Les expéditions de chasse au phoque

C'est en 1793 que les premiers navires chasseurs de phoque de St. John's ont commencé à se rendre jusqu'à la banquise. À la suite du succès de cette expédition, la chasse au phoque effectuée par bateau a connu une croissance très rapide. Peu après l'année 1800, plus de 100 goélettes transportant de 3500 à 4000 hommes se rendaient sur la banquise chaque printemps. Plusieurs des premiers bateaux utilisés pour ces expéditions avaient déjà servi à la pêche sur les bancs, le domaine habituel des pêcheurs anglais spécialisés dans la pêche migratoire. Mais comme celle-ci était à son déclin et que la pêche côtière était en pleine expansion (à la suite de la reprise des guerres franco-anglaises des années 1790), ces navires ont été mis à contribution pendant les grandes pêches saisonnières sur le French Shore (la côte française) et la côte du Labrador. Il était logique que ces bateaux servent également à la chasse au phoque pratiquée au printemps. À la baie de la Conception et au Labrador, l'industrie des pêches et celle de la chasse au phoque se sont avérées complémentaires. L'économie de la partie sud-est de l'île reposait grandement sur ces deux grandes expéditions.

Les revenus générés par la chasse au phoque fournissaient le capital nécessaire aux pêches de la saison estivale et constituaient un encouragement important pour les travailleurs œuvrant dans des métiers connexes. Dans les années 1890, D.W. Prowse notait dans ses écrits qu'avant qu'ils ne s'adonnent à la chasse au phoque, ces hommes qui restaient à Terre-Neuve pour l'hiver étaient souvent inactifs d'octobre à mai. Mais tout cela a changé en 1815 avec la fin des guerres napoléoniennes. La fin du conflit a amené une expansion rapide de la flottille des navires chasseurs de phoque, laquelle est passée d'une moyenne annuelle de 110 bateaux de 1810 à 1814 à 360 de 1830 à 1834. Il a écrit, en exagérant un peu, que la saison creuse qui n'était autrefois qu'un « carnaval consacré à boire et à danser s'était transformée en saison de dur labeur » [Traduction libre] (Prowse, p. 451).

Construire et équiper les bateaux était désormais une occupation de première importance. Des navires construits en bouleau, en mélèze et en pin de 14 à 15 pieds de largeur étaient pontés et gréés comme des goélettes et munis de quilles de 40 à 50 pieds. Il s'agissait de bâtiments de faible tonnage, notamment à cause d'une croyance qui a prévalu jusqu'à la fin des années 1820 selon laquelle il était impossible de manœuvrer des navires de plus de 100 tonnes dans les glaces. Ce n'est qu'au début des années 1850 que le tonnage moyen a atteint plus de 100 tonnes. Mais plus le tonnage augmentait, plus les marchands avaient tendance à acheter des navires plus imposants à l'extérieur au lieu de les faire construire sur place, ce qui était probablement moins coûteux. En 1857, presque tous les navires qui partaient de St. John's et Harbour Grace pour la chasse au phoque étaient des bricks et des brigantins construits principalement dans les provinces maritimes. Ce fait nouveau a été un coup dur pour les constructeurs de navires locaux, qui ont toutefois continué à équiper un nombre important de bateau de taille plus modeste.

Le brick, voilier à deux mâts
Le brick, voilier à deux mâts
Le brick est l'un des navires qui étaient utilisés pour la chasse au phoque au 19e siècle.
Tiré de The Fisheries and Resources of Newfoundland, de Michael Condon, St. John's, 1925, p. 35.

Aussi longtemps que la chasse au phoque a été restreinte aux bateaux à voiles basés dans les villages côtiers et les grands centres, l'industrie a créé de la richesse de manière importante le long de la côte est. La flottille a compté jusqu'à environ 400 navires à la fin des années 1850, lesquels ont transporté près de 14 000 hommes. Cela représentait 11 p. 100 de la population totale de l'île ou, étonnamment, 45 p. 100 de la population masculine âgée de 10 à 50 ans résidant entre le cap Race et St. John's. Il est indéniable que la chasse au phoque a contribué de façon importante à l'économie des villages côtiers, surtout si l'on tient compte du nombre de chasseurs de phoques non recensés dans la région du nord-est. Au début des années 1840, les exportations des produits dérivés du phoque étaient évaluées à 1,7 million de dollars, soit environ le quart de la valeur des exportations totales de la colonie. Dans les années 1850, elles représentaient le tiers de la valeur.

