Stratégies de diversification
La population active de Terre-Neuve-et-Labrador est plus diversifiée qu'on aurait tendance à le croire. L'industrie manufacturière (hors de la transformation du poisson et de l'industrie papetière) emploie ainsi plus de travailleurs que la pêche, et les services de restauration en emploient davantage que la transformation du poisson. Cette diversification est le résultat d'un siècle et demi d'efforts déployés dans le cadre de diverses stratégies et politiques de développement qui, si elles n'ont pas connu les succès espérés par leurs promoteurs, ont toutes favorisé l'industrialisation et la diversification à long terme de l'économie provinciale. Essentiellement, les six grandes stratégies suivantes peuvent être distinguées.
(1) Ouverture des terres de l'intérieur
Après trois siècles de présence, les Européens n'avaient pas encore exploré l'intérieur de Terre-Neuve et du Labrador. La construction de routes s'est accélérée au cours des années 1830, et le premier inventaire géologique a été entamé en 1838 (Prowse, 1895, p. 454). Plus tard au 19e siècle, alors que les secteurs de la pêche et de la chasse au phoque vivaient des difficultés, le gouvernement et l'entreprise privée ont commencé à planifier l'exploitation des ressources terrestres. Ils croyaient que la construction d'une voie ferrée à travers l'île serait le meilleur moyen de rendre accessibles son bois d'œuvre et ses minéraux. Faute de moyens financiers requis, le gouvernement a fait appel aux capitaux et à l'entrepreneuriat d'investisseurs et de promoteurs étrangers, pratique qui allait devenir récurrente. Pour exploiter le chemin de fer, complété en 1898, le gouvernement a conclu avec la Reid Newfoundland Company un contrat de longue durée assorti de conditions extrêmement favorables à la société (Perlin, 1967, p. 438).
Reproduit avec l'autorisation de Mont Lingard. Tiré de la collection de Mike Shufelt, Next Stop: Gaff Topsail. Lingard, Mont, et Mike Shufelt, Mont Lingard Publishing, Grand Falls-Windsor, 1996, p. 63.
Même si cette stratégie a provoqué un endettement qui allait hanter le gouvernement pendant des années et provoquer son éventuelle défaite, elle n'en a pas moins contribué à la diversification économique. Des mines ont été ouvertes, donnant naissance à des villes industrielles dans l'île Bell, à St. Lawrence, à Buchans et à Baie Verte. La fermeture inévitable de toutes ces mines a causé de graves perturbations sociales dans les collectivités locales; ceci dit, elles auront dispensé prospérité et emplois à des centaines de familles terre-neuviennes durant des décennies et ouvert un nouveau secteur dans l'économie de l'île. De grosses papeteries furent construites à Grand Falls et à Corner Brook. La papeterie de Grand Falls a fermé ses portes en 2009 mais celle de Corner Brook est toujours prospère en dépit des pertes d'emplois dues à la mécanisation des opérations et des activités en forêt.
S'il est vrai que l'ouverture des terres de l'intérieur a suscité nombre de problèmes, notamment l'endettement du gouvernement, leur appropriation par des intérêts étrangers et les problèmes sociaux des villes industrielles aux ressources épuisées, cette stratégie n'en est pas moins parvenue à créer une économie à trois ressources là où il n'y en avait qu'une seule auparavant.
(2) Petites industries manufacturières
Les inconvénients comparatifs de la petitesse du marché local et des coûts élevés du transport vers des marchés métropolitains éloignés ont nui au développement de l'industrie manufacturière à Terre-Neuve-et-Labrador. Ceci dit, les manufactures ont contribué à la diversification économique dans le passé et promettent de le faire encore davantage dans l'avenir. L'histoire de cette industrie s'est déroulée en trois temps.
D'abord, dans les premières années du 20e siècle, des entreprises essentiellement locales ont fabriqué des produits qu'elles vendaient localement. Elles étaient protégées de la concurrence de l'extérieur par le faible pouvoir d'achat de l'économie locale et les barrières tarifaires imposées par le gouvernement terre-neuvien. Plusieurs petites entreprises ont ainsi connu du succès dans la fabrication de cordages, de tonneaux, de peinture et de bière pour le marché local.
