L'agriculture

Malgré un climat et des sols peu propices, l'agriculture d'appoint aura été cruciale pour les villages isolés de Terre-Neuve et du Labrador, qui ne tiraient que de faibles revenus de la pêche. Les familles de pêcheurs cultivaient des légumes-racines, ainsi qu'un peu de foin et d'avoine, et gardaient quelques animaux d'élevage à leur propre usage, tout en échangeant localement leurs rares surplus. Au début du XIXe siècle, une grave infestation de mildiou de la pomme de terre, aggravée par le mauvais temps et par une saison de pêche pitoyable, ont forcé le gouvernement à dispenser des prestations d'aide sociale aux démunis pour éviter la famine.

Durant les années 1840, dépassé par les besoins de secours, le gouvernement colonial s'est mis à croire en une agriculture commerciale, estimant que les terres de l'intérieur de la colonie avaient un fort potentiel agricole. Bon nombre des premières routes de Terre-Neuve ont été ouvertes afin de parvenir à ces ressources, dans le cadre de programmes de secours visant les personnes aptes au travail. Si quelques parcelles de bonne terre ont été découvertes et cultivées à l'occasion, elles n'ont pas suffi à réduire la dépendance à l'égard de la pêche pour les emplois. Devant la persistance de saisons de pêche médiocres dans les années 1860, le gouvernement a adopté des lois sur les terres publiques pour faciliter l'attribution de terres et leur défrichage à des fins agricoles. S'il a négligé l'agriculture entre 1869 et 1874, alors que les pêches avaient repris le rythme, il a renouvelé ses engagements après la campagne de pêche désastreuse de 1875.

Agriculture commerciale

À ses débuts, l'agriculture commerciale s'est révélée la plus prospère aux environs de St. John's qui, à titre de capitale coloniale et de centre militaire, constituait un bon marché local. Elle se concentrait dans les vallées Waterford et Freshwater, ainsi qu'à Kilbride, Goulds, Logy Bay, Outer Cove, Middle Cove et Torbay. Parfois, des officiers militaires et des professionnels se dotaient de respectabilité en investissant dans des domaines champêtres : « Mount Pearl », la ferme de Sir James Pearl à l'ouest de St. John's, était de ce nombre. Mais c'étaient plus souvent des travailleurs manuels qui aménageaient de petites fermes, comme l'a fait William Ruby à Goulds : au cours des années 1850 et 1860, cette ferme florissante a alimenté St. John's en légumes, en fourrage et en produits d'élevage. Avec le temps, les fermes voisines de St. John's se sont spécialisées dans la production de lait frais, d'œufs et de viande pour le marché local.

La ferme Glendinning, Mount Pearl, 1919
La ferme Glendinning, Mount Pearl, 1919
L'agriculture s'est révélée la plus prospère aux environs de St. John's.
Reproduit avec la permission du Centre for Newfoundland Studies (Coll – 137 7.01.004), Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.).

Autrement, l'agriculture commerciale a eu à affronter des problèmes persistants. Les marchés locaux étaient rares et le transport maritime favorisait l'importation de produits agricoles à moindre coût. Les fermes locales ne fournissaient que peu d'emplois par rapport aux sommes considérables investies par le gouvernement pour les soutenir. Entre 1886 et 1898, les efforts des gouvernements on connu le plus de succès quand ils ont visé une agriculture d'appoint, plutôt qu'une agriculture commerciale menée indépendamment de la pêche.

De 1891 à 1921, les populations croissantes des villages de pêche isolés avaient cultivé quasi chaque centimètre de terre arable sur le littoral. Les nouveaux emplois dans les villes papetières et minières ont un peu soulagé la pression sur les terres relativement maigres des régions côtières. Ces villes ont aussi fourni de bons marchés locaux aux produits agricoles de nouveaux centres d'agriculture et de pêche, dont Musgravetown, sur la côte nord-est, et de collectivités de la vallée Codroy, sur la côte ouest de l'île. En 1919, le gouvernement créait une ferme modèle pour tirer parti de ces entreprises prometteuses. Avec l'avènement de la Grande Dépression, l'expansion de l'emploi dans les secteurs miniers et forestiers a cessé; incapables de trouver du travail au Canada ou aux États-Unis, bien des gens des villages de pêche isolés sont rentrés chez eux au moment même où les prix du poisson étaient en chute libre, et les marchés locaux pour les produits des fermes familiales se sont révélés limités.

La vallée Codroy, vers 1994
La vallée Codroy, vers 1994
Vue de la rivière Codroy.

Reproduit avec la permission de Ben Hansen, 1994. Tiré de Newfoundland and Labrador, par Ben Hansen, Vinland Press, St. John's, 1994, p. 47.

Colonisation agricole

Durant la Grande Dépression, la Commission de gouvernement de Terre-Neuve a tenté de contrer le chômage en colonisant des terres agricoles, faisant construire entre 1935 et 1936 une ferme de démonstration et une école d'agriculture auxiliaire. Faute de moyens pour instaurer des programmes d'éducation agricole pour les villages isolés, la Commission a favorisé des centres d'agriculture commerciale, subventionnant l'établissement des villages de Markland, Haricot, Lourdes, Midland, Brown's Arm, Sandringham, Winterland et Point au Mal.

Les résidents de ces centres étaient censés vivre et pratiquer l'agriculture en coopération, mais les plans de colonisation allaient échouer. Au lieu de se concentrer sur l'agriculture, la Commission a consacré le gros de ses efforts à tenter d'éliminer la confessionnalité et de réformer les mœurs des colons. En 1944-1945, la plupart de ceux-ci, découragés, étaient retournés à une pêche revigorée par la guerre ou à la coupe du bois, ou avaient trouvé de l'emploi dans une base militaire. La Commission allait éventuellement reconnaître que la plupart des Terre-Neuviens hors des centres urbains vivaient dans des régions impropres à l'agriculture commerciale, et finir par subventionner une agriculture d'appoint par les familles de pêcheurs.