Le voyage

Peu de temps après Noël, les hommes qui souhaitaient se joindre à l'expédition de chasse au phoque faisaient leurs arrangements directement avec les capitaines. En février, on préparait les vêtements et les bottes et, à la fin du mois, les hommes se rassemblaient dans les ports de départ, chacun muni de son petit baluchon contenant des médicaments – de la pommade pour les coupures, de la teinture de benjoin pour les entorses (et le surmenage), et du sulfate de zinc pour la cécité des neiges – et l'équipement de chasse nécessaire. Ce dernier comprenait une gaffe de 5 à 7 pieds de longueur munie d'un crochet de fer pour tuer les jeunes phoques. On l'employait non seulement pour cette tâche, mais aussi pour garder l'équilibre en marchant sur la banquise, se sortir de l'eau ou encore faire des copeaux de bois pour allumer un feu. Quelques-uns apportaient de gros fusils de chasse qu'ils chargeaient de poudre en quantité importante et des balles de gros diamètre pour tuer les phoques plus âgés. La force de recul de ces armes très lourdes pouvait faire tomber un homme au sol.

Des chasseurs traînant des peaux de phoque, s.d.
Des chasseurs traînant des peaux de phoque, s.d.
L'équipement de chasse indispensable comprenait des gaffes pour tuer les phoques et des filins pour les haler jusqu'au bateau.
Avec la permission de la Division des archives et des collections spéciales (Coll. 137, 907-U), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

À l'origine, les premiers bateaux partaient pour la banquise en avril. Tout comme les habitants de la côte nord-est de l'ile, on y chassait les phoques adultes. Mais au fur et à mesure qu'on a avancé la date de départ, les proies les plus intéressantes étaient surtout les phoques nouveau-nés (blanchons), car il était beaucoup plus facile de les tuer et leur gras assurait une huile de qualité supérieure. Dans les années 1820, les hommes se rendaient disponibles dès le 1er mars, mais les bateaux partaient autour du 17. Vingt ans plus tard, le 1er mars est vraisemblablement devenu la date de départ convenue. Les marchands responsables de l'équipement des bateaux fournissaient le ravitaillement et les provisions nécessaires au voyage tandis que les chasseurs devaient payer leur place à bord. Ce tarif impopulaire n'était pas un prix fixe et s'élevait parfois jusqu'à 10 $. Il arrivait aussi de plus en plus souvent que les chasseurs se procurent divers articles à crédit auprès des marchands en échange d'une partie des bénéfices qu'ils gagneraient pendant l'expédition, une pratique connue sous le nom « d'emprunter sur sa récolte ». La prise était divisée moitié-moitié entre le propriétaire et l'équipage tandis que le capitaine était payé selon un autre mode.

Chaque goélette transportait un équipage de 40 à 50 hommes. Les embarcations étaient surchargées et les conditions de vie à bord étaient rudimentaires. Un observateur a écrit que les bateaux étaient « inconcevablement sales, souvent saturés d'huile, et que l'équipage et le capitaine vivaient et dormaient ensemble dans une cabine sombre de dimension insuffisante avec un minimum de commodités » [Traduction libre] (Jukes, vol. I, p. 251).

Les responsabilités liées à l'emploi

La première tâche de l'équipe consistait habituellement à libérer le navire des glaces à l'aide de scies, de haches, de ciseaux à glace et de gaffes afin de l'amener en eau libre. Une fois cette tâche accomplie, le capitaine devait s'empresser de repérer des phoques. Au 19e siècle, la plupart des bateaux naviguaient vers le front (au large de Terre-Neuve et du Labrador) plutôt que vers le golfe, car ce dernier était alors une zone de chasse beaucoup plus restreinte qui était surtout exploitée par des navires d'Halifax et des îles de la Madeleine ainsi que les habitants de la région. L'objectif du capitaine était de trouver des aires de mise bas et de chasser les blanchons dans la fleur de l'âge. Pour parvenir à ses fins, il devait compter autant sur la chance que sur son bon jugement. Même s'il était astucieux et aguerri pour interpréter les conditions des glaces, les courants, les vents et les changements de température, il lui arrivait parfois de rater la « principale aire de mise bas ». Son navire pouvait facilement être piégé par les vents de mer ou les lourdes barrières de glace, ou encore rester bloqué dans la banquise. Il pouvait se fracasser sur le rivage ou entre des radeaux de glace. Il n'était pas rare que des voyages se soldent par un échec. Pour éviter un tel désastre, le capitaine conduisait son bateau et son équipage avec beaucoup de rigueur en se frayant un chemin à travers les glaces et en naviguant sans cesse pour trouver des cheptels de phoques. La découverte d'un important troupeau de blanchons était une occasion de grandes réjouissances. On tuait les jeunes phoques en les frappant solidement sur la tête à l'aide d'une gaffe, puis on les écorchait en séparant la peau et le gras de la carcasse. Les peaux et le gras étaient halés jusqu'au navire ou empilés sur des radeaux de glace pour être transportés plus tard.

