Les Scandinaves dans l'Atlantique Nord
Nous savons avec certitude que les Scandinaves sont les premiers Européens à avoir mis les pieds à Terre-Neuve. Pour des raisons inconnues, peut-être la surpopulation ou des turbulences politiques, ils amorcent, au début du 8e siècle, une succession de migrations à l'extérieur des frontières de la Scandinavie (en particulier la Norvège). Leurs célèbres bateaux de guerre, mieux connus sous le nom de drakkar, sont rapides et faciles à manœuvrer. Ils conviennent parfaitement aux raids éclair que les Scandinaves mènent par les voies navigables abritées du continent européen. Ces raids à la Viking sèment la terreur dans toute l'Europe. Le mot Viking devient synonyme d'angoisse.
Les Scandinaves qui ont accosté à Terre-Neuve ne sont pourtant pas de féroces guerriers venus piller et saccager. Leur arrivée au pays constitue plutôt l'étape finale d'une expansion relativement paisible d'agriculteurs éleveurs de bétail par la voie de l'Atlantique, et qui a commencé par une partie des îles britanniques, l'Islande et le Groenland, pour se terminer au Vinland.
Les Scandinaves se déploient dans l'Atlantique Nord entre 800 et 1000 de notre ère. La pression démographique et des troubles politiques secouent peut-être la mère patrie et les motivent à migrer. Les Scandinaves entendent préserver leurs anciennes coutumes et libertés et sont donc à la recherche d'un endroit paisible. L'Islande est découverte en 860. Une première colonie y est établie en 874. Le pays est entièrement colonisé en 930. Le peuplement de l'île est d'ailleurs si rapide qu'elle devient rapidement surpeuplée. En 975, une grande famine attise le désir d'expansion vers de nouveaux territoires. Érik le Rouge découvre le Groenland en 982, sur la foi de récits qui parlent de terres situées plus à l'ouest. Ces récits racontent les périples anciens de moines irlandais. Trois ans plus tard, une importante expédition, composée de plusieurs centaines de personnes, quitte l'Islande pour le Groenland.
Les Scandinaves s'installent au Groenland
Les Scandinaves bâtissent environ 300 fermes regroupées en deux établissements dans la partie sud-est du Groenland. Le plus ancien est l'établissement de l'Est. C'est le plus peuplé avec ses 3000 à 4500 habitants. C'est également le meilleur endroit pour pratiquer l'élevage du bétail. L'établissement de l'Ouest se situe à environ 257 kilomètres plus au nord, le long du détroit de Davis. Même si cet établissement est implanté près d'un territoire de chasse, et malgré un départ encourageant, sa population ne dépassera jamais 1000 à 1500 habitants. C'est l'établissement dont la situation de détériore en premier. Il n'existe plus en 1350.
À nos yeux, la culture scandinave de l'époque est violente. Les querelles lavées dans le sang sont monnaie courante. Pourtant, ces pionniers du Groenland ne sont pas des prédateurs sanguinaires. Leurs bateaux n'ont rien à voir avec les drakkars que les Vikings pilotent pour mener leurs raids éclair en Europe. Les Scandinaves préfèrent des vaisseaux plus robustes appelés knarrs, et capables de naviguer dans les eaux de l'Atlantique Nord. Les knarrs sont mieux adaptés au transport de cargaisons, malgré des contraintes de poids. Les passagers d'un knarr sont exposés aux intempéries. Ces vaisseaux équipés d'une voile sont suffisamment petits pour avancer à la rame. La plupart d'entre eux sont construits en Europe, puis exportés au Groenland. L'île est donc tributaire de liens commerciaux sûrs avec l'Europe.
Les habitants de l'Islande et du Groenland subviennent à leurs besoins grâce à l'élevage du bétail et aux échanges commerciaux. La région ne convient pas à la culture des céréales. La plus grande partie de l'économie agricole repose sur l'élevage des moutons et des chèvres. Ce type d'élevage et une trop forte immigration en Islande et au Groenland dégradent l'environnement. Des arbres sont abattus pour construire et chauffer les habitations. L'extraction de la tourbe et du minerai de fer entraînent l'érosion et la détérioration des sols minces. La situation s'aggrave lorsque vers 1250 commence le Petit Âge glaciaire, un refroidissement climatique qui détruit l'économie.
