Débarquement sur l'île du Cap-Breton

Si, à notre époque, les spécialistes privilégient un débarquement plus au nord en 1497, d'autres tendent plutôt vers un débarquement sur l'île du Cap-Breton. Avant 1949, l'année où Terre-Neuve est entrée dans la Confédération, des historiens canadiens soutenaient, preuves cartographiques à l'appui, que Jean Cabot avait bel et bien accosté sur cette île en 1497. Cette hypothèse a toujours cours.

La principale preuve reste encore la carte de Juan de la Cosa qui date d'environ 1500. Retrouvée en 1832, elle est la plus ancienne carte illustrant une partie de l'Amérique du Nord. Ce grand planisphère en couleur, dessiné sur du cuir, représente le monde connu dans sa totalité, y compris la partie occidentale de l'Atlantique. La représentation à l'échelle de cette portion de l'Amérique est plus imposante que celle de l'Ancien Monde. L'auteur de la carte est Juan de la Cosa, un navigateur d'expérience, d'origine basque, qui a navigué avec Christophe Colomb. Il y a noté les découvertes réalisées par Christophe Colomb et Jean Cabot. C'est probablement l'ambassadeur espagnol à Londres qui a fait parvenir aux souverains d'Espagne la carte de l'expédition de Jean Cabot (perdue depuis). Juan de la Cosa aurait possiblement obtenu ces indications par la même voie diplomatique. (G. E. Nunn, 1943)

La carte de Juan de la Cosa

Henry Percival Biggar (1911) et William Ganong (1929; dans W. Ganong 1964) ne doutent pas un seul instant de l'importance de cette carte de Juan de la Cosa. J. A. Williamson et R. A. Skelton (J. A. Williamson, 1962) en sont également persuadés. C'est la seule carte qui, à leur avis, prouve l'expédition de 1497 et, avec moins de certitude, celle de 1498. Le plus remarquable, c'est qu'elle contient des lieux-dits échelonnés le long du littoral nord-est et cinq petits drapeaux anglais formant une ligne droite, rajoutés par les cartographes. Des historiens suggèrent qu'ils symbolisent les territoires revendiqués par Jean Cabot au nom de la couronne comme l'ont fait après lui Humphrey Gilbert à St. John's en 1583 et Jacques Cartier à Gaspé en 1534. Juan de La Cosa situe « Cauo de ynglaterra » (le cap d'Angleterre) sur un point précis de la carte et inscrit la mention « mar de descubierta por inglese » (la mer découverte par les Anglais) sur le dessin de la mer.

Détail de la carte Mappa Mundi de Juan de la Cosa, vers 1500 (La rose des vents est modifiée)
Détail de la carte Mappa Mundi de Juan de la Cosa, vers 1500 (La rose des vents est modifiée)
Pilote et cosmographe, le basque espagnol Juan de la Cosa dessine cette carte peu après 1500. Propriétaire de la Santa Maria, le vaisseau qui fait partie de l'expédition de Christophe Colomb en 1492, il accompagne ce dernier dans ses deux premières expéditions. Il continue à effectuer un levé de la côte américaine jusqu'en 1504.

Même si la carte de Juan de la Cosa représente aussi l'Ancien Monde, la partie ci-dessus dépeint le Nouveau Monde à plus grande échelle. Elle indique les dernières découvertes des Espagnols aux Antilles et en Amérique du Sud.

Cinq étendards de la couronne anglaise, accompagnés de la légende « mar descubierta por inglese » (la mer découverte par les Anglais), longent cette masse continentale qui serait le littoral nord-américain. Selon certains historiens, toutes ces légendes renverraient aux expéditions de Jean Cabot ou à une expédition ultérieure organisée par des marchands de Bristol avec la collaboration des Portugais, même si rien ne le prouve. Sur la carte, douze noms bordent le côté ouest. Ces indications de lieux, absentes des cartes postérieures, sont impossibles à identifier.

Sans doute cette carte n'est-elle qu'une copie de l'originale, ce qui expliquerait que les noms des lieux y sont inintelligibles. Son auteur l'a vraisemblablement dessinée après 1505, même si elle est datée de 1500.

