Recherche sur Cabot : l'énigme Ruddock

Alwyn Ruddock (1916-2005) était une autorité anglaise sur l'exploration au 15e siècle. Au début des années 1960, elle a trouvé dans les archives italiennes des documents inédits sur John Cabot (Zuan Caboto) qui l'ont incitée à approfondir son enquête en y consacrant les quatre décennies suivantes. Selon les rumeurs, elle aurait fait des découvertes importantes, dont elle aurait retardé leur publication en prétextant qu'un nouvel élément probant se devait d'être approfondi ou qu'une traduction lui posait des difficultés. Ruddock a toujours refusé de révéler ses sources, même à ses proches collègues, et son livre était inachevé à sa mort, le 21 décembre 2005. Dans ses dernières volontés, elle va stipuler que toute sa recherche soit détruite, ce qui fut fait : soixante-dix-huit sacs de notes, de correspondance, de photographies, de microfilms et d'ébauches de livre seront déchiquetés et brûlés.

Statue de bronze de John Cabot, par Stephen Joyce
Statue de bronze de John Cabot, par Stephen Joyce
Avec la permission d'Evan Jones, © 2013.

Mais la piste de Ruddock n'avait pas été entièrement effacée. Evan Jones, historien à l'Université de Bristol, savait qu'elle avait conclu un accord de publication avec l'University of Exeter Press en 1992. Il s'est adressé à l'éditeur, qui avait un petit dossier sur Ruddock, où se trouvait notamment une esquisse de sept pages sur le livre et quelques notes additionnelles. Sans mentionner ses sources, Ruddock y décrivait ses trouvailles, qui étaient révolutionnaires. Ceci dit, étaient-elles authentiques? Jones et ses collègues se sont penchés sur la question en se servant des quelques indices laissés par Ruddock. Depuis 2006, ils ont localisé des documents qui viennent confirmer certaines de ses affirmations, tandis que d'autres restent à vérifier. Après des décennies d'obscurité relative, le personnage de Cabot passionnait à nouveau les chercheurs universitaires.

Alwyn Ruddock

Alwyn Ruddock était née dans l'Île de Wight en 1916. Durant ses études au Southampton University College (aujourd'hui l'Université de Southampton), elle a lié connaissance avec David B. Quinn, spécialiste de l'Europe à la fin du Moyen Âge et des voyages d'exploration anglais. Ils sont devenus associés de recherche, rédigeant ensemble Port Books or Local Customs Accounts of Southampton for the Reign of Edward IV, qui a été publié en 1937 et 1938.

Ruddock a obtenu son doctorat en 1940, pour ensuite enseigner au Département d'histoire du collège jusqu'en 1946. Elle est alors passée au College Birkbeck de l'Université de Londres, où elle a été nommée maîtresse de conférences en histoire en 1951. Cette année-là, elle a publié Italian Merchants and Shipping in Southampton, œuvre qui a confirmé sa réputation de spécialiste de l'histoire économique de l'Angleterre à la fin du Moyen-Âge. À 35 ans, Ruddock était déjà reconnue comme une chercheuse éclairée, capable de proposer des théories complexes dans des manuels de nature savante.

Son intérêt pour les réseaux commerciaux entre l'Angleterre et l'Italie allait éventuellement la conduire à John Cabot. Ruddock s'était spécialisée dans les archives italiennes, y compris les collections privées conservées par de vieilles familles de marchands. Vers 1963 ou 1964, elle est tombée sur des preuves que des investisseurs italiens avaient aidé à financer le voyage de Cabot en 1497, alors qu'on avait cru jusque là qu'il s'agissait seulement d'une initiative anglaise.

Ruddock a immédiatement réalisé l'importance de cette découverte. Cabot était un personnage historique majeur, dont l'histoire était en grande partie inconnue. On ne connaissait que 25 documents associés à sa carrière et nombre de questions restaient sans réponse. Qui avait financé ses voyages? Où avait-t-il touché terre en 1497? Qui l'avait accompagné au Nouveau-Monde? Qu'était-il arrivé en 1498? Était-il mort en voyage ou était-il rentré en Europe? Des documents jusqu'ici inconnus pouvaient faire beaucoup pour enrichir ce mince corpus de connaissances.

