Musique traditionnelle
Seule la morue peut concurrencer la musique traditionnelle à titre de blason culturel à Terre-Neuve-et-Labrador. À la fois expérience partagée et motif de fierté, riche de son pouvoir narratif, de ses airs distinctifs et de ses liens solides avec l'Europe occidentale, la musique traditionnelle témoigne de l'histoire et de la culture de la province, assurant un lien vital entre le passé et le présent. Pour bien des gens, elle représente aussi une manifestation du « caractère unique » de la province.
En outre, cette musique continue d'évoluer et de prospérer comme divertissement populaire. Si elle a été peaufinée, conditionnée et promue pour le tourisme, la musique refuse toujours de s'abaisser au cliché ou à l'artefact. Dans les boîtes de nuit, les studios et les salons, elle retient sa sonorité puissante et profondément éprouvée. L'étiquette de « musique traditionnelle » ne s'applique pas seulement aux mélodies et aux chansons transmises par les générations passées; elle vise aussi une musique innovatrice infusée d'influences historiques. En ce sens, la musique traditionnelle de la province continue d'être créée et réinventée.
Racines culturelles
Souvent qualifiée de « celtique », cette musique a des rapports indéniables avec la musique créée par les peuples celtes de Bretagne, d'Irlande, d'Écosse et du Pays de Galles. Mais on y cerne d'autres racines, notamment celles des colons du sud-ouest de l'Angleterre (le West Country). La musique de Terre-Neuve-et-Labrador dérive d'un large éventail de styles européens, eux-mêmes fruits d'une longue histoire de calques et d'influences mutuelles. En intégrant à ce mélange leur créativité et leurs propres influences, des générations de musiciens et de compositeurs locaux ont produit un son distinct, indissociable de la province. Des airs classiques comme I'se the B'y ou The Cliffs of Baccalieu ont des résonances des vieux pays. Mais de subtiles différences de mélodie et de rythme, ainsi que les histoires et les références locales que ces chansons véhiculent, leur donnent un timbre nettement associé à la province.
Les annales rappellent que les premiers explorateurs et pêcheurs à Terre-Neuve et au Labrador jouaient de la musique pour se divertir. Les hymnes religieux, les fanfares militaires, le violon, la flûte, la cornemuse, les chansons de marins et les ballades étaient populaires. Une première vague d'immigration, au début du 19e, siècle a accéléré la croissance et l'évolution de la musique dans la colonie. Tout au long du littoral, chanteurs et musiciens y allaient de ballades et d'airs qu'ils avaient rapportés d'Europe. Mais ils écrivaient aussi de nouvelles chansons pour témoigner des histoires, des drames, des espoirs, des craintes, des personnages, des particularités et des expériences quotidiennes de leur coin de pays. Bien des chansons folkloriques de la province peuvent être retracées jusqu'en Angleterre ou en Irlande, mais nombre d'autres sont d'origine locale.
Documentation
Ce n'est qu'au 20e siècle qu'on note les premiers efforts de transcrire la musique sur papier. L'une de ces publications pionnières, et la plus populaire, The Old Time Songs and Poetry of Newfoundland, a été compilée par Gerald S. Doyle et publiée en plusieurs éditions des années 1920 aux années 1960. Le recueil de Doyle a fondé les assises musicales de Terre-Neuve-et-Labrador et ses diverses versions ont aidé à populariser des chansons comme The Badger Drive, Jack Was Every Inch a Sailor, The Old Polina et tant d'autres qui allaient représenter l'essence de la musique de la province. De 1951 à 1961, Kenneth Peacock a recueilli plus de 500 chansons, qu'il a publiées en trois tomes en 1965 sous le titre Songs of the Newfoundland Outports. Cet énorme recueil charnière présentait sur papier de nombreuses chansons pour la première fois.
Apparition de la radio
La radio a aussi élargi le public de la musique. Durant les années 1930, des émissions comme The Big Six et The Irene B. Mellon ont diffusé des enregistrements et des spectacles de musique de Terre-Neuve et du Labrador ainsi que d'Irlande. C'est aussi à cette époque que les premiers enregistrements de chansons au contenu local furent entendus à la radio. La McNutty Family, un groupe irlando-américain, en aura interprété les plus appréciées à la radio et donné plusieurs concerts dans l'île. En 1943, Art Scammell a vendu plus de 15 000 exemplaires de sa chanson Squid Jigging Ground, devenant le meilleur vendeur de Terre-Neuve et du Labrador à l'époque. Dès ce moment, l'accordéon allait rejoindre le violon et la voix au nombre des instruments populaires et accessibles. Il y avait toujours des chanteurs et des musiciens locaux aux fêtes (p. ex. aux Garden Parties) et aux concerts communautaires. La musique était aussi répandue dans les lieux de travail, où on chantait des chansons de marins, et dans les foyers, où allaient naître les soirées et les fêtes de cuisine typiques de la culture de Terre-Neuve et du Labrador.
