Bernice Morgan (1935-)

Pour Bernice Morgan, l'histoire est essentielle dans l'exploration de l'identité et de l'avenir. Morgan est née à St. John's, T.-N.-L. où elle habite avec son époux, ses deux filles et son fils. En 1986, elle quittait son poste d'agente des communications et de rédactrice du Bulletin à la Newfoundland and Labrador Teachers' Association pour devenir écrivaine à temps plein. Elle avait aussi travaillé en relations publiques et comme rédactrice en chef de la Gazette de Memorial University.

Bernice Morgan, 1991
Bernice Morgan, 1991
Pour nombre de commentateurs, Random Passage (Cap Random I), le premier roman de Morgan, est au nombre des œuvres de fiction les plus mémorables publiées à Terre-Neuve-et-Labrador.
Photo : Karla Krachun. Reproduction autorisée par Bernice Morgan, © 1991.

Morgan rappelle que la production et la diffusion de la culture locale étaient presque négligeables durant son enfance à Terre-Neuve-et-Labrador. Dans les années 1960, où dominaient le cinéma américain et la littérature anglaise ou canadienne, elle rappelle que son manuel scolaire de littérature, Our Heritage, ne mentionnait même pas Terre-Neuve ou Labrador. Cette négligence l'avait contaminée au point où, dans ses travaux scolaires, elle utilisait le mot « village » plutôt que « outport ». À cause de ces expériences de jeunesse, ses œuvres de fiction sont empreintes d'inconfort. La permanence des objets et des expériences face à l'impermanence des gens et au combat que fut leur formation est « un trou noir, qui vous avale jusqu'à vous faire ignorer qui vous êtes, à vous cacher votre potentiel ».

Random Passage

En écrivant son premier roman, Random Passage (Breakwater, 1992; traduit en français sous le titre Cap Random I, YXZ, 2000), Morgan a voulu exorciser cette omission de Terre-Neuve-et-Labrador qu'elle a vécue dans ses études. Elle explique « En retraçant ma propre relation avec cet endroit – un récit de retrouvailles, – j'en suis venue à retracer une histoire commune à la plupart des Terre-Neuviens de ma génération. »

Le Cap Random, cadre du roman, reflète peut-être l'histoire de sa propre famille dans une Terre-Neuve rurale : en effet, sa mère, Sadie Vincent, a grandi à Cape Island, au nord de la baie de Bonavista, et son père, William Vardy, sur l'île Random, dans la baie Trinity. Le Cap Random est un archétype de ces premiers villages de pêche, dont elle relate certaines péripéties, fictives et factuelles, de leur établissement.

« La batture n'était plus grise et blanche, mais rouge. Rouge partout, comme si l'on avait piétiné de la confiture de berris dans la neige, rouge, pourpre et rose – avec eux étendus au milieu. Ned sur le dos, un bras presque arraché, et Isaac sur le côté, ramassé en chien de fusil, alors que l'animal le labourait de ses griffes en grognant comme un chien avec une pièce de viande. » (Cap Random I).

Être déchiqueté par un ours blanc n'est qu'une des horreurs sans nom auxquelles doivent faire face les habitants du Cap Random. Par l'intermédiaire du journal de Lavinia Andrews, l'une des principales protagonistes du roman, Morgan explore les expériences de la vie sur la côte isolée au dix-neuvième siècle et illustre la persévérance des habitants de Cap Random aux prises avec la mort, la famine et la maladie. Comme elle le note en exergue, « la sécurité est une tâche de tous les instants. » Ceci dit, ce n'est pas seulement la lutte constante entre la mort, le désespoir et la survie, un thème terre-neuvien et labradorien récurrent, qui a fait de ce roman de Morgan l'un des plus marquants de la littérature provinciale. C'est sa capacité de remettre en question, encore et encore, l'évolution de la survie, depuis la création d'un foyer dans Cap Random I jusqu'à l'exil vers la grande ville dans sa suite, Waiting for Time, où « un départ peut être un retour chez soi, » qui donne à son œuvre une place prédominante dans la littérature de l'île.

