L'économie domestique dans les villages de pêche isolés de Terre-Neuve et du Labrador

La société traditionnelle de Terre-Neuve et du Labrador, telle qu'on la conçoit de nos jours, tire son origine du mode de vie qui s'est développé autour de la pêche à la fin du 19e siècle dans les petits villages côtiers isolés. Si ce mode de vie mettait l'accent sur la famille comme unité fondamentale de reproduction biologique et sociale, il faisait de la maisonnée, qui incluait aussi des personnes étrangères à la famille, l'assise de la production et du bien-être. Chaque membre de la maisonnée était censé contribuer à sa manière à la subsistance commune en exploitant les ressources marines et terrestres, les tâches étant essentiellement assignées en fonction du sexe et de l'âge.

Résidences et potagers, Haystack, baie Placentia, vers 1915
Résidences et potagers, Haystack, baie Placentia, vers 1915
Les potagers étaient importants pour l'économie domestique.
Photographe inconnu. Avec la permission des Archives d'histoire maritime (PF-285.011), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Ceci dit, aucune de ces tâches n'était nécessairement rémunérée, le travail étant vu comme une valeur d'échange dans la maisonnée et entre maisonnées, en application de ce qu'on appelle une « économie morale » basée essentiellement sur des valeurs non marchandes et reflétant des engagements éthiques envers la famille, la communauté et même la nature. Bien que des membres de la maisonnée aient pu participer à une production économique officielle en pratiquant la pêche, le trappage, la coupe du bois et même l'agriculture, une bonne part du travail était aussi une activité économique informelle, par laquelle les gens produisaient surtout pour les besoins de subsistance de la maisonnée et échangeaient leurs surplus dans la communauté.

Les maisonnées répartissaient ces activités officielles et informelles dans un cycle annuel, concentrant leurs énergies sur chacune à l'étape où il était le plus avantageux de le faire. Cette diversification des tâches garantissait la subsistance de tous, faisait souvent la différence entre famine et suffisance. La maisonnée pouvait aussi servir de cadre à des conflits sociaux et domestiques. En étudiant la structure générale de la vie de la classe ouvrière dans les villages de pêche isolés à la fin du 19e et au début du 20e siècle, nous pouvons espérer mieux comprendre l'importance de l'économie domestique dans son véritable contexte.

Participation à la pêche

Les niveaux de prospérité et d'autonomie dans les villages de pêche isolés de Terre-Neuve et du Labrador ont varié selon les régions et les époques, au gré des cycles de travail et de vie axés sur la pêche. Ainsi, les hommes de Grand Bank étaient très engagés dans la pêche sur les goélettes à la fin du 19e siècle, tandis que des maisonnées entières de la baie de la Conception prenaient part à la pêche au Labrador. On observait aussi des variations de classe, certaines étant plus prospères que d'autres. Nous entendons décrire ici le travail et les activités domestiques d'une maisonnée moyenne.

La saison de pêche engageait les hommes, les femmes et les enfants. Au début de mai, les hommes construisaient ou réparaient leur chafaud, allaient « dans la baie » chercher les lanières d'écorce utilisées pour couvrir le chafaud et protéger de la pluie le poisson mis à sécher, préparaient leurs bateaux et leurs engins, et capturaient les appâts. Ils étaient alors prêts à se rendre sur leurs fonds de pêche. Avant 1900, la plupart des gens pêchaient à la turlute, au chalut ou à la senne, passant le plus gros de la journée en mer, mangeant sur leur embarcation et y dormant parfois pour rattraper un peu du sommeil perdu le matin. Ces pêcheurs ne faisaient qu'une sortie par jour, si bien qu'il n'y avait que les captures d'un seul bateau à apprêter, ce qui donnait aux femmes et aux enfants plus de temps pour s'acquitter des autres tâches domestiques; en contraste, les maisonnées des pêcheurs de morue à la trappe devaient parfois apprêter les cargaisons de cinq grosses barques par jour. Un équipage de pêcheurs à la ligne était aussi moins nombreux, et chacun devait effectuer plusieurs tâches dans l'opération de séchage.

