constituer une liste principale de mots contenant 325 interprétations, 21 chiffres et le nom des mois.

D'après une copie de la liste de mots béothuks de R.G. Latham obtenue de Shanawdithit par W.E. Cormack
D'après une copie de la liste de mots béothuks de R.G. Latham obtenue de Shanawdithit par W.E. Cormack
Noter la dernière écriture : « Red Indian Behathook. » (Indien rouge béothuk)
Avec la permission de John Howley, St. John's (T.-N.-L.). D'après les documents non publiés de Howley en possession de John Howley.

Les listes de mots de Demasduit et de Shanawdithit comprennent à la fois les mots « Beathook » et « Behathook » (deux graphies du mot Béothuk) qui signifient « Indien rouge ». C'est le nom que se donnaient les Béothuks. Cormack a écrit que « Boeothuck » correspondait à la prononciation du mot comme tel (ou « Boethuck » ou encore « Boethick ») et que la diphtongue oe était accentuée alors que le « o » passait pratiquement inaperçu. De nos jours, on écrit habituellement Béothuk. Il est plus probable que le mot exprime le pluriel, k exprimant la finale plurielle animée en langues algonquiennes. Pour les anglophones, il fait référence autant au singulier qu'au pluriel.

La publication de plusieurs versions des listes de mots béothuks à la fin des années 1800 a suscité un vif débat à savoir si le béothuk était une langue en soi, sans affinités, ou si elle appartenait à la famille de langues algonquiennes. Latham croyait que le béothuk était une langue algonquienne, avec des liens peu définis, et sa vision a persisté jusqu'au siècle présent. Ives Goddard, spécialiste des langues algonquiennes à la Smithsonian Institution, est sceptique et croit que si la langue béothuque est liée à l'algonquien, ce lien ne peut être que très éloigné dans le temps, c'est-à-dire qu'elle se serait séparée de la langue parente proto-algonquienne (hypothétique) il y a de cela au moins 2 500 à 3 000 ans. John Hewson, qui a démontré certaines ressemblances grammaticales et structurelles entre des mots béothuks et proto-algonquiens va dans le même sens et affirme que le vocabulaire béothuk est largement différent. Il soutient néanmoins que la langue des Béothuks est liée à la famille de langues algonquiennes, quoique la nature exacte de cette relation ne puisse encore être établie.

Il est également présumé que toutes les langues algonquiennes proviennent d'un seul précurseur, le proto-algonquien (hypothétique), qui aurait été parlé il y a de cela environ 3 000 ans dans la région s'étendant de la baie Georgienne au lac Ontario. Suivant l'expansion de ce groupe, on croit qu'il se serait séparé en une dizaine de communautés distinctes d'expression algonquienne. Il s'agissait des précurseurs de trois langues algonquiennes des Plaines et de six langues algonquiennes du centre, dont les plus récentes sont le cri et le montagnais (innu), et de trois langues algonquiennes de l'Est, dont le mi'kmaq. Bien que l'on considère que la langue des Béothuks appartient à la grande famille des langues algonquiennes, les preuves linguistiques ne permettent pas de déterminer si elle appartient à l'algonquien du Centre ou de l'Est. De récentes découvertes archéologiques effectuées au Labrador pointent toutefois en direction d'une affiliation préhistorique de la langue des Béothuks avec les langues algonquiennes du Centre plutôt qu'avec celles de l'Est. C'est pourquoi on suppose que la langue des Béothuks a plus d'affinité avec l'innu qu'avec le mi'kmaq.

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