Correspondance avec Quinn

Ruddock a décidé de consacrer ses recherches à Cabot et s'est mise à dégager encore plus de renseignements. Elle a confié à Quinn son projet de publier ses résultats dans un livre au printemps 1969, mais ne l'a pas fait. En 1976, Quinn lui a demandé de l'autoriser à publier des traductions anglaises de ses documents italiens dans un recueil qu'il compilait. Dans sa réponse du 13 mars 1976, Ruddock a justifié son refus en ces termes :

« J'ai passé l'essentiel de mes vacances de Pâques et de mes septembres des dix dernières années à compulser diverses archives et bibliothèques du nord au sud de l'Italie, et je suis convaincue que vous me comprendrez quand je dis que je préfère que mes résultats paraissent dans mon livre sur Cabot d'abord, plutôt qu'en traduction dans une autre anthologie américaine. Ce livre aurait déjà été publié il y a longtemps si je n'avais pas été empêchée une nouvelle fois, en septembre dernier, de compléter mes dernières vérifications en Italie. Je devine que vous serez irrité, et vous ne serez pas le seul, par ma lenteur à achever ce livre, mais je ne dispose pas d'années sabbatiques, comme vous en avez, ni des moyens de me payer des assistants à la recherche, des voyages et des plages de travail à l'étranger. C'est à mon compte et à la faveur de mes vacances annuelles que j'ai effectué toutes mes recherches en Italie et ailleurs, alors on ne doit pas se surprendre que j'y aie consacré autant de temps. »

Ruddock a poursuivi son travail, mentionnant souvent des découvertes « étonnantes » dans sa correspondance avec Quinn. « Je réécris en tous points l'histoire des premiers voyages au départ de Bristol, » écrivait-elle en 1992. Bien au fait de la qualité du travail de Ruddock, Quinn croyait à ses assertions, mais craignait qu'elle ne publie jamais. « J'espère vivre assez longtemps pour lire un de ces livres, ou les deux, » écrivait-il le 4 avril 1992. « Le danger, c'est que vous puissiez mourir, vous aussi, sans les avoir publiés. »

Six mois plus tard, Ruddock signait un contrat avec l'University of Exeter Press, mais n'allait rien publier avant la mort de Quinn en 2002, ni avant son propre décès, le 21 décembre 2005. Ruddock n'a pas voulu que sa recherche soit déposée dans une archive ou confiée à un collègue. Dans son testament, elle instruit plutôt ses exécuteurs de « brûler, déchiqueter ou détruire de toute autre façon la totalité de mes lettres et de mes photos, tant personnelles que professionnelles, mes microfilms, mes textes en ébauche et toutes recherches et notes en ma possession au moment de mon décès, si ce n'a pas déjà été fait auparavant. » Ses volontés ont été respectées.

Arrivée d'Evan Jones

Evan Jones, un historien des voyages de découverte au départ de Bristol, a été consterné de lire, dans l'article nécrologique de Ruddock, que ses recherches avaient été détruites. Il s'est adressé à l'University of Exeter Press pour savoir si quelque chose pouvait être sauvé. L'éditeur n'avait pas d'ébauche de livre dans ses dossiers, mais un synopsis de sept pages et quelques notes manuscrites de Ruddock.

Evan Jones
Evan Jones
Evan Jones, maître de conférences en économie et histoire sociale, Département d'histoire, Université de Bristol.
Avec la permission d'Evan Jones, © 2013.

Ruddock posait des assertions remarquables, écrivant que Cabot aurait eu des commanditaires italiens et l'appui d'un religieux influent qui l'aurait mis en contact avec Henri VII. Elle prétendait avoir trouvé de nouvelles informations sur le Matthew et le voyage de 1497. Elle disait aussi avoir découvert l'existence d'un autre explorateur anglais inconnu jusqu'alors, un certain William Weston, qui aurait commandé une expédition au Nouveau Monde en 1499.

