Les marchés de la morue salée au XIXe siècle, de 1850 à 1914

La première moitié du XIXe siècle a été marquée de changements pour les marchés de la morue salée de Terre-Neuve. La prospérité apportée par les guerres révolutionnaires françaises et les guerres napoléoniennes (1792-1815) a pris fin au retour de la paix. En trouvant de nouveaux marchés, les exportateurs terre-neuviens ont repris du terrain; ainsi, ils ont compensé la perte de l'Espagne, un important client, par une percée sur les marchés du Portugal, de l'Italie et des Antilles. Néanmoins, les exportations de poisson salé allaient demeurer stationnaires ou en léger déclin jusqu'au milieu du siècle.

Des années 1850 jusqu'en 1914, ces exportations ont augmenté, mais pas assez pour compenser la flambée démographique. Pour augmenter leurs captures, les pêcheurs se sont mis à employer de nouvelles technologies, notamment des trappes à morue; cette innovation allait occulter un problème écologique de plus en plus grave. En outre, la qualité et la réputation du poisson terre-neuvien allaient décliner, rendant plus ardue la concurrence avec des pays comme la Norvège et la France pour les marchés d'Europe. En 1914, il était devenu évident que l'industrie de la morue salée à Terre-Neuve était en péril.

Morue salée dans un tonneau, vers 1905
Morue salée dans un tonneau, vers 1905
La morue salée était transportée jusqu'aux marchés dans des tonneaux comme celui-ci. La qualité de tels tonneaux et des caisses d'expédition était cruciale pour garantir la conservation du poisson durant le voyage.

Tiré de la collection de photographies Job des Archives d'histoire maritime. Reproduit avec la permission des Maritime History Archive (PF-315.139), Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

De 1850 à 1900

Dans les années 1840, le marché espagnol pour la morue terre-neuvienne de haute qualité avait repris le terrain perdu après 1815; toutefois, durant les années 1840 et 1850, l'Espagne a maintenu des tarifs élevés sur ses importations, dont le volume a fluctué. Ailleurs, après les guerres napoléoniennes, la Norvège a amorcé une concurrence de plus en plus féroce au fil du siècle. Et la France, une fois son économie remise des guerres, est elle aussi devenue un joueur important en subventionnant son industrie du poisson salé. Dans les années 1870, les exportations de Terre-Neuve en Espagne étaient en baisse, et n'atteignaient plus qu'environ 35 000 quintaux par an en moyenne à la fin des années 1890.

Le marché portugais est resté important. Les exportations vers ce pays ont augmenté durant les années 1870, atteignant un sommet de 308 000 quintaux en 1874, pour se maintenir entre 161 000 et 253 000 quintaux jusqu'en 1880. Durant les années 1890, les exportations à destination du Portugal commençaient à diminuer, se situant en moyenne à 133 000 quintaux. La concurrence de la Norvège et de la France, ainsi que celle, plus faible, de la pêche effectuée sur les bancs par les Portugais eux-mêmes, ont affaibli la position de Terre-Neuve sur ce marché. Ceci dit, le Portugal est resté important, car il continuait d'acheter une quantité appréciable de morue de Terre-Neuve de qualité supérieure.

Les ventes sur le marché italien ont aussi progressivement diminué, bien que l'Italie soit restée le principal acheteur européen de morue salée terre-neuvienne durant les années 1870 et 1880, absorbant 300 000 quintaux de poisson par an, le quart de la production totale de la colonie. Une bonne part de cette morue était apprêtée au Labrador; plus petite et humide, elle était plus salée que la morue séchée sur la grève, et se vendait ordinairement à moindre prix. En outre, les Italiens avaient maintenu de faibles tarifs. Durant les années 1890, les importations de l'Italie ont marqué un grave déclin, pour stagner à 90 000 ou 100 000 quintaux par an. Encore une fois, la concurrence de la France et de la Norvège avait sapé la place de Terre-Neuve sur ce marché.

La Grèce a été le seul marché européen à accroître progressivement ses importations entre la fin des années 1850 et les années 1880. Faibles à l'origine, elles s'élevaient dans les années 1890 à près de 30 000 quintaux. Malgré ce faible volume, la Grèce représentait un autre marché pour les exportations de Terre-Neuve, qui allaient continuer d'y augmenter dans les premières années du XXe siècle. Comme ceux d'Italie, les acheteurs grecs avaient une prédilection pour la morue du Labrador, mais la demande restait faible.

