De 1816 à nos jours

La pêche

La pêche est demeurée le pivot de l'économie de Saint-Pierre et Miquelon durant le 19e siècle. L'été venu, sa population explosait avec l'arrivée des pêcheurs de France. Vers 1850, une flotte de deux cents chalutiers amenait chaque année 4 000 pêcheurs français à l'archipel. Nombre d'entre eux étaient de jeunes hommes, des graviers, qui avaient pour tâche de faire sécher la morue sur les « graves » (plages de galets). Le poisson salé qu'ils produisaient était destiné aux marchés des Antilles et de l'Europe. Les banquais français apprêtaient aussi le poisson pour les marchés locaux de France, qui préféraient la morue en saumure.

Bateau de pêche français
Bateau de pêche français
L'industrie de la pêche saint-pierraise dépendait de Terre-Neuve pour ses appâts.
Artiste inconnu. Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial and Foreign Records, de D.W. Prowse, Macmillan, Londres, 1895, p. 584.

Cette industrie de pêche est devenue lourdement dépendante de Terre-Neuve pour ses appâts (hareng, capelan et calmar), achetés en grandes quantités. De cette façon, les liens étroits entre les îles françaises et les établissements voisins de la péninsule de Burin et de la côte sud se sont perpétués. Il s'agissait toutefois d'une industrie imprévisible. La production de morue salée a atteint son sommet en 1886, pour ensuite décliner jusqu'au début du 20e siècle. Outre ces fluctuations de la production, la pêche à Saint-Pierre et Miquelon a dû faire face à plusieurs autres défis après 1850. La Newfoundland Bait Act (Loi terre-neuvienne sur les appâts) de 1887 a gravement freiné le commerce des appâts.

Navires de pêche d'appâts de la baie de Fortune forçant le blocus
« Navires de pêche d'appâts de la baie de Fortune forçant le blocus »
En avril 1891, plusieurs douzaines de navires venus surtout de la baie de Fortune ont forcé le blocus des navires du gouvernement chargés d'appliquer la Loi sur les appâts.
Dessin de Charlie W. Wyllie, 1892. Extrait de Black and White, vol. 3, n. 59, p. 361 (19 mars 1892). Avec la permission de Kurt Korneski, 2018. Les renseignements sur le blocus sont extraits de A Great Want of Loyalty to Themselves: The Franco-Newfoundland Trade, Informal Empire, and Settler Colonialism in the Nineteenth Century, de Kurt Korneski, dans Journal of World History, volume 29, no 2, juin 2018, p. 145-183.

L'entrée en service de gros chalutiers à vapeur a permis aux pêcheurs de se rendre directement de France sur les bancs sans avoir à faire escale à Saint-Pierre. Mais la Première Guerre mondiale a perturbé ces approvisionnements, acculant à la faillite plusieurs fournisseurs de services à l'industrie de la pêche. Une entreprise appelée La Morue Française, formée de la fusion de trois de ces fournisseurs, va alors dominer l'industrie de la pêche jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale. La construction d'une grande usine de transformation a amorcé la conversion de la salaison au grand air et au soleil à celle dans des séchoirs. En tout état de cause, dès 1914, l'archipel avait perdu les deux-tiers de son commerce et plus du tiers de sa population, ses habitants émigrant en Amérique du Nord ou en Europe en quête de travail et de stabilité économique.

Après la guerre, le gouvernement de France a investi dans l'amélioration des infrastructures portuaires de l'archipel et lui a accordé diverses subventions. Une période de pêche fructueuse a débuté en 1915 et a duré jusque dans les années 1920. Puis, durant quelques années, le Temps de la Fraude a apporté sa manne imprévue. En effet, c'est en 1920 que les États-Unis ont amorcé leur expérience avec la prohibition, un régime interdisant la production, la vente et le transport de boissons alcooliques. Au Canada, certaines provinces se sont aussi essayées à la prohibition, mais les producteurs étaient toujours autorisés à distiller de l'alcool et à l'exporter. Dans ce contexte, les îles françaises étaient idéalement situées pour recevoir de l'alcool du Canada et le transborder vers les États-Unis. Lorsqu'une loi française qui interdisait l'importation d'alcool de l'étranger a été abrogée en 1922, le flot de boissons à travers Saint-Pierre est devenu un torrent. D'énormes quantités de whisky canadien, ainsi que de rhum antillais et de vins et spiritueux français étaient acheminées vers des entrepôts à Saint-Pierre. Des mafiosi américains comme Al Capone étaient des visiteurs réguliers de l'archipel français.

Le Temps de la Fraude a créé une ère de prospérité artificielle. Les pêcheurs délaissaient leur subsistance précaire pour des emplois lucratifs, notamment en transbordant dans des entrepôts l'alcool arrivant du Canada, des Bermudes ou de l'Europe. Même la nouvelle usine de transformation moderne aura été convertie en entrepôt. Comme tous les booms, celui-ci a pris fin aussi vite qu'il avait débuté. L'année 1933 a vu la fin de la prohibition aux États-Unis. Les distilleries ont retiré leurs capitaux de Saint-Pierre, n'y laissant que des entrepôts vides. L'archipel est passé de la prospérité à la dépression. Lorsqu'a éclaté la Deuxième Guerre mondiale en 1939, près de la moitié de sa population subsistait d'aide sociale.

