Croissance du secteur manufacturier à St. John's des années 1870 à 1914

Depuis le début de la colonisation européenne, St. John's a toujours été un centre de service et d'approvisionnement majeur grâce à son port qui était l'un des plus importants de Terre-Neuve pour l'exportation du poisson et l'importation de diverses marchandises. St. John's était donc le siège de plusieurs corps de métier et d'une activité manufacturière effervescente, et sa zone portuaire a connu un achalandage de plus en plus grand avec la construction d'entrepôts, de quais et d'ateliers destinés à l'industrie de la pêche et à la population générale. Jusqu'à la deuxième moitié du 19e siècle, la plus grande partie de l'activité manufacturière de St. John's était comparable à celle des autres villes portuaires. Des travailleurs s'adonnaient à la confection de voiles, à la fabrication de pompes et de poulies, à la tonnellerie (fabrication de barils) et à la réparation des bateaux. Forgerons, ferblantiers, charpentiers étaient aussi très actifs et travaillaient souvent dans leurs propres petits ateliers.

À partir des années 1870, le secteur manufacturier a toutefois connu un essor considérable et de grandes usines utilisant de la machinerie motorisée et des techniques de production de masse ont ouvert leurs portes. Plusieurs de ces établissements (boulangeries, confiseries, brasseries et manufactures de tabac) produisaient des biens de consommation pour le marché local. En plus de remplacer les importations coûteuses, la fabrication de ces produits permettait de créer des emplois pour les gens de la place. Par exemple, la colonie importait des biscuits au pain dur (biscuits de mer) des États-Unis, de l'Angleterre et de l'Allemagne jusqu'à ce que les frères Rennie, venus d'Écosse, ouvrent une meunerie et une boulangerie en 1835. Les produits du Rennie's Mill, comme on l'appelait à l'époque, et de la Vail's Steam Bakery, qui a ouvert ses portes dans les années 1850, ont permis de mettre fin à l'importation de pain dur en 1900. Citons aussi l'exemple de la manufacture de margarine, alors connue sous le nom de butterine. Étant donné que les Terre-Neuviens ne bénéficiaient pas d'une importante industrie laitière, ils devaient importer leur beurre à prix fort. Une usine de margarine a ouvert ses portes en 1883 afin de procurer aux habitants un produit de remplacement adéquat à moindre coût.

St. John's, avant 1892 (vue vers la partie ouest de la ville)
St. John's, avant 1892 (vue vers la partie ouest de la ville)
Une vue vers la partie ouest de la ville de St. John's avant le grand incendie de 1892.
Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (C-021335).

L'industrie du vêtement

Les fabricants de vêtements ont également commencé à produire des marchandises pour le marché local. Les habitants pouvaient se procurer facilement des vêtements de fabrication locale confectionnés avec de la laine ou de la peau de phoque, des matières abondantes sur l'île, mais ils étaient obligés d'importer la plupart des vêtements, des étoffes et des textiles dont ils avaient besoin. On trouvait des tailleurs et des couturiers à St. John's, mais ils confectionnaient surtout des vêtements pour hommes et femmes en utilisant des tissus importés. Ils ne pouvaient répondre aux besoins de l'industrie de la pêche en vêtements de travail durables et en vêtements d'extérieur imperméables. Même si on continuait d'importer la plus grande partie des vêtements, des entreprises telles que la Newfoundland Clothing Company (incorporée au milieu des années 1890) faisaient de bonnes affaires en utilisant du tissu et du matériel importés pour fabriquer des vêtements imperméables ou en laine convenant aux travailleurs de l'industrie de la pêche. Les usines spécialisées dans la fabrication de chaussures et de bottes, dont la Newfoundland Boot and Shoe Company, la Archibald Boot and Shoe Company et la D. Smallwood and Sons, faisaient aussi de bonnes affaires. Des tanneries en pleine expansion telles que la West End Tannery, la Rennie's River Tannery et la Sudbury Seal and Leather Manufacturing Company répondaient à la forte demande de l'industrie de la botte et de la chaussure. La Standard Manufacturing Company, fondée en 1902, fabriquait aussi des vêtements imperméables, mais elle était surtout connue pour ses savons, teintures et peintures.

L'industrie lourde

Aux 18e et 19e siècles, la ville comptait de modestes fonderies, forges et ateliers de métallerie, mais l'industrialisation du travail des métaux pour la fabrication d'objets (clous, poêles, fournitures de bateaux comme les manchons d'écubier et balustrades) commençait à se développer. Dès 1827, Charles Fox Bennett a construit une grande fonderie de fer près de Riverhead (à l'embouchure de la rivière Waterford) et, en 1847, il en a confié la direction à John Angel, originaire de la Nouvelle-Écosse. La fonderie de Bennett a été rasée par le feu en 1856, et Angel en a profité pour en installer une autre à proximité. Angel et ses fils ont exploité leur fonderie de l'avenue Hamilton (aujourd'hui à l'angle de la rue Alexander) sous divers noms, et ils ont acquis la fonderie de Bennett, qui avait été reconstruite en 1870, pour en faire la Consolidated Foundry en 1886. La St. John's Nail Manufacturing Company a ouvert ses portes en 1883. En 1930, les deux compagnies ont fusionné sous le nom de United Nail and Foundry et elles ont poursuivi leurs activités jusqu'en 1982 en effectuant la plus grande partie du travail réservé autrefois aux forgerons et aux ferronniers.