L'Union avec le Canada en 1949 est venue saper ce secteur manufacturier. L'élimination des barrières tarifaires a ouvert le marché aux concurrents plus puissants et efficaces du Canada continental, tandis que l'infusion de devises des coffres fédéraux a relevé le pouvoir d'achat des consommateurs locaux, créant dans la province de nouveaux marchés attrayants pour les entreprises de l'extérieur. Plusieurs fabricants locaux ont dû fermer leurs portes ou vendre leur entreprise à des concurrents du continent (comme l'ont fait toutes les brasseries locales), et ont trouvé un nouveau créneau en devenant les « agents locaux » de producteurs canadiens. Les quelques compagnies qui ont survécu, notamment la Standard Manufacturing, qui produisait les peintures Matchless, y sont parvenues en devenant plus concurrentielles et en vendant leurs produits sur le continent.
La deuxième vague de l'industrie manufacturière est associée aux activités de développement économique du nouveau gouvernement provincial après l'Union avec le Canada. Dans le cadre de sa stratégie « développer ou périr », le premier ministre Joseph Smallwood a consacré une large part des excédents financiers hérités de la Commission de gouvernement pour lancer une audacieuse campagne de séduction d'entrepreneurs étrangers intéressés à ouvrir des entreprises de fabrication dans la province. La province allait devenir un centre manufacturier diversifié, produisant des articles comme des bottes de caoutchouc, des chaussures de cuir et des tablettes de chocolat. Malheureusement, la plupart de ces aventures étaient mal planifiées et étrangères aux principes d'économie les plus élémentaires. Les produits n'étaient pas concurrentiels sur le marché local, et moins encore à l'extérieur. La plupart de ces usines ont fait faillite, des sommes considérables ont été gaspillées et les entrepreneurs allaient se méfier pendant des années du secteur manufacturier. Ceci dit, certaines de ces entreprises ont survécu en changeant de propriétaires et de gestionnaires. Quelques-unes sont même devenues florissantes, comme Terra Nova Shoes qui a produit à Harbour Grace des chaussures de travail et habillées pour les marchés du continent et d'outre-mer pendant plus de 40 ans.
Dans sa troisième incarnation, plus prometteuse, la petite industrie manufacturière de la province est surtout constituée d'entreprises nouvelles ou restructurées qui ont recours aux technologies modernes de production, de communications et de transport pour prendre pied dans le marché global. Les compagnies locales peuvent être concurrentielles en production de petite série pour certains créneaux du marché, par exemple l'électronique, l'informatique, les vêtements spécialisés et les produits alimentaires à valeur ajoutée, plutôt qu'en production à la chaîne pour des marchés de masse.
(3) Industrialisation et urbanisation
Le premier gouvernement provincial après l'Union avec le Canada a voulu associer orthodoxie économique et opportunisme dans l'élaboration de ses politiques, ce qui a entraîné un manque de continuité dans sa vision du développement. En instaurant divers programmes de subventions et en convainquant Ottawa d'accorder l'assurance-chômage aux pêcheurs autonomes, Smallwood a préservé sa popularité en régions rurales et encouragé les gens à rester dans leurs petits villages de pêche. Par ailleurs, lui et ses conseillers étaient animés de l'idéologie économique dominante, qui voulait que l'industrialisation et l'urbanisation tracent la voie de la modernisation et de la prospérité.
Après ses échecs dans le secteur des petites industries manufacturières, Smallwood a misé sur la grande industrie pour stimuler le développement économique. La politique sociale connexe consistait à centraliser les populations par un programme de relocalisation qui a incité des milliers de personnes à quitter leurs villages isolés pour habiter des centres plus grands, promis à devenir des pôles de croissance et à stimuler un nouveau dynamisme économique. Cependant, dans la plupart des cas, ce programme a créé des villages de pêche plus peuplés, peut être en moins grand nombre, mais toujours dépendants des mêmes ressources raréfiées. Cette centralisation aura quand même permis à davantage de gens d'obtenir services et infrastructures modernes à un coût plus abordable pour le gouvernement.