Les marchés du Brésil et des Antilles étaient beaucoup plus importants. Les Antilles britanniques ont importé en moyenne 123 000 quintaux de morue salée terre-neuvienne par an entre 1860 et 1900, et le marché brésilien a connu une croissance majeure pour devenir l'un des principaux clients de la colonie : de 182 000 quintaux en moyenne dans les années 1860, les exportations annuelles de morue salée y sont passées à 277 000 quintaux dans les années 1870, puis à 326 000 quintaux dans les années 1880.

Malgré son quasi-monopole sur l'approvisionnement de poisson salé de ce pays, Terre-Neuve a commencé à essuyer la concurrence d'autres denrées alimentaires, notamment de charqui (viande de bœuf salée et séchée en lanières). Le Brésil avait une grande industrie d'élevage, dont les principaux produits étaient le cuir, le suif et les os : le charqui produit avec la viande représentait donc une source de nourriture à bon marché. La morue salée terre-neuvienne est toutefois demeurée un ingrédient important du régime brésilien. Les faibles tarifs d'importation, la flambée démographique (surtout due à l'immigration de pays d'Europe où la morue salée était un aliment de base) et les préférences des consommateurs ont tous contribué à préserver la position de la morue salée de Terre-Neuve sur ce marché. Plus important encore, le Brésil et les Antilles britanniques achetaient tous deux de grandes quantités de poisson de qualité inférieure, ce qui a permis d'écouler des produits qui n'auraient pas trouvé preneur sur les marchés d'Europe, plus exigeants.

Morue salée dans une caisse, vers 1905
Morue salée dans une caisse, vers 1905
La morue salée était parfois emballée dans des caisses solides qui la protégeaient durant son transport.

Tiré de la collection de photographies Job des Archives d'histoire maritime. Reproduit avec la permission des Maritime History Archive (PF-315.138), Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

De 1900 à 1914

Les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale allaient à nouveau affecter l'économie terre-neuvienne d'exportation du poisson salé. D'abord, les marchés européens, qui avaient fortement décliné, se rétablissent légèrement alors que les pêcheries de France et de Norvège connaissaient quelques reculs temporaires. Les exportations annuelles moyennes vers l'Espagne ont ainsi cru de 78 000 quintaux entre 1900 et 1904 à 209 000 quintaux entre 1905 et 1909, puis à 208 000 quintaux de 1910 à 1914.

Le Portugal est aussi demeuré un marché de premier plan, les importations de Porto atteignant une moyenne annuelle de 207 000 quintaux entre 1905 et 1914. De même, les exportations vers l'Italie ont aussi repris l'essentiel du terrain perdu, atteignant plus de 200 000 quintaux en 1914. Associés aux marchés de Grèce, relativement nouveaux venus (ventes de 53 000 quintaux), ces marchés auront consommé à cette époque une large part de la morue salée de Terre-Neuve. En dépit de la concurrence de la Norvège, du Portugal et de la France, Terre-Neuve a continué d'exporter de larges cargaisons de poisson salé vers les marchés du sud de l'Europe, dont l'importance est restée primordiale pour l'économie de la colonie.

Ce qui ne signifie pas que le commerce avec le Brésil et les Antilles britanniques allait faiblir, au contraire. Ainsi, dans les années de l'avant-guerre, le Brésil a acheté d'énormes quantités de morue salée terre-neuvienne : 335 000 quintaux par an entre 1901 et 1905, et jusqu'à 418 000 quintaux entre 1911 et 1914, l'équivalent de 26 et 32 p. 100 de la production totale de Terre-Neuve, respectivement. Les exportations annuelles vers les Antilles britanniques ont contribué quelque 175 000 quintaux additionnels durant cette période.

Le Hattie A. Heckman, 1946
Le Hattie A. Heckman, 1946
Le Hattie A. Heckman en vue de Twillingate, de retour du Labrador avec une cargaison de 1 400 quintaux de morue salée en vrac.

