Le conte français à Terre-Neuve

De nos jours, peu de gens ont eu la chance d'entendre le récit vivant et animé d'un conte, particulièrement un récit tiré du folklore ou un conte de fées. L'expression, de la manière dont elle est utilisée aujourd'hui, rappelle davantage les contes pour enfants, et les histoires à leur origine sont probablement mieux connues grâce aux films de Walt Disney qui sont inspirés des versions publiées par Perrault ou les frères Grimm. Or, avant les médias de masse, l'éducation universelle ou l'alphabétisation généralisée, la culture populaire était dominée par la parole, et, dans les cultures orales, le récit folklorique (ou conte de fées) faisait vivre à la population en général, et aux adultes en particulier, les joies de l'art narratif.

Les Français vivant sur la côte ouest de Terre-Neuve qui étaient originaires de France ou d'Acadie avaient apporté avec eux un riche répertoire de contes. Dès l'établissement, au début du 19e siècle, des premières communautés francophones sur la côte ouest de l'île de Terre-Neuve, les gens avaient pour habitude de se rassembler occasionnellement pendant les longues soirées d'hiver pour une veillée, ou une rencontre sociale, lors de laquelle ils pouvaient écouter et apprécier l'art narratif d'un conteur réputé. Ces rassemblements étaient la manifestation d'une tradition narrative remontant à loin; certains contes recueillis sur la péninsule ont été trouvés dans des recueils littéraires provenant de l'Inde et datant de quelque trois milliers d'années.

La tradition publique

Si les mêmes contes pouvaient être racontés dans la tradition privée, ou familiale, la narration en public lors d'une veillée était cependant l'affaire des spécialistes. Le fait d'assister au récit d'un conte par un conteur réputé était aussi attrayant sur le plan artistique pour l'auditoire de l'époque que le fait de regarder la performance d'acteurs talentueux dans une pièce de qualité de nos jours. La comparaison entre un conteur dans une cuisine éclairée à la lampe et un acteur sur une scène de théâtre est délibérée, puisque tous les deux offrent une performance artistique et, dans une certaine mesure, utilisent les mêmes trucs du métier.

De façon générale et si on les compare à ce que l'on voit aujourd'hui, les contes de fées étaient très longs. Un narrateur pouvait commencer son récit à vingt heures et le terminer trois heures plus tard. Pour capter et retenir l'attention de son auditoire, le narrateur n'avait pas seulement besoin d'un talent naturel et d'une bonne dose d'endurance, mais également d'une multitude de techniques et de conventions narratives.

L'un des éléments très présents dans un conte est la répétition. Les épisodes et les événements arrivent souvent par trois. Par exemple, si le diable impose des tâches au héros, celui ci devra en réaliser trois. Dans un récit, le héros doit vider un étang avec un panier en osier plein de trous, bûcher une forêt avec une hache en papier et grimper au sommet d'une tour de verre pour récupérer un œuf. Ailleurs dans le récit, le héros et l'héroïne, tentant d'échapper au diable, arrêtent trois fois pour se transformer en d'autres personnes ou objets afin de tromper leur poursuivant. Les récits sont remplis d'éléments en triple, et l'omission de l'un ou de deux de ceux ci serait au détriment de l'histoire.

Les contes de fées sont structurés selon une formule bien établie. Du début, « Il était une fois, en des temps heureux… », jusqu'à la fin classique, « […] et s'ils ne sont pas morts, ils vivent encore aujourd'hui », des phrases à la formulation bien établie parsèment le récit. Elles ont plusieurs utilités, par exemple, exprimer le passage du temps (« Il marcha, marcha et marcha pendant trois jours et trois nuits […] »).

Les éléments répétitifs du conte et son discours stéréotypé caractérisent son texte, mais la manière dont il est récité ne suit pas une formule fixe et absolue : il existe autant de versions orales du conte que de performances de celui ci. Lorsqu'un texte oral est enregistré et ensuite mis par écrit, le lecteur peut croire qu'il a entre les mains la version officielle. Bien que le conteur fasse de son mieux pour rester fidèle à sa propre version d'un conte donné, la version enregistrée peut être incomplète, une gamme de facteurs ayant influencé la manière dont il a été récité que ce soit le contexte narratif, voire la mémoire du conteur.

La formulation, les éléments répétitifs et la structure des événements sont tous des composantes du récit, mais c'est la performance du conteur qui lui donne vie. Le conteur devant public s'exécutait généralement dans une cuisine éclairée aux lampes à l'huile où les adultes étaient assis sur des bancs et des chaises et, peut être, quelques enfants étaient assis sur le sol. Un élément important de la performance d'un conte est l'interaction entre le conteur et son auditoire. Le conteur est physiquement très proche de ses auditeurs. La plupart des conteurs étaient portés à faire des gestes exubérants pour illustrer les actions des personnages du conte, et les auditeurs devaient prendre garde aux mouvements du conteur pour éviter qu'il n'écrase le pied de l'un d'eux ou n'en frappe un autre d'un coup d'épée certes imaginaire, mais à l'aide d'un poing bien réel.

