Le chemin de fer

Durant un peu plus d'un siècle, Terre-Neuve a eu son propre chemin de fer. Entre 1882 et 1897, les premiers convois ont roulé sur les sections complétées du réseau trans-insulaire envisagé, et le premier train de voyageurs a traversé l'île en juin 1898. Les services pour passagers ont cessé en juillet 1969 et le dernier convoi de marchandise a roulé en juin 1988. Depuis, l'assiette des rails a été transformée en sentier de randonnée, baptisé T'Railway, et devint un parc linéaire provincial.

Avec ses voies étroites (3,5 pi.) choisies dans le but d'économiser, le chemin de fer de Terre-Neuve aura été le plus long de ce type en Amérique du Nord, et sera l'enfant chéri des amoureux du chemin de fer (son surnom affectueux de Newfie Bullet ne date que de la Deuxième Guerre mondiale). Longue de 548 milles, la ligne principale reliait St. John's à Port aux Basques. À son apogée, soit de 1915 à 1931, le réseau terre-neuvien aura fait 906 milles en tout, lignes secondaires comprises.

Draisine à bras, vers 1905
Draisine à bras, vers 1905
Le contremaître Billy Best et des cantonniers sur une draisine à bras, probablement à proximité de Port Blandford.

Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

Bien entendu, les Terre Neuviens eux-mêmes vénéraient leur chemin de fer. Le réseau reliait les principales baies entre elles, et les vieilles « capitales de pêche » de la côte aux nouvelles agglomérations de l'intérieur. Générant de nombreux emplois, il avait créé une confrérie de cheminots et un réseau de familles liées au chemin de fer. Il instaurait aussi le premier lien terrestre avec le continent. La saga de sa construction à travers l'intérieur et de sa ténacité face à des difficultés sans nombre était une source de fierté nationale à Terre-Neuve. Après l'union avec le Canada en 1949, le chemin de fer est demeuré un symbole de l'indépendance perdue de la province. L'époque de sa construction occupe dans l'histoire de Terre-neuve la place qu'occupe l'aventure des grandes lignes transcontinentales dans les histoires du Canada et des États Unis, tant comme une étape clé dans la marche vers le progrès que comme une manifestation de développement du pays.

Influence de la famille Reid

Même si le premier contrat de construction a été accordé en 1881, ce n'est qu'en 1890, avec l'arrivée de l'entrepreneur Robert Gillespie Reid (1842-1908), que la ligne est allée au-delà de la péninsule d'Avalon. La famille Reid a géré le chemin de fer jusqu'en 1923, date de sa prise en main par le gouvernement de Terre-Neuve. Puis, à compter de 1949, en application des conditions de l'union de Terre Neuve et du Canada, son exploitation a été confiée au Canadien National.

Pendant un siècle, le chemin de fer a été un enjeu politique clé à Terre Neuve. Un réseau d'une telle envergure dans un pays aussi peu peuplé ne pouvait fonctionner sans infusion constante de fonds publics. Outre son faible trafic, deux problèmes systémiques l'ont hanté dès sa construction. Le choix des voies étroites aurait des conséquences durables sur la capacité et les coûts du transport des marchandises. De plus, la décision de faire passer la voie à travers les hautes terres dénudées de la chaîne du Gaff Topsail s'est révélée néfaste pour son exploitation en hiver. Ceci dit, il y aura aussi eu des moments stratégiques dans l'histoire de Terre-Neuve où le chemin de fer a prouvé sa valeur : les premiers pas de l'industrie des pâtes et papiers au début du 20e siècle, les deux Guerres mondiales et les années prospères qui ont suivi l'union avec le Canada.

De fait, le chemin de fer a comblé les ambitions de ses premiers promoteurs en tant que « voie de développement ». Avec les progrès connexes de l'industrie lourde, des transports et des communications, le réseau a été à la clé du développement de l'industrie forestière sur l'île, ainsi que des mines et de l'hydro-électricité. En plus de permettre l'exploration du vaste intérieur, le réseau en tant que tel et les efforts des Reid pour tirer parti des terres acquises en vertu de divers contrats d'exploitation ont placé le potentiel des ressources terrestres à l'avant-plan des politiques publiques.

Locomotive no 1024, 1948
Locomotive no 1024, 1948
Dernière locomotive à vapeur construite par la Montreal Locomotive Company pour le Newfoundland Railway. Le Canadien National l'a envoyée à la ferraille en 1957.

Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

Le chemin de fer a fourni à Terre-Neuve une « nouvelle » région intérieure et, de Whitbourne à Deer Lake, ses premières collectivités « éloignées des spectacles et des bruits de la mer ». Il a aussi fourni un arrière pays à occuper aux habitants des plus vieilles agglomérations de la côte est. Comme ses voisins nord-américains, Terre-Neuve a eu sa « conquête de l'ouest » à compter de 1898. L'achèvement du chemin de fer a contribué au règlement du différend sur le French Shore, a ouvert l'ouest de l'île à un développement accru et a fourni un lien tangible avec le reste du Canada.

Questions sans réponse

À bien des égards, les premiers pas de l'histoire du chemin de fer à Terre Neuve reflètent ce qui s'est produit au Canada et ailleurs : enthousiasme initial, émergence d'un champion politique en Sir William V. Whiteway (1828-1908), « l'apôtre du progrès », générosité et concessions de terres par le gouvernement, expansion mal planifiée et rôle central de la « question du chemin de fer » dans le discours politique. Et la même question revient, peut-être vouée à demeurer sans réponse : le chemin de fer a-t-il été à la hauteur de ses promesses à Terre Neuve? Comment peser son idéal de progrès en regard de l'investissement de tant de fonds publics? Cette dernière question a un poids considérable dans l'histoire terre-neuvienne, à la lumière de la suspension du gouvernement responsable en 1934, année où le pays s'est trouvé incapable de rembourser sa dette publique. Dans ce contexte, le chemin de fer aura-t-il amené Terre Neuve à perdre son indépendance en 1949?

Arrivée d'un train de voyageurs à la gare de Corner Brook, s.d.
Arrivée d'un train de voyageurs à la gare de Corner Brook, s.d.

Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

Les partisans du chemin de fer ont toujours insisté sur sa nécessité pour Terre-Neuve. Pour eux, sa construction était « l'œuvre d'une nation », un moyen de réduire la dépendance historique de l'île envers la pêche et de stimuler son économie en rendant accessibles les ressources de l'intérieur. Pour ses adversaires, ce réseau au coût prohibitif était un cheval de Troie offert par les promoteurs de l'union avec le Canada. Avec le recul, un examen de l'histoire du chemin de fer à Terre Neuve nous conduit à conclure que chaque point de vue a sa part de mérite.

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