Une fois à quai, le poisson était déchargé sur des brouettes, transporté dans la partie la plus occupée du chafaud et déposé sur l'établi à trancher. Les pêcheurs étaient alors libres de rentrer chez eux pour dormir jusqu'au lendemain, laissant aux femmes, aux enfants et à quelques hommes la tâche de trancher et de préparer la morue pour le séchage. Tandis que les femmes et les hommes s'acquittaient du tranchage avec l'aide des enfants, c'était surtout aux femmes et aux enfants qu'il revenait d'étendre et d'empiler la morue. Ceci dit, quand l'averse menaçait, toute la maisonnée courait couvrir le poisson d'écorces ou sous une bâche pour l'abriter de la pluie qui, en le mouillant, en affecterait la qualité.

Femmes au travail sur des vigneaux, Outer Battery, St. John's, s.d.
Femmes au travail sur des vigneaux, Outer Battery, St. John's, s.d.
Les femmes jouaient un rôle économique extrêmement important dans l'industrie de la pêche de Terre-Neuve et du Labrador au 19e siècle.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 137 03.07.006), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Les équipes à terre transformaient le poisson essentiellement durant les mois d'été, par temps sec et ensoleillé. L'expédition du poisson et sa vente aux marchands débutaient en août. Si la morue était « légèrement salée », elle était prête à la fin de septembre; par contre, si le poisson devait être « fortement salé », l'équipage devait parfois y travailler jusqu'en octobre et en novembre.

Migration saisonnière

Durant les années 1800, dans certaines régions, quand la pêche estivale était terminée, les hommes quittaient leurs quartiers d'été pour aller vivre « dans le bois » dans des cabanes en bois rond. C'est là qu'ils se consacraient à leur travail d'hiver, qui consistait à tailler les douves et les cerceaux des barils dans lesquels les marchands expédiaient la morue dans le monde, à scier des planches, à couper des perches pour les quais ou à abattre du bois à brûler. Au fil des années, cette tradition de migration saisonnière a presque partout disparu, même si le travail forestier est resté important en hiver. À la fin du 19e siècle, l'apparition de scieries et de mines a permis aux hommes de travailler en hiver comme bûcherons ou mineurs. Quant à ceux qui restaient à la maison, ils passaient le gros de l'hiver à couper du bois de chauffage et à le haler hors de la forêt sur des traîneaux tirés par des chiens et des poneys. Du temps des foyers à âtre ouvert, avant l'arrivée de poêles plus efficaces au milieu du 19e siècle, une maisonnée pouvait consommer une charge de traîneau complète aux deux jours, et devait donc consacrer beaucoup de temps à la récolte du bois.

Camp de bûcherons, Jacks Pond, baie Trinity, s.d.
Camp de bûcherons, Jacks Pond, baie Trinity, s.d.
L'apparition de scieries et de mines à la fin du 19e siècle a permis aux hommes de travailler en hiver comme bûcherons ou mineurs.
Photographe inconnu. Reproduit avec l'autorisation des Archives d'histoire maritime (PF-103.3-D11), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Les hommes profitaient aussi des mois d'hiver pour réparer leurs engins de pêche, ainsi que pour chasser et trapper. Au printemps, par exemple, ils tuaient les phoques qui dérivaient près de la côte sur les glaces flottantes. L'abattage du bétail à l'automne, pour un rare repas de viande fraîche, était aussi le travail des hommes. D'autres hommes, en particulier ceux de la côte nord-est, s'embarquaient en mars pour un mois ou plus afin de se livrer à la chasse au phoque; cette activité leur procurait l'argent comptant qui leur permettait de se ravitailler durant les jours maigres du printemps.

Production légumière

Dans la plupart des maisonnées, les femmes tenaient des jardins potagers pour agrémenter les repas. Au printemps, femmes et enfants dépierraient le terrain, le parcourant en long et en large pour en retirer pierres et autres débris laissés par l'hiver. Les hommes s'occupaient du labourage et de la préparation des buttes pour les pommes de terre, que les femmes aidaient à semer. Dans des potagers plus petits, les femmes faisaient pousser des navets, des carottes, du panais, des betteraves et des choux. Ces potagers étaient fertilisés avec des engrais tirés de l'océan : capelans, têtes et arêtes de morues. À la fin de juillet ou en août, toute la maisonnée faisait les foins qui servaient de fourrage d'hiver pour les bêtes de ferme: d'abord, les hommes fauchaient les foins à la faux ou à la serpe et les femmes les étendaient à sécher; le lendemain, elles les râtelaient en rouleaux pour en faire des petites meules dispersées; le jour suivant, ces meules étaient réunies en meules plus grosses, pour être ensuite formées en une seule meule qu'on pouvait alors engranger aisément.