Tirée de The Discovery of North America, W. P. Cummings, R.A. Skelton et D. B. Quinn, McClelland and Stewart Limited, Montréal, ©1971, p. 36. Avec la permission du Museo Naval de Madrid, Madrid.

Où se situe ce littoral ? Est-il aussi droit ? Jean Cabot le voyait-il s'étaler d'est en ouest ? Les réponses varient selon les experts. Pour certains, c'est le littoral nord du Saint-Laurent, le littoral sud de Terre-Neuve à partir de cap Race en direction de l'ouest (y compris l'île du Cap-Breton), ou le littoral entre l'île du Cap-Breton et la baie de Fundy. D'autres encore soulignent l'orientation erronée de la carte, est-ouest, plutôt que nord-sud. Ainsi, les drapeaux s'échelonneraient du cap Chidley (près du détroit d'Hudson) jusqu'au cap Race ou à l'île du Cap Breton. Ces interprétations divergent de celle de Melvin H. Jackson (1963).

Le grand spécialiste des cartes du Nouveau-Brunswick, William Ganong (1864-1941), a scruté la carte de Juan de la Cosa. Selon lui, cette carte ressemble plutôt à une version schématisée de celle de Jean Cabot en raison de multiples reproductions. La partie du territoire aux petits drapeaux correspondrait aux indications de Jean Cabot. Toujours selon William Ganong, les compas étaient alors réglés sur la déclinaison très différente de l'Europe, avec pour résultat une orientation faussée du littoral. Il en est venu à la conclusion que, parmi toutes les interprétations, la plus cohérente est celle d'un littoral s'étendant du cap Race à l'île du Cap Breton.

Débarquement au cap Breton

L'hypothèse de William Ganong est que Jean Cabot rate Terre-Neuve à son arrivée. Il débarque plutôt sur l'île du Cap-Breton. Il longe ensuite le littoral sud de Terre-Neuve sur le chemin du retour. Entre les troisième et quatrième drapeaux se trouve la mention « Cauo Descubierto » ([le] cap [qui a été] découvert). C'est le lieu du débarquement, croit Willliam Ganong. Le cap situé à l'est est (traduit) « le cap St. George ». À l'ouest, c'est la « mar descubierta por inglese » (la mer découverte par les Anglais). Les îles, les presqu'îles et le territoire accidenté à la pointe orientale de l'île du Cap-Breton vus de la mer se reflètent peut-être dans la représentation esquissée sous cette mention. Le quatrième drapeau préciserait le lieu du débarquement et signalerait la prise de possession par les Anglais à Louisbourg d'un lieu nommé (en anglais ou en français) « English Harbour » jusqu'au début du 18e siècle. Est-ce ici que Jean Cabot a érigé sa grande croix avec les étendards de l'Angleterre et de Saint-Marc ?

William Ganong suggère que la « baie » signalée entre les troisième et quatrième drapeaux représente l'embouchure du golfe du Saint-Laurent (appelé le détroit de Cabot depuis 1888 seulement). G.R.F. Prowse, de Terre-Neuve, et lui pensent que la mention « Co. de s:Jorge » dans la carte de Juan de La Cosa a subsisté sous le nom de cap St. George, un lieu situé au bord du golfe sur la péninsule de Port-au-Port sur la côte ouest de Terre-Neuve. C'est peut-être le nom de lieu valide d'origine européenne le plus ancien non seulement à Terre-Neuve mais aussi en Amérique du Nord. D'après cette interprétation, Jean Cabot s'est dirigé vers Terre-Neuve après avoir exploré le littoral de l'île du Cap-Breton. Il prend à tort l'embouchure du golfe du Saint-Laurent pour une grande baie du littoral aux rives embrumées ou lointaines (exactement comme Jacques Cartier 37 ans plus tard). Il a également pu confondre le golfe avec la mer, ce qui explique volontiers la raison pour laquelle il parle de sa découverte comme de « deux grandes îles fertiles ».

La côte méridionale de Terre-Neuve

Pour William Ganong, Jean Cabot sillonne la côte méridionale de Terre-Neuve. Les petits drapeaux et les noms de lieux désignent le cap Ray, la région de Burgeo (« Pisques »), où Jean Cabot constate une abondance de poissons, le cap Bear Head (« Co de Lisarte »), le cap La Hune (« Forte »), la baie de l'Hermitage ou la baie d'Espoir (« Ro.Longo »), Saint-Pierre et Miquelon (« Isla de la Trendar »), et l'extrémité de la péninsule de Burin (« C. Fastanatre »), là où le cinquième drapeau indique Cauo de ynglaterra (« Cap d'Angleterre »).