Le legs économique le plus significatif de Smallwood fut dans le secteur des grandes industries manufacturières et des projets de mise en valeur des ressources. Ces derniers se déroulaient au Labrador, qui était considéré comme un immense grenier de ressources à exploiter au profit des Terre-Neuviens (un sujet qui reste délicat pour les Autochtones et les autres habitants du Labrador). Les principales réalisations auront été le gigantesque complexe hydroélectrique des chutes Churchill, ainsi que deux immenses mines de fer dans l'ouest du Labrador, au voisinage de la frontière du Québec, qui ont donné naissance aux villes-champignons de Wabush et Labrador City. Ces projets ont produit des milliers d'heures-personnes d'emploi durant leur construction, et nombre de familles sont venues de l'île tirer parti des nouveaux débouchés. Beaucoup de ces gens ont trouvé des emplois permanents dans l'exploitation de ces projets et sont devenus résidents du Labrador.
Ces grands chantiers, associés au généreux financement du gouvernement fédéral pour la construction d'infrastructures modernes (routes, écoles, hôpitaux, électrification, réseaux d'aqueduc et d'égout), ont amené un boom économique et une prospérité apparente durant les années 1960. La modernisation rapide a aussi favorisé une diversification non recherchée de l'économie. Ainsi, le secteur des services a connu une croissance rapide pour devenir le principal créateur de nouveaux emplois.
Mais les apparences étaient trompeuses. Au terme du boom de construction, des milliers de travailleurs allaient perdre leur emploi et aboutir sur l'assurance-chômage. La construction est venue remplacer la pêche comme métier de dernier recours à Terre-Neuve. Avec le temps, il est aussi devenu évident que le gros des profits de ces nouveaux mégaprojets revenaient à des intérêts extérieurs plutôt qu'aux citoyens de la province. Dénué de fonds publics, méfiant à l'endroit des marchands locaux qui s'étaient opposés à l'Union avec le Canada, Smallwood s'en est remis exclusivement à des promoteurs et à des investisseurs de l'extérieur pour financer et gérer les nouveaux mégaprojets. La plupart des retombées et des profits ont échu ailleurs : ainsi, le tristement célèbre contrat d'hydroélectricité des chutes Churchill, qui attribue à la province de Québec le plus gros des profits du projet, a mis le gouvernement Smallwood dans l'embarras.
Au nombre des autres grands projets industriels, il faut aussi mentionner l'usine de réduction du phosphore de Long Harbour, la fabrique de carton doublure de Stephenville et la raffinerie de Come by Chance, trois activités qui ont connu de graves difficultés et englouti des sommes considérables en deniers publics.
Malgré leurs difficultés, ces mégaprojets ont contribué à la diversification à long terme de l'économie provinciale. La raffinerie de Come by Chance, en dépit de son échec initial, a été rachetée par de nouveaux propriétaires, qui l'exploitent toujours. La fabrique de carton doublure du Labrador a fait faillite, mais a été reprise et modernisée par Abitibi en 1981 pour devenir la troisième papeterie en importance de la province. Les mines de fer et la centrale hydroélectrique de l'ouest du Labrador continuent de fournir des emplois et de contribuer au produit domestique brut de la province.
(4) Croissance axée sur les ressources
Pendant 17 ans, soit de 1972 à 1989, les Conservateurs de Frank Moores et de Brian Peckford se sont ralliés autour d'une solide conviction que les industries axées sur les ressources pouvaient et devaient contribuer davantage à l'économie et servir d'assise à sa diversification. Si Terre-Neuve arrivait à prendre le contrôle de ses riches ressources naturelles et à les gérer dans les meilleurs intérêts de la population de la province, emplois et prospérité étaient assurés.
En dépit de leurs efforts (notamment la nationalisation de la Churchill Falls Development Corporation), Moores et Peckford auront eu beaucoup de mal à appliquer la nouvelle stratégie. Le gouvernement était trop grevé par sa dépendance envers les capitaux étrangers, ses obligations contractuelles et les limites juridiques d'une petite administration provinciale.
Ils ont toutefois connu un certain succès dans une nouvelle industrie primaire, soit l'exploitation du pétrole et du gaz naturel, qui n'était pas aussi encadrée par les pratiques passées. Leur plus grande réussite aura été la signature de l'Accord atlantique en 1985 (House, 1985, p. 303-312), qui garantit que bon nombre des emplois et des retombées économiques de l'extraction des hydrocarbures en haute mer reviennent à la province. Avec le riche champ Hibernia déjà en production et d'autres gisements en vue, un important nouveau secteur est venu s'ajouter à l'économie provinciale. Outre l'industrie pétrolière et gazière comme telle, les retombées dans les entreprises locales de génie, d'électronique et d'informatique sont prometteuses pour la diversification de l'économie provinciale. La plupart des nouvelles activités sont centrées dans la région de St. Johns et dans quelques autres centres, notamment à Marystown, avec ses capacités de construction navale et de services aux plates-formes de forage. Pour l'essentiel, les localités rurales dépendantes des pêches n'auront pas été affectées.