Le Vinland
Toutes ces explications sont nécessaires pour bien comprendre l'échec des Scandinaves. Le point de départ de leurs expéditions vers l'an 1000 n'est pas leur mère patrie en Europe, mais le Groenland, d'où leur insuccès à coloniser l'Amérique du Nord.
Selon les sagas, en 986 de notre ère, un armateur et marchand nommé Bjarni voyage de l'Islande au Groenland lorsqu'une violente tempête le jette sur des berges étrangères. Il s'aperçoit qu'il n'est pas arrivé à destination puisque les terres qu'il découvre sont recouvertes de forêts. Il a dévié plus au sud. Il rebrousse donc chemin et arrive au Groenland une semaine plus tard. Au cours de ce trajet, il remarque la métamorphose du paysage à mesure qu'il remonte vers le nord. Les collines boisées font place à un littoral plat à l'imposant couvert forestier, puis à de hautes montagnes affectées par la glaciation.
Cette découverte est purement accidentelle et Bjarni n'a aucunement l'intention de pousser plus loin son odyssée. C'est un marchand qui veut surtout commercer avec les établissements bien ancrés. Il ne veut pas investir dans une entreprise hasardeuse pour fonder de nouvelles colonies. Les marchands de Bristol ne penseront pas autrement 500 ans plus tard.
Ces nouvelles terres ne soulèvent pas l'intérêt des habitants du Groenland, car ils viennent à peine de débarquer. Nouvellement installés, ils mettent en réalité près de 10 ans à suivre les traces de Bjarni. C'est le fils d'Érik le Rouge, Leif, qui refait en sens inverse le voyage de Bjarni. Il dépasse un territoire rocheux et glacé qu'il nomme Helluland, probablement l'île de Baffin. Il croise ensuite une terre boisée sans élévation à laquelle il donne le nom de Markland, peut-être une région plus australe du Labrador. Ils jettent finalement l'ancre près des rives d'un territoire aux prés herbus, aux rivières débordantes de saumons et suffisamment riche en ressources pour y passer l'hiver. Leif le baptise « Vinland ». Ses hommes y construisent des maisons comme celles du Groenland, avec des murs en tourbe et un toit pentu en bois et en tourbe. Le compte rendu qu'ils en font à leur retour au Groenland stimule le goût de l'exploration.
C'est au cours d'une telle expédition que le frère de Leif, Thorvald, parvient à repérer l'emplacement où Leif a passé l'hiver. Thorvald est tué lors d'une échauffourée avec des autochtones que les Groenlandais appellent Skraelings. Les descriptions qu'en donnent les sagas ne permettent pas de déterminer si ce sont des Amérindiens ou des Inuit. Thorstein, un autre frère de Leif, tente aussi de se rendre au Vinland. Sa tentative n'aboutit pas, car il doit se battre tout l'été contre une mer hostile et des vents contraires. Il renonce finalement et revient au Groenland. Enfin, Thorfinn, un riche marchand, organise l'expédition la plus ambitieuse, car elle embarque des femmes et du bétail. Le groupe reste deux ou trois ans au Vinland, mais finit par capituler en raison des hostilités qui éclatent avec les autochtones. C'est ainsi que la découverte du Vinland n'a pas donné lieu à l'établissement de colonies permanentes et à l'exploitation des ressources du Nouveau Monde.
Le Vinland était-il Terre-Neuve ?
Où le Vinland était-il situé ? Il est difficile de le préciser avec certitude puisque l'information fournie dans les sagas est souvent contradictoire. Les instructions nautiques pointent vers Terre-Neuve, mais la description d'une végétation luxuriante comprenant des céréales sauvages et la présence de courges musquées à l'Anse aux Meadows (qui n'ont jamais poussé sur un territoire plus au nord que le Nouveau-Brunswick) suggère plutôt un emplacement plus méridional.
La découverte d'habitations de style scandinave à l'Anse aux Meadows confirme, pour certains, que le Vinland et Terre-Neuve ne font qu'un. Pourtant, l'établissement de L'Anse aux Meadows est modeste et ne comprend que huit bâtiments. Tout au plus 75 personnes semblent y avoir vécu, pour la plupart des marins, des menuisiers, des forgerons, des hommes engagés, peut-être même des serfs ou des esclaves. Cet établissement ne semble servir qu'à réparer et entretenir les bateaux scandinaves. Parmi les bâtiments identifiés, forge à la catalane et un atelier de forgeron où le fer des marais local était vraisemblablement extrait par fusion. Les éponges de fer qui en résultaient étaient ensuite purifiées et converties en clous, rivets et autres articles de ferronnerie. Peut-être servait-il aussi de rampe de lancement à des expéditions vers le sud. Pendant l'été, près des deux tiers de ses habitants pouvaient partir explorer et se rendre aussi loin que le golfe Saint-Laurent.
