Le chemin de fer et la société terre-neuvienne

Dès le départ, on s'attendait à ce que le chemin de fer métamorphose Terre-Neuve. Une bonne part des activités de construction, de politique et de financement associées au chemin de fer à la fin du 19e siècle étaient animées par la soif de modernisation et le culte victorien du progrès. Terre-Neuve devait être « prête à accueillir » le 20e siècle ou risquer d'être reléguée à l'arrière-garde du reste de l'Empire et de ses voisins nord-américains.

Le chemin de fer devait ainsi rapprocher Terre-Neuve de ses voisins et de sa compétition. Il fallait permettre à « la plus ancienne colonie » d'être concurrentielle dans le monde moderne; on y voyait la clé d'un développement économique fondé sur des assises plus « normales ». En se dotant d'une économie mixte basée sur l'extraction des ressources terrestres et leur manufacture, Terre-Neuve allait échapper à sa dépendance historique envers la pêche de la morue, une industrie vieillissante et hasardeuse.

Évaluation

Pour évaluer l'incidence sociale du chemin de fer, il convient d'abord de déterminer s'il a produit les retombées anticipées. En premier lieu, construire et exploiter un chemin de fer à travers l'île était vu comme un exercice d'affirmation nationale. Après avoir rejeté l'union avec le Canada en 1869, nombre de Terre-Neuviens voyaient dans la construction d'un réseau ferroviaire une suite obligée et il est indéniable que le chemin de fer aura beaucoup fait pour rassembler la population. Les équipes de construction et les cantonniers ont grandement contribué à semer d'est en ouest les liens familiaux si vitaux pour le sentiment national. Le chemin de fer (associé à un service de vapeurs côtiers) a contribué à l'émergence du nationalisme terre-neuvien et a joué un rôle vital dans l'extension du contrôle du gouvernement colonial sur la côte ouest et sur l'intérieur de l'île.

Excursion vers 1892
« Excursion », vers 1892
Probablement une « excursion » jusqu'au bout de la voie ferrée.

Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

Du point de vue du peuplement de la côte ouest de Terre-Neuve (vallée de l'Humber, baie des Îles, baie Saint-Georges et vallée de Codroy), l'étape de colonisation avait précédé l'achèvement de la voie ferrée en 1898. S'il est vrai que le chemin de fer a ouvert de nouveaux marchés pour les fermiers de la vallée de Codroy, ce secteur était déjà reconnu depuis des années comme le joyau agricole de l'île. Avec l'arrivée du chemin de fer, nombre de centres commerciaux historiques de l'est ont compris le potentiel de la côte ouest, donnant à Terre-Neuve une « ruée vers l'ouest » rappelant celle de ses voisins nord-américains. Si Corner Brook, Channel-Port aux Basques et St. George's sont devenues d'importantes agglomérations sur la côte ouest, elles le doivent surtout à leur lien ferroviaire au reste de l'île. La construction du chemin de fer a aussi précipité l'atteinte d'un règlement satisfaisant au litige sur le French Shore.

Le chemin de fer a permis la création d'une nouvelle région dans le centre de l'île. Les villes de Whitbourne, Grand Falls et Bishop's Falls n'ont pas été les seules créations du chemin de fer; celles où aboutissaient les lignes au fond des baies et où accostaient les caboteurs sont aussi devenues importantes. Des « centres régionaux de services » comme Clarenville et Lewisporte auront d'abord été des villes ferroviaires.

Rassemblement dans un petit village de pêche, s.d.
Rassemblement dans un petit village de pêche, s.d.
Tout le village se rassemble pour accueillir un convoi d'une ligne secondaire.

Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

Une des priorités des promoteurs du chemin de fer terre-neuvien dans les années 1860 et 1870 aura, pour l'essentiel, été oubliée : la nécessité pour Terre-Neuve de « prendre sa place » dans l'Empire britannique. Ce but associait des ambitions de modernité sociale et économique (élevant Terre-Neuve à un niveau où ses contributions aux cercles impériaux seraient reconnues et appréciées) à une conviction qu'une colonie ouverte sur le monde se devait d'emboiter le pas à la marche glorieuse de l'Empire.

Avec le recul

On sait aujourd'hui que les plus ardents défenseurs du chemin de fer à Terre-Neuve étaient motivés par la conviction que la colonie devait s'unir au reste de l'Amérique du Nord. Ils voyaient la construction du chemin de fer comme une première étape, qui serait suivie par le développement d'une économie d'extraction des ressources terrestres servie par un réseau ferroviaire. Les opposants à l'union avaient remporté le référendum de 1869 en rappelant aux Terre-Neuviens qu'ils faisaient face à l'Angleterre mais tournaient le dos au golfe. Or, c'est l'un des promoteurs de l'union pendant cette campagne, William V. Whiteway, qui allait prendre la tête du gouvernement en 1878. Au cours des vingt années suivantes, sa « politique du progrès » allait réussir à conjuguer le patriotisme et l'ambition des Terre-Neuviens en une poursuite enthousiaste d'une connexion avec l'Amérique du Nord.

Par conséquent, quand on envisage l'impact social du chemin de fer sur Terre-Neuve, on a souvent du mal à distinguer les effets désirés, soit les changements et les tendances qui peuvent être directement associés au chemin de fer, des effets inévitables, qui n'ont été qu'une autre manifestation de la marche vers le progrès.

Les historiens n'ont pas encore analysé à fond les contributions du chemin de fer dans des tendances comme l'émergence d'une économie basée sur les salaires, la mobilité de la main-d'œuvre, les modes de migration et de colonisation, la culture populaire et la montée du syndicalisme et des mouvements sociaux. L'incidence du chemin de fer et des politiques connexes sur la pêche est une autre voie de recherche qui a soulevé plus de questions que de réponses. Ceci dit, le consensus dans tous les secteurs reste que l'impact de l'arrivée du chemin de fer, s'il est difficile à mesurer, aura tout de même été profond.

Port aux Basques, vers les années 1940
Port aux Basques, vers les années 1940
Attente du transbordement sur le Cabot Strait pour la traversée vers le continent.

Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

Ceci dit, en examinant l'impact du chemin de fer sur Terre-Neuve au 20e siècle, on en arrive inévitablement à s'interroger sur son poids dans les résultats du référendum de 1949 sur l'union avec le Canada, sans contredit l'événement central du siècle. Le chemin de fer a-t-il vraiment fait de Terre-Neuve un pays, comme l'avait rêvé Sir William Whiteway? Ou bien a-t-il permis la réalisation des pires craintes des anti-confédérés, qui y voyaient un Cheval de Troie offert par les promoteurs de l'union?

English version