Tiré de la collection du capitaine Harry Stone, Archives d'histoire maritime. Reproduit avec la permission des Maritime History Archive (PF-055.2-Y12), Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

La concurrence

On l'a vu plus haut, après 1815, l'industrie de la morue salée de Terre-Neuve a fait face à une féroce concurrence de la Norvège et de la France. Le poisson norvégien pouvait atteindre plus rapidement les marchés d'Europe, et la côte de Norvège était libre de glace plus longtemps, ce qui allongeait la saison de pêche. En outre, la morue norvégienne était apprêtée par les marchands et non par les pêcheurs, et exportée à partir de trois dépôts seulement; cette centralisation était garante d'une qualité supérieure uniforme et d'un transport plus facile vers les marchés européens, qui exigeaient du poisson de haute qualité.

Les armateurs français avaient repris leur pêche dans le nord-ouest de l'Atlantique après 1815, encouragés par diverses primes gouvernementales sur les navires et les prises. Ce régime de subventions allait leur permettre de vendre moins cher que Terre-Neuve leur morue sur les marchés européens; simultanément, des tarifs élevés accordaient aux producteurs français un monopole virtuel sur le marché domestique. Malgré le déclin général des pêcheries françaises à Terre-Neuve entre 1850 et 1914, la pêche sur les bancs basée à Saint-Pierre est restée un concurrent important pour les marchés européens.

Sommaire

Entre les années 1850 et 1914, l'industrie de la pêche de Terre-Neuve est devenue moins dépendante des marchés du sud de l'Europe et beaucoup plus de ceux des Antilles et du Brésil. À l'aube du XXe siècle, tandis que les consommateurs européens continuaient d'acheter de larges volumes de morue salée terre-neuvienne, en particulier celle de la meilleure qualité et la plus rentable, le gros de la production de morue de Terre-Neuve était vendu dans le Sud. Ces marchés achetaient du poisson de moindre qualité, ce qui indique que la qualité générale de la morue salée de Terre-Neuve avait diminué. La pratique d'achat « tal qual » (tel quel, sans tri préalable, à un prix de base sans égard à la qualité du poisson) décourageait les pêcheurs de produire un produit de qualité supérieure, ce qui a affecté à la baisse la qualité et le prix de la morue salée de Terre-Neuve en 1914. Cette situation a fortement inhibé la capacité pour la colonie de concurrencer la Norvège et la France, dont les pêcheries étaient organisées de manière à inciter pêcheurs et marchands à offrir de meilleurs produits.

Même si les changements aux techniques de pêche, et notamment l'introduction des trappes à morue dans les années 1870, auront permis une hausse des prises, le volume annuel des exportations de poisson n'a augmenté que de 40 p. 100 en un siècle, passant de 935 000 quintaux en 1815 à 1 307 000 quintaux en 1914; malgré cette augmentation des prises globales, les prises par pêcheur avaient effectivement décliné, étant donné que la population de Terre-Neuve avait quadruplé durant cette période. Ce déclin relatif des prises indique que les stocks de morue vivaient déjà de graves pressions.

Terre-Neuve souffrait aussi de l'absence d'un marché local significatif capable d'absorber sa morue durant les périodes moins favorables; même si on y consommait de la morue salée, c'était en faibles quantités. Pour la majorité de la population rurale, le poisson salé était la principale, souvent la seule, source de revenus : il fallait l'exporter pour pouvoir s'acheter des denrées de première nécessité. La concurrence d'autres produits alimentaires riches en protéines, notamment celle du charqui du Brésil et, après 1882, celle des viandes congelées d'Australasie et d'Amérique du Sud, est aussi venue compliquer le tableau.

À la déclaration de la Première Guerre mondiale, l'économie de Terre-Neuve dépendait toujours de ses exportations de poisson salé. En dépit de diverses tentatives d'industrialisation et de diversification de son économie (lire l'article Industrialisation et diversification) l'île devait à la pêche sa principale source d'emploi et l'essentiel de ses recettes. Ceci dit, le déclin de la qualité, le rétrécissement des marchés européens et la chute des prises par rapport à la population laissaient entrevoir certains des problèmes qui viendraient marquer cette industrie tout au long du XXe siècle..

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