La publication de Cap Random I après le programme de relocalisation de Terre-Neuve-et-Labrador évoque l'atmosphère et les expériences de la vie sur la côte pour nombre de personnes qui ne les ont jamais connues. Ainsi, les fondements de l'identité communautaire, que bien des Terre-Neuviens et Labradoriens contemporains ne connaissent que par le biais de livres d'école, sont incarnés dans un récit dont les faits ont été consignés avec un minimum d'embellissement. L'œuvre achevée sort du domaine de l'imaginaire pour nous faire revivre l'histoire par le biais de l'imagination.

Un deuxième roman : Waiting for Time

En nous faisant retrouver les descendants des habitants de Cap Random dans un Terre-Neuve-et-Labrador moderne, Waiting for Time (Breakwater, 1994; traduit en français sous le titre Cap Random II, YXZ, 2002), montre une île aux prises avec le déclin des pêcheries; plus important encore, le roman illustre comment les influences du passé affectent les expériences et les souvenirs des Terre-Neuviens et Labradoriens d'aujourd'hui.

Cap Random II explore aussi une histoire familière d'un point de vue critique distinct, révélant des secrets cachés aux générations précédentes de ses personnages, ce qui implique qu'un récit ne peut être vérifiable ou même crédible s'il ne tient pas compte des façons dont l'histoire peut omettre, déformer ou même exclure certains de ses participants. Ainsi, quand elle explore son passé, Lav Andrews, descendante de la Lavinia de Cap Random I, en trouve des versions divergentes, et nous demande « vaut-il mieux avoir une histoire imaginaire ou pas d'histoire du tout? » Morgan ne répond jamais à cette question; toutefois, elle laisse entendre qu'une culture subsiste malgré l'évolution et l'accumulation de son histoire. « Un lieu en constante refonte. Cap Random est-il appelé à disparaître un jour?... Non, c'est sa capacité de changement qui le sauvera. »

Premier recueil de nouvelles : Topography of Love

Dans la foulée du succès international de ses deux premiers romans, le premier recueil de nouvelles de Morgan, The Topography of Love (Topographie de l'amour), s'intéresse à douze expériences associées à l'amour, notamment l'amitié, l'amour maternel et l'amour vécu au crépuscule et à l'aube de ses jours. St. John's en est le cadre, où les personnages mis en scène y sont associés. Si certaines nouvelles offrent des perspectives uniques, comme cette histoire d'un homme qui aurait pu commettre un meurtre au Labrador, plusieurs élaborent sur certaines thématiques de ses romans. Ainsi, Cecilia, dans « A Commission in Lunacy », retrouve des souvenirs de son passé en consultant les archives de l'institution psychiatrique où elle a été traitée. Cette thématique, la redécouverte d'un passé effacé et les trouvailles subséquentes, occupe une place centrale dans les œuvres de Morgan. Comme elle le relève, « Tout cela, et plus encore, doit se poursuivre si nous voulons préserver un milieu qui peuplera les imaginations de nos enfants… sinon ils devront répéter le cycle d'oubli et de mémoire de ma génération. »

Reconnaissance littéraire

Corédactrice de l'anthologie From This Place: A Selection of Writing by Women of Newfoundland and Labrador (Jesperson, 1977), Morgan a aussi publié ses textes dans de nombreuses anthologies. En plus d'avoir été lauréate du Concours provincial des arts et des lettres pour ses nouvelles et ses pièces radiophoniques, Morgan a remporté le Thomas H. Raddall Atlantic Fiction Prize, le prix de fiction de la Canadian Authors' Association et a été finaliste du Dublin Impact Award en 1995, le tout pour Waiting for Time. Ce roman, comme Random Passage, a été adapté pour une minisérie télévisée de CBC en 2002. The Topography of Love a été finaliste du Winterset Award et de l'Atlantic Booksellers' Choice en 2001. La Memorial University lui a aussi décerné un doctorat honorifique en 1998 et le Conseil des arts de Terre-Neuve-et-Labrador l'a nommée Artiste de l'année en 1996.

Elle aura aussi contribué à la communauté littéraire à titre de membre du Conseil des arts provincial et de membre du comité éditorial de Killick Press. Elle a été membre du comité exécutif de la Writers'Alliance of Newfoundland and Labrador et de la Newfoundland Writers' Guild, ainsi que de la Writers' Union of Canada. Son action au sein du Conseil du statut de la femme de St. John's et du St. John's Library Board témoigne de son engagement communautaire.

English version