Des blanchons sur la banquise, s.d.
Des blanchons sur la banquise, s.d.
Après avoir tué les blanchons, on les empilait parfois sur la banquise pour les transporter plus tard jusqu'au navire. On plantait le drapeau du bateau dans la glace afin d'identifier le propriétaire des prises.
Photographie de Holloway. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 137, 907-W), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Si les membres de l'équipage de la goélette ne parvenaient pas à faire le plein de blanchons – ce qui était chose fréquente –, ils se tournaient alors vers les phoques plus âgés qu'ils tuaient à l'aide de fusils puisqu'il était souvent difficile de les approcher. De plus, leur crâne était trop dur pour qu'on puisse l'écraser facilement à l'aide d'une gaffe. Et comme les phoques adultes étaient dispersés sur la banquise, il y avait un faible risque de blesser d'autres chasseurs présents dans les environs. Certains ont prétendu que la chasse aux phoques adultes causait plus de dommages aux troupeaux que celle aux blanchons, car les chasseurs atteignaient plus de phoques qu'ils n'en récupéraient, décimant ainsi le cheptel reproducteur.

La fin du voyage

Le voyage se terminait habituellement vers la fin du mois d'avril. Le retour des navires était anticipé avec enthousiasme. Comme l'écrivait le révérend W. Wilson, les retombées favorables pour la population étaient « si étroitement liées [à la chasse au phoque] que son exploitation et son bilan pourraient entrainer un certain niveau de spéculation, d'anxiété, d'excitation et de préoccupations que peut-être n'importe quel autre secteur d'affaires dans n'importe quelle partie du monde » [Traduction libre] (Wilson, p. 272). Certains navires revenaient discrètement, leurs drapeaux flottant à mi-mât, pour signaler qu'un désastre avait eu lieu sur la banquise; d'autres n'ont jamais fait le voyage de retour. Il arrivait que les bateaux rentrent avec les cales vides ou, au contraire, avec de lourdes cargaisons et un équipage en jubilation qui s'amusait à tirer un coup de fusil pour chaque centaine de peaux hissées à bord.

Les membres de l'équipage pouvaient terminer leur aventure avec 50 $ en poche ou être endettés envers un marchand. Quant à ce dernier, il pouvait perdre sa mise de fonds ou la tripler. Dans un cas comme dans l'autre, les chances de faire un gain important étaient suffisamment intéressantes pour que l'entreprise en vaille la peine. Mais il n'y a aucun doute que les pêcheurs s'attendaient à gagner beaucoup moins d'argent que le marchand qui prenait le risque étant donné le taux de rentabilité élevé pour ce type d'emplois et d'investissement de capitaux de courte durée. Dans les années 1840, le taux de rentabilité moyen par tonneau utilisé était de 39 à 48 $ par année. Si l'expédition était un succès, un tel taux pouvait effacer plusieurs années de pertes annuelles.

Des difficultés

Dans les années 1850, les expéditions de chasse au phoque ont connu des difficultés. Le taux de rendement par tonneau utilisé a chuté de 44 p. 100 entre 1851 et 1860, et les records de Bowring Brothers, l'une des entreprises les plus importantes de St. John's, ont démontré que pour la période de 1853 à 1858, le coût de l'équipement avait excédé la valeur des phoques ramenés, ce qui a fait chuter la part de chaque membre de l'équipage à 12,75 $. Cette situation n'était pas due aux prix courants du marché pour les produits dérivés du phoque, car ceux-ci étaient stables. Les dommages causés aux troupeaux de phoques au cours des vingt années précédentes étaient la véritable source du problème. Au cours des années 1830, la récolte atteignait une moyenne d'environ 451 000 phoques par année (ce chiffre n'inclut pas les prises effectuées par les gens de la place) et elle a augmenté à 546 000 par année au cours de la première moitié des années 1840. Les prises ont chuté à 376 000 à la fin des années 1840, un déclin spectaculaire de 31 p. 100. Cette situation a incité les propriétaires des bateaux à acheter des bricks et des brigantins – pour la flottille de St. John's, leur nombre est passé de 235 dans les années 1840 à 342 dans les années 1850 – puisqu'il était désormais évident que les larges navires à voiles carrées présentaient d'énormes avantages sur la banquise. Dans les années 1850, les prises annuelles ont rebondi à 437 000. Mais ce n'était pas suffisant : un changement technologique majeur s'avérait nécessaire. C'est alors que les marchands engagés dans la chasse au phoque ont commencé à investir dans l'achat de bateaux à vapeur.

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