Guerre et crise

La guerre a amené un différent type de crise. En 1940, les Allemands ont rapidement conquis la France pour occuper le nord du pays. Un nouveau gouvernement français, appelé le gouvernement de Vichy, s'est formé dans le sud; techniquement neutre, il était de fait subordonné à l'Allemagne. À Saint-Pierre, le gouverneur Gilbert de Bournat s'est voulu loyal au gouvernement de Vichy, plaçant les insulaires devant un douloureux dilemme. Ils avaient besoin des subventions de la mère-patrie pour maintenir leur économie à flot (on estime que la France a investi 40 millions de francs dans l'archipel durant la première moitié du 20e siècle), mais le général Charles de Gaulle avait lancé un appel de Londres, en Angleterre, pour rallier des appuis à son mouvement de « France Libre ». Cette tension était accentuée par la présence de la flotte de pêche française, qui avait trouvé refuge dans le port de Saint-Pierre plutôt que de rentrer vers la France occupée.

En outre, la Grande-Bretagne, les États-Unis, le Canada et Terre-Neuve s'inquiétaient des dangers posés par Saint-Pierre-et-Miquelon pour la sécurité de l'Atlantique Nord tant que les îles étaient sous le contrôle de la France de Vichy. Notamment, l'émetteur de radio de Saint-Pierre était soupçonné de fournir aux sous-marins allemands de l'information sur les activités maritimes des Alliés. De crainte que les Américains ou les Canadiens s'en prennent à Saint-Pierre, le Général de Gaulle a ordonné en secret aux forces navales de la France Libre d'occuper l'archipel à la fin de 1941, ce qui fut fait au grand chagrin du gouvernement américain, et elles y restèrent jusqu'à la fin de la guerre.

Pêche sur les Grands bancs
Pêche sur les Grands bancs
Certains des pêcheurs saint-pierrais étaient attirés au-delà des eaux limitrophes vers les riches fonds de pêche du banc de Saint-Pierre et des Grands bancs.
Illustration de Le Breton. Tirée de Voyage à Terre Neuve, d'Arthur comte de Gobineau, L. Hachette, Paris, 1860, p. 409.

L'après-guerre : retour à la tradition

Lorsque la guerre a pris fin en 1945, l'archipel a retrouvé son mode de vie traditionnel fondé sur la pêche. La flotte de pêche française a repris ses activités et, à partir du début des années 1950, a été rejointe par un nombre croissant d'autres navires de pêche européens attirés par les riches stocks de morue et de hareng dans les eaux adjacentes, et par le fait que Saint-Pierre était en mesure de fournir des services de radoub, d'entretien et d'approvisionnement. Néanmoins, la pêche locale restait handicapée par une faible productivité, des techniques et des méthodes de pêche dépassées, des usines de transformation vieillissantes et un déclin graduel des stocks de poisson. Le faible revenu des habitants signifiait que les investissements du gouvernement de France dans des améliorations locales, l'assurance-chômage et diverses autres subventions se faisaient de plus en plus importants pour le bien-être économique de l'archipel. Au milieu des années 1960, les subventions de la France représentaient la moitié du budget de l'archipel, contribuant à la réputation de ses citoyens d'être les « Français les plus dispendieux du monde ».

Ce genre de dépendance allait chasser toute tentation d'union avec le Canada ou les États-Unis. Lorsque le Président de Gaulle offrit l'indépendance politique et financière complète aux colonies françaises de partout dans le monde, les citoyens de Saint-Pierre et Miquelon choisirent en grande majorité de rester inféodés à la France. Ceci dit, en dépit de ce rejet de l'indépendance, les habitants ont toujours manifesté un fort esprit d'indépendance, réagissant vivement, et même violemment, dès qu'ils sentent leur mode de vie menacé par les décisions de la mère-patrie. Ainsi, quand une crise a éclaté en 1965 à propos du leadership politique de la colonie, amenant la France à envoyer un détachement de gardes mobiles, la population a protesté par une grève générale de trois jours contre cette interférence dans les affaires locales.

Cette persistance des liens avec la France a permis à Saint-Pierre et Miquelon, à titre de « seul fragment de la France en Amérique du Nord », d'établir une vigoureuse industrie touristique. Les visiteurs sont attirés par cette occasion d'y trouver tous les éléments typiques de la culture française, comme la langue, les coutumes et la gastronomie. Si certains visiteurs y viennent par avion, bien d'autres profitent de la courte traversée par bateau à partir de Fortune (Terre-Neuve). De cette façon, les liens commerciaux et sociaux qui unissent l'archipel français et les localités de la péninsule de Burin depuis le 17e siècle demeurent solides aujourd'hui. Le trafic illicite de l'alcool et du tabac entre les îles et Terre-Neuve est une autre tradition de longue date qui contribue à la solidité de ces relations.

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