Mais ses révélations les plus étonnantes concernaient le voyage de Cabot en 1498. Selon Ruddock, Cabot aurait visité le Nouveau Monde accompagné d'un groupe de frères religieux italiens. Il aurait passé deux ans à naviguer le long de la côte, se rendant jusqu'en Amérique du Sud, tandis que les frères fondaient une église et une communauté religieuse à Terre-Neuve, peut-être à Carbonear. Dans ce cas, Cabot aurait été le premier Européen à visiter le territoire actuel des États-Unis, et la communauté fondée par les frères aurait été la première collectivité chrétienne d'Europe en Amérique du Nord. Elle avançait également que Cabot était rentré en Angleterre au printemps de 1500 et serait décédé quatre mois plus tard.

Jones comprenait l'importance potentielle des théories de Ruddock, mais savait qu'elles resteraient sans valeur sans preuves matérielles. Peut-être avait-elle mal interprété ses documents ou, pire, les avait inventés de toutes pièces. Ainsi, elle prétendait avoir découvert 21 documents inédits associés à Cabot, près du double des pièces connues à ce jour, mais n'en a jamais révélé l'emplacement, peut-être parce qu'elle craignait qu'un autre chercheur utilise ses recherches sans lui en attribuer le crédit avant qu'elle les ait publiées elle-même.

Jones espérait que l'esquisse du livre contiendrait des indices sur l'emplacement des documents. Cette esquisse, accompagnée de sa propre analyse des assertions de Ruddock (lesquelles étaient nouvelles, pourquoi elles semblaient plausibles et comment les historiens pouvaient reconstituer sa recherche), a été rendue accessible sur Internet sans frais en 2007, et sa version imprimée a été publiée en 2008 dans le journal érudit Historical Research (Jones, 2008).

Le Projet Cabot

Intéressés, d'autres chercheurs se sont joints à ce qui est devenu le Projet Cabot. L'un des premiers a été Jeff Reed, un universitaire américain à la retraite, de Washington, D.C. Il s'est porté volontaire pour évaluer les 165 boîtes de lettres léguées par Quinn à la Bibliothèque du Congrès à son décès. Il y a découvert un grand nombre de lettres pertinentes aux recherches de Ruddock.

Ces lettres ont également favorisé la rencontre de Jones et de Margaret Condon, une archiviste qui avait échangé une correspondance avec Quinn au sujet de deux documents inédits sur Cabot qu'elle avait découverts à la fin des années 1970. Quinn avait décidé de retarder leur publication jusqu'à la publication du livre de Ruddick. D'autres chercheurs se sont aussi joints au projet, notamment l'historien de l'économie Francesco Guidi Bruscoli, qui allait éventuellement localiser certains des commanditaires italiens de Cabot, et l'archéologue Peter Pope, qui avait mené des fouilles dans la région de Carbonear à la recherche de vestiges de colonisation européenne, sans en avoir jamais trouvé qui soient antérieurs au 17e siècle.

Francesco Guidi-Bruscoli
Francesco Guidi-Bruscoli
Francesco Guidi-Bruscoli aux archives Guicciardini, où il a découvert un registre associant John Cabot à des financiers italiens.
Avec la permission d'Evan Jones, © 2013.

En date de 2013, certaines des allégations de Ruddock ont été vérifiées, mais bien du travail reste à faire. On a trouvé des preuves que des commanditaires italiens avaient appuyé financièrement les voyages de Cabot, et que William Weston avait commandé une expédition au Nouveau-Monde en 1499. De nouvelles preuves suggèrent aussi que Cabot serait rentré en Angleterre en 1500. Ces découvertes sont précieuses, parce qu'elles font la lumière sur un chapitre important de notre histoire et confirment que les recherches sur les autres assertions de Ruddock méritent d'être étudiées. Peut-être la découverte d'autres documents qu'elle a mentionnés enrichira-t-elle un jour notre compréhension de Cabot et de l'ère des grandes découvertes.

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