Il y avait sans doute un petit nombre de femmes dans ce contingent. Les artefacts retrouvés, un volant de fuseau, des aiguilles en os et une petite pierre à aiguiser, sont des outils qu'utilisent les femmes scandinaves au quotidien. Les archéologues en viennent toutefois à la conclusion que les bâtiments n'ont été habités que quelques saisons et n'ont jamais été le fondement d'une colonie permanente qui aurait prospéré comme au Groenland. De nos jours (1997), les spécialistes conviennent aussi que le « Vinland » n'est pas circonscrit à un territoire précis, mais désigne plutôt une région qui englobe Terre-Neuve et s'étend jusque dans le golfe Saint-Laurent et aussi loin que la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.
L'importance du Vinland
Pour quelle raison les Scandinaves n'ont-ils pas réussi à s'établir de façon permanente en Amérique de Nord ? C'est une question d'une grande importance. Comment ont-ils pu survivre au Groenland pendant 500 ans, mais n'y sont pas parvenus dans le Vinland dont les ressources sont pourtant généreuses et le climat plus tempéré ? Le Vinland est loin et s'y rendre est dangereux comme nous le rappellent les sagas. De plus, les expéditions font face à une vive opposition de la part des autochtones. Le nombre de Scandinaves présents en Amérique du Nord étant peu élevé et leurs armes aussi rudimentaires que celles des autochtones, ils ne bénéficient donc d'aucun avantage.
Au début du 11e siècle, les établissements du Groenland sont encore en phase d'implantation. L'économie n'est pas suffisamment robuste et le nombre d'habitants suffisamment important pour fonder une colonie aussi éloignée. Il en a d'ailleurs toujours été ainsi. Rien ne porte les Scandinaves à pousser plus loin leur expansion en Amérique, car l'économie du Groenland n'en a nul besoin.
La détérioration croissante de la situation de leurs colonies aurait pu les encourager, mais aux 13e et 14e siècles, leur priorité ne consiste plus qu'à survivre. Ils ne possèdent ni les ressources ni le désir d'établir une nouvelle colonie.
Le Groenland est une colonie précaire, incapable de résister aux changements climatiques et à la dégradation des conditions économiques et politiques. Un éminent expert sur l'expansion des Scandinaves en Amérique du Nord, Thomas McGovern, déclare que la population du Groenland n'est pas assez nombreuse et son économie assez forte pour soutenir d'autres efforts de colonisation. Les Groenlandais ne conçoivent aucun avantage dans l'immédiat à une expansion dans le Vinland. (Thomas McGovern, p. 235-308) Geoffrey Scammell renchérit en affirmant que les Scandinaves se sont rendus aussi loin qu'ils le voulaient. À mesure que la situation des établissements se détériore en Islande et au Groenland, ils n'ont plus de bases, d'équipement et de raisons pour mener à bien une autre tentative. (Geoffrey Scammell, p. 9) Le Groenland symbolise le seuil des capacités d'expansion de l'Europe médiévale dans l'Atlantique Nord.
La venue des Scandinaves à Terre-Neuve est accidentelle et la portée de leur présence, superficielle. Ils sont pourtant les premiers Européens à habiter l'Amérique du Nord, quoique pour une courte durée. Toutefois, nous ne pouvons pas vraiment alléguer qu'ils ont « découvert » l'Amérique. Daniel Boorstin explique que leur passage en Amérique n'a pas modifié leur point de vue sur le monde ni celui d'autres Européens. Les expéditions au Vinland n'ont pratiquement pas donné de résultats. En fait, le plus remarquable n'est pas qu'ils ont atteint le continent américain, mais qu'ils y ont habité assez longtemps sans le découvrir. (Daniel Boorstin, p. 215) La découverte de l'Amérique du Nord, donc de Terre-Neuve, par des Européens, c'est-à-dire la prise de conscience de l'existence d'un monde inconnu qui leur offre une foule de possibilités devra attendre l'époque de Jean Cabot.