Agriculture d'appoint

L'agriculture d'appoint était importante pour des raisons sociales et culturelles. Tandis que les hommes pêchaient, les femmes s'occupaient de l'essentiel de la plantation et de la fertilisation, et tiraient une grande fierté de garder leurs lots de pommes de terres exempts de mauvaises herbes, ou de la qualité de leur fenaison. Rares étaient les femmes des villages de pêche isolés qui gaspillaient leur précieuse terre pour des fleurs ornementales. Celles qui cultivaient autre chose que du foin et des légumes faisaient pousser des fleurs ou des herbes à usage médicinal ou aromatique, ou encore des arbustes fruitiers comme les groseilliers. Si la pêche dictait que les villages soient éparpillés le long du littoral accidenté, les potagers y étaient aussi importants que les vigneaux, les chafauds et les rampes. Les sentiers serpentaient autour des habitations en contournant les bonnes terres. Les gens avaient des potagers à la place des pelouses, et les entouraient de clôtures de perches pour en interdire l'accès aux animaux. Des potagers et des pâturages plus grands entouraient la plupart des villages de pêches isolés.

Femmes non identifiées au temps des foins, s.d.
Femmes non identifiées au temps des foins, s.d.
Avec la permission de la Division des archives provinciales (A 12-122), The Rooms, St. John's (T.-N.-L.).

Modernisation et industrialisation

L'agriculture et la pêche, déjà de rudes métiers, ne préservaient même pas de la pauvreté. L'expérience de la Grand Dépression, et les jours plus prospères de la Deuxième Guerre mondiale, ont convaincu la population d'accepter la promesse de J. R. Smallwood et de la Confédération : une nouvelle ère de prospérité liée aux paiements de transfert et à la diversification industrielle. Durant les années 1950 et 1960, Smallwood a en effet amélioré le niveau de vie en élargissant le système d'aide sociale. Mais ses projets de diversification industrielle ne sont pas parvenus à réduire la dépendance des régions rurales envers leur économie traditionnelle.

La politique agricole terre-neuvienne était fondée sur le scénario d'une industrialisation réussie. En 1953, une commission royale provinciale recommandait que le gouvernement décourage l'agriculture d'appoint, sous prétexte qu'elle produisait peu de valeur, au profit de grandes fermes commerciales plus intenses. On s'attendait à ce que les villages de pêche isolés sur la côte disparaissent avec la modernisation, l'industrialisation et la centralisation de la pêche dans quelques localités plus grandes. L'agriculture d'appoint devait disparaître en même temps.

Or, malgré les efforts de relocalisation des années 1960 et 1970, Terre-Neuve était restée dépendante des pêches modernisées et côtières. Son intégration au marché canadien avait rendu encore moins chers les aliments importés, que les paiements d'aide et de sécurité sociale mettaient à la portée des gens des petits villages de pêche. Cependant, la richesse attendu de la diversification industrielle ne s'étant pas matérialisé, nombre de Terre-Neuviens des régions rurales ont poursuivi leur pratique de l'agriculture d'appoint, mais à plus petite échelle.

Bien que les observateurs de la presse agricole canadienne aient été impressionnés par le faible coût de cette forme d'agriculture, liée à une main d'œuvre familiale et à des engrais naturels locaux, le gouvernement provincial a limité son soutien aux producteurs commerciaux de volaille, de porcs et de produits laitiers, ainsi qu'aux éleveurs de vison. En favorisant les grosses fermes, il aura voulu stabiliser une production agricole centralisée, qui soit plus facile à réglementer et, supposément, plus rentable; malheureusement, les grandes fermes commerciales ne se sont révélées profitables qu'aux dépens des emplois, par le biais de la mécanisation.

Les secteurs de la volaille, du lait et de la viande en sont venus à dépendre de subventions du gouvernement et de programmes de soutien des prix contrôlés par l'industrie. De tels appuis ont notamment fait beaucoup pour stabiliser l'approvisionnement en lait frais, mais les consommateurs ont dû en payer le prix. En 1963, le gouvernement de Terre-Neuve a constitué la Newfoundland Farm Products Corporation en société d'État provinciale, à qui il a confié la propriété et l'exploitation d'usines de classement et de transformation des viandes.

Encouragements au développement agricole

Tout au long des années 1970, les gouvernements ont surtout encouragé le développement agricole dans des zones désignées à cette fin, par exemple dans la région laitière commerciale de Musgravetown-Lethbridge, dans la baie de Bonavista. Durant les années 1980, le gouvernement a subventionné l'introduction d'une nouvelle technologie agricole, nommément de la serre hydroponique Sprung, à Mount Pearl; toutefois, la culture hydroponique à une telle échelle s'est révélée trop coûteuse et la serre Sprung a dû fermer ses portes en 1990. Ceci dit, quelques installations hydroponiques de moindre envergure sont toujours en opération.

Le gouvernement provincial a continué de soutenir le développement de l'agriculture commerciale de production et de transformation durant les années 1990. Il a mis l'accent sur la mécanisation des entreprises agricoles organisées dans un environnement de libre marché. Dans cet esprit, il a éliminé toutes les subventions qui avaient rendues possible jusqu'alors la production commerciale à temps plein. Même si l'agriculture d'appoint était toujours importante dans le secteur agricole de la province, elle ne recevait que peu de soutien de l'État.

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