Les trajets suggérés par William Ganong et D. B. Quinn
Les trajets suggérés par William Ganong et D. B. Quinn

Illustration de Duleepa Wijayawardhana, 1997.

Ce cap (Cauo de ynglaterra) est celui situé le plus près de l'Angleterre sur la carte de Juan de la Cosa. Alors, quelle est cette île bien en vue sur la côte est de Terre-Neuve ? William Ganong affirme que c'est la pointe sud de la presqu'île Avalon entraperçue dans la brume pendant que Jean Cabot traverse la baie de Plaisance. Leslie Harris (Leslie Harris, 1967) effectue aussi ce constat après l'étude de ces mêmes indications. Le témoignage de Lorenzo Pasqualigo déclarant avoir vu deux îles sur le trajet de retour le confirmerait. Peut-être également, le brouillard enveloppe-t-il le Matthew dans la baie Trepassey. À court de vivres, Jean Cabot met le cap vers l'est pour revenir en Angleterre.

La reconstitution de William Ganong de l'expédition de Jean Cabot exclut toute possibilité que celui-ci ait poussé son exploration plus loin que le cap St. George à l'ouest et le cap Race à l'est. D.B. Quinn emprunte sensiblement le même trajet, mais propose une exploration à partir de l'île du Cap-Breton jusqu'au cap Bauld (D.B. Quinn, 1977). C'est de là que bon nombre d'historiens croient que Cabot gagne la haute mer pour le retour en Angleterre. (Henry Harisse, 1896; Samuel Eliot Morison, 1971).

La carte de Sébastien Cabot

La carte communément appelée « carte de Sébastien Cabot », dite aussi « carte de Paris », datant de 1544, attesterait aussi le débarquement sur l'île du Cap-Breton. Elle a été retrouvée en Allemagne en 1856. Les légendes en espagnol correspondraient à des indications de Sébastien Cabot (R. A. Skelton, dans J.A. Williamson, 1962). Celles-ci font état d'un débarquement le 24 juin et mentionnent qu'une île avoisinante a été baptisée St. John. Elles précisent que Jean Cabot et son fils Sébastien en ont fait la découverte. L'auteur de la carte serait Sébastien Cabot. L'emplacement des mots Prima Tierra Vista signale que le cap Nord sur l'île du Cap-Breton est le premier endroit qu'ils ont repéré. La chronique de Bristol de Maurice Toby confirme la date du débarquement, mais la véracité de la carte est remise en question à bien d'autres égards. (J. A. Williamson, 1962).

Mappemonde de Sébastien Cabot, vers 1544
Mappemonde de Sébastien Cabot, vers 1544
Tirée de Découverte et évolution cartographique de Terre-Neuve et des pays circonvoisins 1497-1501-1769: essais de géographie historique et documentaire, Henry Harisse, Henry Stevens, Son & Stiles, Londres, 1900. Coloriée par Duleepa Wijayawardhana.

Pourtant, la grande majorité des partisans d'un débarquement sur l'île du Cap-Breton, soit Clements Markham, Francesco Tarducci, J. R. Thwaites, John George Bourinot, S. E. Dawson, D. C. Harvey, H. P. Biggar, William Ganong et Lawrence J. Burpee, jugent que les cartes de Juan de la Cosa et de Sébastien Cabot, dite cartes de Paris, prouvent clairement leur hypothèse. Même sans tenir compte de la carte, la probabilité d'un débarquement au sud de Terre-Neuve reste solide. La lettre de John Day ne semble pas ébranler cette conviction. J. A. Williamson, l'auteur d'études sur le sujet avant et après la découverte de cette carte, penche pour l'île du Cap-Breton en 1929, puis avec circonspection pour l'État du Maine en 1962. C'est également ce que préfère D. B. Quinn (1993). L.-A. Vigneras, celui qui a mis la main sur la lettre de John Day, soutient également l'idée d'un débarquement sur l'île du Cap-Breton (L.-A. Vigneras, 1957).

English version