(5) Développement rural
Le problème le plus pressant demeure ce qu'il doit advenir des zones rurales de Terre-Neuve-et-Labrador, avec tous leurs villages de pêche isolés. L'avenir de la pêche a beau y compter pour beaucoup, le succès ou l'échec des efforts pour créer d'autres activités économiques dans les régions rurales sera un facteur crucial. Les prévisions les plus optimistes voient la pêche employer beaucoup moins de travailleurs que jadis. Que fera la main-d'œuvre restante?
Divers projets de diversification de l'économie rurale ont été réalisés. Dans les années 1930, la Commission de gouvernement avait lancé un programme de colonisation pour encourager les sans-emploi à tirer leur gagne-pain en travaillant la terre. Ce plan n'a pas connu le succès désiré : en 1938, 171 familles seulement vivaient dans des établissements agricoles, alors que la population de bénéficiaires d'assistance frôlait les 90 000 personnes (Neary, 1988, p. 65).
En réaction au programme de relocalisation imposé par le gouvernement, un mouvement local de développement rural a émergé durant les années 1960, se révélant porteur de plus de promesses et de succès. Avec le changement de gouvernement en 1972, ce mouvement a reçu de l'État encouragements et soutien financier. Des associations de développement régional se sont formées dans la plupart des régions de la province. Bien qu'elles se soient surtout intéressées à des projets liés à la pêche, ces associations ont aussi mis au monde nombre de petites industries, notamment en tourisme, en artisanat, en aquaculture, en agriculture et en transformation des aliments.
Le mouvement de développement rural a été détourné de sa mission originale durant les années 1970 et 1980, avec l'introduction de projets gouvernementaux de création d'emplois dits « artificiels ». Pour la plupart, il s'agissait de programmes de courte durée visant à rendre les gens admissibles à l'assurance-chômage plutôt qu'à diversifier à long terme l'économie locale. Sans l'avoir cherché, les associations de développement ont été mises en situation par le gouvernement d'agir comme agences locales pour ces programmes d'emploi (Gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, 1986, p. 365-371).
Parvenue à ce constat, la Royal Commission on Employment and Unemployment (Commission royale d'enquête sur l'emploi et le chômage) a recommandé une nouvelle stratégie de développement rural. Le gouvernement de Clyde Wells, en collaboration avec son homologue fédéral, a amorcé cette approche, poursuivie par l'administration de Brian Tobin. Le « nouveau » modèle de développement régional fut organisé en fonction de 20 conseils régionaux de développement économique répartis dans 20 zones de développement économique couvrant le territoire de la province (Gouvernement du Canada/Gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, 1995). L'idée consistait à adopter une approche plus professionnelle, axée sur les affaires, pour créer des entreprises rentables capables de survivre à long terme sans soutien gouvernemental. Ces conseils ont été constitués et ont soumis des plans de développement quinquennaux pour leur zone.
(6) Nouveaux débouchés économiques
Les récents progrès technologiques, notamment dans le domaine des télécommunications, ont modifié les conditions du commerce international, permettant aux entreprises basées à Terre-Neuve-et-Labrador d'être plus concurrentielles et leur ouvrant de nouveaux débouchés économiques dans d'autres secteurs que les ressources. L'Economic Recovery Commission (Commission de relance économique), en place de 1989 à 1996, a cerné plusieurs secteurs porteurs de débouchés inédits et, en concertation avec des partenaires de l'entreprise privée et des maisons d'enseignement, élaboré des stratégies de croissance. Ces secteurs incluent les nouvelles technologies, l'informatique, la fabrication, les services et produits de santé, l'aquaculture, le tourisme d'aventure et la transformation alimentaire. L'impératif est de rendre ces secteurs concurrentiels, tant au pays qu'à l'étranger (Economic Recovery Commission, 1992). Même s'ils partent d'une base initiale modeste, certains affichent des taux de croissance remarquables, un bon signe sur la voie de la diversification de l'économie provinciale.