La radio exposerait aussi ses auditoires à la musique populaire des États-Unis et de la Grande-Bretagne, dont l'influence allait s'accroître durant la Deuxième Guerre mondiale. Les soldats américains stationnés à Terre-Neuve et au Labrador écoutaient des stations de radio militaires, qui diffusaient du country, du jazz et de la musique pop; cette musique était aussi appréciée par les publics locaux, et le resterait après la guerre. Durant les années 1950, les jeunes de la province ont été séduits par l'ascension fulgurante du rock-and-roll. Les stations de radio diffusaient presque exclusivement du pop et du rock. Les jeunes musiciens préféraient les nouveaux rythmes, et la musique traditionnelle a virtuellement disparu des ondes, pour être reléguée aux cuisines et aux salons.
« La musique de l'ancien temps »
Or, il y avait toujours dans ces cuisines et ces salons des mordus de ce qu'on appelait la « musique de l'ancien temps », et plusieurs musiciens nourrissaient leur ferveur. En 1955, Omar Blondahl est arrivé à St. John's pour travailler à la station de radio VOCM. Durant les deux décennies suivantes, il a interprété et enregistré des douzaines de chansons des recueils de Doyle. Une autre vedette locale, l'accordéoniste Wilf Doyle, parcourra la province avec son groupe. Des musiciens comme Blondahl et Doyle ont aidé à préserver la musique traditionnelle à une époque où la radio n'en avait que pour les musiques pop et country d'Angleterre et des États-Unis.
La musique traditionnelle à la télévision
Le retour en grâce de la musique traditionnelle a débuté en 1964, avec l'émission All Around the Circle à la télévision de CBC. En diffusant des chansons et des airs de Terre-Neuve et du Labrador dans les foyers de la province, à une époque où ce médium était dominé par les séries et le cinéma du Canada et des États-Unis, cette émission a contribué à légitimer le folklore aux yeux du public. Circle a eu une riche influence sur les musiciens naissants. Elle a aussi fait de John White une vedette au visage et à la voix instantanément reconnaissables partout dans la province.
Les milliers de Terre-Neuviens et de Labradoriens expatriés à Toronto et en Alberta pour y trouver du travail étaient aussi friands de musique traditionnelle. Originaire de l'île Bell, Harry Hibbs était adulé au Caribou Club de Toronto, où venait l'écouter un public nostalgique de la province. Il animait à la télé sa propre émission de variétés, qui était populaire tant en Ontario qu'à Terre-Neuve et au Labrador. D'autres, comme Dick Nolan et Roy Payne, ont aussi trouvé un vaste public parmi les expatriés. À leurs chansons originales et traditionnelles, ils ajoutaient une forte influence de musique country.
Ryan's Fancy, un trio d'Irlandais qui avaient émigré à l'île de Terre-Neuve, animaient une autre série télévisée populaire, parcourant la province pour filmer et présenter des chanteurs et des musiciens qui n'étaient connus auparavant que dans leur coin de pays. En même temps, de jeunes musiciens comme Kelly Russell, Pamela Morgan et Anita Best traversaient l'île, en quête de mentors plus âgés dont ils apprenaient les chansons et les mélodies, dont certaines n'avaient jamais été entendues hors de leur village ou de leur baie.
Certains musiciens qui avaient passé toute leur vie à divertir leurs familles et leurs amis ont finalement obtenu sur le tard une reconnaissance populaire. Des instrumentistes comme Rufus Guinchard, Minnie White et Émile Benoit, de même que des interprètes comme Mack Masters et Paddy et Bride Judge, se sont produits sur des scènes nationales et internationales.