Femmes non identifiées s'adonnant à la récolte du foin, s.d.
Femmes non identifiées s'adonnant à la récolte du foin, s.d.
Au 19e siècle, les femmes de Terre-Neuve et du Labrador s'acquittaient de toutes sortes de tâches, apportant une contribution majeure au bien-être général de la maisonnée.
Avec la permission des archives, The Rooms (A12-122), St. John's, T.-N.-L.

Les gens élevaient les bêtes traditionnelles des petites fermes : vaches, chèvres, cochons, poulets et parfois un cheval. Cependant, rares étaient les maisonnées qui pouvaient jouir d'une telle variété à la fin du 19e siècle. Les maisonnées qui gardaient des animaux étaient en mesure d'ajouter des produits laitiers, des œufs et de la viande fraîche à leur régime alimentaire. La plupart récoltaient aussi des petits fruits dans les bois voisins et des mollusques sur le rivage.

En octobre, la récolte des légumes commençait. Il s'agissait normalement d'une corvée familiale mais, en l'absence des hommes, les femmes et les enfants s'en occupaient en plus de leurs autres tâches. La plupart des produits récoltés étaient conservés dans des caveaux à légumes.

Travaux ménagers

Confiés aux femmes, les travaux ménagers s'étiraient sur toute l'année. Les femmes et les jeunes filles devaient cuisiner, mettre la table, laver la vaisselle, faire la lessive, presser les vêtements, coudre, balayer le plancher et bercer le bébé. Certaines activités avaient leur journée désignée; ainsi, les samedis étaient souvent consacrés au ménage, au cirage des chaussures, au polissage de l'argenterie et à la préparation des vêtements du dimanche. Les femmes cuisaient du pain tous les jours de la semaine, sauf le dimanche. En plus du ménage et des soins aux enfants, elles cardaient et filaient la laine pour en tricoter des vêtements, faisaient de la broderie, cousaient des vêtements et des courtepointes et fabriquaient des tapis. S'il s'agissait souvent de travaux menés en hiver, les activités connexes pouvaient s'étendre sur toute l'année. Ainsi, les hommes tondaient les moutons à la fin du printemps, et les femmes lavaient la laine et l'accrochaient à sécher sur une clôture. À l'automne, les enfants, les filles d'ordinaire, débarrassaient la laine des débris et des brindilles. Elle était alors prête à être cardée, ou peignée, et ensuite filée à diverses épaisseurs selon les besoins. Puis, elle était mise en écheveaux et lavée, avant d'être roulée en pelotes. En hiver, les vêtements de laine étaient indispensables, tandis que certains autres étaient portés toute l'année, si bien que toutes les femmes tricotaient : des jupons, des bas, des tuques, des mitaines, des foulards, des sous-vêtements et, surtout, des chandails. L'hiver se passait aussi à assembler des courtepointes et des tapis. Ces activités étaient souvent accueillies comme des distractions du labeur quotidien.

Avantages d'une grande maisonnée

Comme chacun y faisait sa part, une grande maisonnée offrait de grands avantages dans les villages de pêche isolés, les tâches étant réparties plus aisément entre plus de personnes. Les contributions des femmes étaient cruciales. Comme l'a raconté un homme : « la femme faisait plus de la moitié du travail. » C'était certes le cas dans le bercail. La maisonnée devait être polyvalente pour survivre et, même lorsque tous mettaient l'épaule à la roue, la misère n'était jamais loin. Parfois exploitées par les marchands et victimes des éléments, ces maisonnées vivaient leur lot de maladies, de disettes et de conflits. Leur économie diversifiée, fondée sur des activités de pêche et de subsistance, n'a pas toujours fait vivre ses participants, mais elle leur a apporté d'autres précieuses formes de soutien. Si ce mode de vie a un éthos, il est bien rendu par ce dicton : « Nous devons vivre d'espoir, si notre destin est de mourir de désespoir.»

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