Le conteur employait toutes les techniques d'un acteur dramatique : un registre vocal remarquablement étendu, des pauses pour marquer l'effet, des expressions faciales élastiques, mais c'est probablement dans l'utilisation du dialogue que le caractère artistique de la performance se manifestait le plus. Dans les contes de fées, il n'y avait jamais plus de deux personnages qui conversaient, et le conteur talentueux pouvait immanquablement reproduire, de la manière la plus vivante et la plus animée qui soit, les échanges courants typiques, les pimentant d'une touche d'humour, de sagesse et de malice. Le dialogue, plus que tout autre élément du conte, est ce qui lui donne vie. Le dialogue servait également à allonger la narration. À une époque où le conte était important pour les gens, plus il était long, plus le plaisir était prolongé.

La tradition privée

La tradition privée, ou familiale, qui a passé l'épreuve du temps, est à la fois similaire et différente de la tradition publique. Les mêmes contes pouvaient être entendus en privé ou en public, et l'environnement pouvait être identique, la même cuisine par exemple, mais les différences sont beaucoup plus nombreuses. Tout d'abord, la personne qui récite le conte dans la tradition familiale ne se considère pas comme un « conteur ». Elle n'applique pas à la lettre les règles de la tradition publique : elle peut omettre ou raccourcir certains épisodes; les triples répétitions peuvent devenir des doubles répétitions, voire être laissées de côté; les formulations bien établies peuvent être abrégées, si ce n'est omises; les gestes exubérants sont généralement absents, et la voix du narrateur peut être douce et monotone. Il n'est pas question ici de performance dramatique, mais plutôt d'une récitation, parfois incomplète.

Entre ces deux extrêmes, il y avait bien sûr des conteurs privés ou familiaux qui étaient de très bons narrateurs, qui appliquaient, dans la mesure de leurs moyens, les règles de l'art du conteur; pourtant, ces conteurs n'avaient pas la même réputation que celle des conteurs dans l'ensemble de la communauté, ni n'y aspiraient d'ailleurs. La différence fondamentale entre les deux traditions est, bien entendu, l'auditoire. Dans une veillée publique, l'auditoire était composé d'adultes (ce qui comprend les adolescents); la présence d'enfants n'était tolérée que s'ils étaient tranquilles et silencieux. Pendant la soirée, les allées et venues n'étaient pas bien vues, tout comme les interruptions inopportunes. Dans la tradition privée ou familiale, la structure informelle faisait loi : les enfants courraient, s'arrêtant de temps à autre pour écouter grand maman ou grand papa; les auditeurs passaient des commentaires; il y avait des échanges entre le conteur et son auditoire; et il y avait des pauses, des arrêts complets dans le récit ainsi que des corrections au récit.

La veillée

Ce sont les récits familiaux qui ont fait connaître et apprécier aux jeunes auditeurs cette activité adulte qu'est l'art du conte. Le membre de la famille qui les a introduits au répertoire local a peut être dit : « Je ne sais pas comment raconter des histoires, mais attendez de voir Untel! Lui, c'est tout un conteur! Il sait raconter des histoires! », et les enfants attendaient avec impatience le jour où ils pourraient assister à une veillée entre adultes pour voir, enfin, un véritable conteur pratiquer son art.

L'avènement de la radio à piles, puis de l'électricité au début des années 1960 et ensuite de la télévision a signé l'arrêt de mort de la veillée. La télévision, plus que tout autre facteur, a détourné les gens de la veillée, tout d'abord en raison de sa nouveauté, puis de son côté pratique. La télévision a introduit un nouvel élément dans la narration : le suspense. Les auditoires connaissant bien les contes, et le talent dramatique du conteur était ce qui captivait leur intérêt. Les feuilletons télévisés, un genre qui semble plus que tout autre avoir capturé l'attention de ceux autrefois captivés par les contes, suivent une formule des plus établies, mais ils sont structurés pour ramener le spectateur devant l'écran, épisode près épisode, par une utilisation savante du suspense.

D'autres facteurs ont également détourné les gens de la veillée traditionnelle. L'ouverture de la base des Forces armées américaines à Stephenville en 1941 a attiré plusieurs hommes loin de leurs villes natales pour trouver de l'emploi. Lorsque les pères n'étaient pas à la maison, les femmes et les mères ne pouvaient, en vertu des conventions, aller seules à des soirées. Plus tard, lorsque de nouvelles routes ont été construites et que les anciennes ont été bitumées, il était plus facile pour les gens de se déplacer pour rendre visite. L'arrivée des clubs et des bars dans la vie sociale a exposé la population à de nouvelles tentations, si bien que vers la fin des années 1970, il était difficile, voire presqu'impossible, de rencontrer des conteurs de veillées traditionnelles. Ce n'est qu'en privé ou au sein des cellules familiales que les contes ont continué d'être récités et qu'ils le sont encore aujourd'hui.

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