Redécouverte de la musique traditionnelle
Durant les années 1970 et 1980, la mise à jour de ces voix d'anciens et le regain d'enthousiasme pour la culture de Terre-Neuve et du Labrador ont propulsé la musique traditionnelle vers de nouveaux sommets de popularité. Ce mouvement a été animé et soutenu par une génération plus jeune. Des groupes comme Wonderful Grand Band et Figgy Duff, avec leurs talents de musiciens et de chansonniers, leur vaste gamme d'influences et leur passion pour la vieille musique, ont remanié et redéfini le son traditionnel, y associant souvent musique rock et autres styles contemporains pour le renouveler et le rendre plus accessible à un public jeune sevré à la musique pop. Ce regain de vie (« revival ») a fait face à une certaine résistance et plusieurs jeunes musiciens ont eu du mal à vendre des disques et à garder la fidélité de leur public. Mais leur influence durable est indéniable. Ces nouveaux musiciens faisaient partie d'un mouvement plus large d'écrivains, d'artistes et d'interprètes qui s'étaient donné pour mission de préserver et de renouveler le riche patrimoine de la province. Bon nombre d'entre eux ont dominé la scène culturelle de la province.
Un mouvement similaire était en marche au Labrador. En publiant la collection Folk Ballads and Songs of the Lower Labrador Coast en 1965, MacEdward Leach a mis en valeur la tradition musicale de la région. Des artistes comme Shirley Montague et Gerald Mitchell ont enregistré nombre de chansons locales. Un autre livre de musique et de recherche, Music Traditions of the Labrador Coast Inuit, fut publié en 1982 par Maija Lutz. Aussi, un regain d'intérêt pour la culture inuit a favorisé l'émergence de plusieurs chanteurs et groupes autochtones, et Byron « Fiddler » Chaulk était considéré comme l'un des grands chansonniers de la région. En 1993, l'année-même de son décès, le disque intitulé Our Labrador a fait connaître à un public élargi plusieurs voix et chansons classiques du Labrador.
Dans la foulée de ce regain de vie, la musique et les musiciens traditionnels de la province ont repris une place de choix à la radio, dans les boîtes de nuit et dans les salles de concert, et accompagnaient fréquemment les émissions télévisées et les films produits localement. Les festivals folkloriques attiraient des foules et la musique était au nombre des grands attraits touristiques de la province. L'École de musique de Memorial University dispensait des cours de violon, d'accordéon et de chant traditionnels de la province.
Des musiciens ont continué de trouver de nouvelles orientations pour cette tradition, comme Kelly Russell and The Planks qui assaisonnaient gigues et reels de hard rock, Gayle Tapper, qui l'interprétait à la harpe sud-américaine, et Jim Fiddler, qui y intègrait des influences reggae et de musique du monde.
Influences traditionnelles sur la musique populaire
Inspirés par les œuvres de leurs prédécesseurs, les musiciens traditionnels ont touché un auditoire plus étendu que jamais. Great Big Sea, les Irish Descendants, les Ennis Sisters, Buddy Wasisname and the Other Fellas, les Fables, les Punters et Celtic Connection sont autant d'artistes dont les disques et les spectacles devinrent populaires dans la province et ailleurs. Si les postes de radio, les sociétés de disques et les promoteurs de concerts avaient tendance à vendre le genre comme musique « pour adultes », quelques interprètes, en particulier Great Big Sea, ont trouvé une audience considérable parmi les adolescents et les étudiants de collège, tant à Terre-Neuve et au Labrador que partout au pays.
Compte tenu du penchant de l'industrie de la musique populaire pour les engouements passagers et la mode, il y a lieu de se demander si les interprètes de musique traditionnelle de la province continueront d'attirer un large public au pays. L'orientation future de cette musique à l'échelle locale est aussi difficile à prévoir. Le mode de vie rural et maritime qui a nourri la tradition et inspiré tant de chansons immortelles n'est plus aussi central dans l'expérience de la vie à Terre-Neuve-et-Labrador. Il en découle que l'avenir de la musique traditionnelle pourrait reposer sur les musiciens professionnels au lieu de poursuivre son évolution dans les milieux de travail et les foyers. Mais il demeure certain que cette musique restera populaire. Les meilleurs artistes de Terre-Neuve-et-Labrador continuent de l'interpréter, de l'explorer et d'y trouver vitalité et pertinence, et elle continue de faire vibrer les publics locaux de tous les âges. La musique traditionnelle paraît destinée à conserver son statut largement consensuel de voix distincte du peuple et de l'histoire de la province.