La Angel Nail Foundry, comme on l'appelait communément, n'était pas la seule industrie importante de la partie ouest de St. John's. On y trouvait aussi plusieurs petits chantiers navals au milieu du 19e siècle, mais on avait grandement besoin d'une cale sèche moderne et appropriée, et ce, notamment à cause des gros bateaux à vapeur de plus en plus nombreux à compter des années 1860. Le gouvernement colonial a donc financé la construction d'une grande cale sèche dans la partie ouest du port. Celle-ci a été inaugurée en 1884 et de nombreux forgerons, menuisiers, calfats et autres hommes de métier ont pu y trouver un emploi. En 1898, la cale sèche a fait partie des avoirs de la famille Reid (et, ultérieurement, de la Reid Newfoundland Company), qui était responsable de la construction et de l'exploitation du chemin de fer. Les remises de wagons de la St. John's Street Railway Company, une autre filiale de l'empire Reid qui a commencé ses opérations en 1900, étaient aussi situées dans la partie ouest de la ville, près du site du nouveau terminus ferroviaire inauguré en 1903.

Transport et métiers

La transformation du domaine des transports qui a marqué la révolution industrielle a débuté avec le remplacement des navires à voiles en bois par des bateaux à vapeur en acier. Ce changement majeur signifiait qu'il n'y avait plus beaucoup de demande pour les industries et les métiers traditionnels. Même si Terre-Neuve a maintenu une flotte de goélettes à voiles assez importante pendant plusieurs décennies dans les années 1900, les métiers liés à la confection de voiles et à la fabrication de pompes et de poulies, lesquels n'avaient jamais occupé une place particulièrement importante à St. John's, avaient pratiquement disparu au tournant du 20e siècle. La fabrication de cordages a toutefois survécu puisque même les bateaux à vapeur en avaient besoin pour les lignes d'amarre et l'outillage de chargement. Les cordages, les ficelles et les filets de pêche demeuraient essentiels à la pêche. Les essais effectués sur place pour fabriquer des cordages n'ont pas été un succès jusqu'au jour où la Colonial Cordage Company a ouvert ses portes en 1882. Cette compagnie est devenue l'une des entreprises manufacturières les plus importantes de Terre-Neuve et elle employait plus d'une centaine de personnes au moment de sa fermeture après la Confédération. Situés près de Mundy Pond, les terrains de la compagnie se distinguaient par leur corderie, un édifice qui n'avait que quelques mètres de large mais plusieurs centaines de mètres de long. La Colonial Cordage n'existe plus aujourd'hui, mais Ropewalk Lane demeure malgré tout une importante rue commerciale de la région de Mundy Pond.

Au cours de même cette période, des tonnelleries fabriquaient la plus grande partie de l'emballage nécessaire à l'exportation du poisson salé. Ces quelques rares industries utilisaient principalement des matériaux locaux achetés dans des scieries de la région (bouleau, épinette et sapin) plutôt que des matières premières importées. La plupart des grandes maisons de commerce possédaient des tonnelleries, mais certains tonneliers avaient aussi leur propre atelier. Des négociants ont tenté de mécaniser et de fusionner les opérations de tonnellerie et, de 1900 à 1909, ils ont créé la St. John's Steam Cooperage, l'Avalon Steam Cooperage Company et la Northern Stave and Heading Company. L'essor de la mécanisation, la nature saisonnière du travail et l'opposition de la Cooper's Union ont freiné le succès de ces entreprises à long terme et ces trois manufactures ont fermé leurs portes au bout de quelques années. La compétence des tonneliers s'est toutefois avérée indispensable même au cours du 20e siècle.

La partie ouest de St. John's

À la fin du 19e siècle, la partie ouest du centre-ville de St. John's se transformait de plus en plus en un véritable centre industriel. La scierie, la brasserie et les usines sidérurgiques de Charles F. Bennett étaient toutes situées dans la partie ouest de la ville et des usines à gaz y ont aussi été installées en 1845. La cale sèche a pris de l'importance et un nouveau terminus ferroviaire a été construit entre 1898 et 1903. Le port de St. John's était alors beaucoup plus large que maintenant (les navires pouvaient se rendre vers l'ouest jusqu'au pied de la rue Patrick), et la gare ferroviaire et les lignes de chemin de fer ont été construites sur pilotis. La partie ouest de la cale sèche a finalement été complètement remplie (sauf un étroit chenal pour la rivière Waterford) pour créer de vastes chantiers, ateliers d'usinage et entrepôts pour le chemin de fer. Les locomotives et le matériel roulant étaient fabriqués, assemblés ou réparés en grande partie sur les terrains remblayés de la partie ouest de la ville. Le grand incendie de 1892, qui a détruit presque entièrement la partie est de St. John's sans toutefois toucher la partie ouest, a aussi forcé la relocalisation de certaines entreprises dans l'ouest.

La partie ouest de St. John's, s.d.
La partie ouest de St. John's, s.d.
La partie ouest de St. John's s'est beaucoup industrialisée à la suite du grand incendie de 1892.
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales, bibliothèque Queen Elizabeth II (Coll. 137.01.07.001), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

À la fin du 19e siècle, la population de Terre-Neuve était surtout établie dans les petites collectivités rurales vivant de la pêche, mais la ville de St. John's, qui était toujours un important centre d'importation et de matériel de pêche, avait aussi réussi à développer une industrie à la fois modeste et importante pour la production de denrées et de marchandises destinées au marché local. De nombreuses industries devaient toutefois compter sur les tarifs protecteurs pour survivre et la colonie dépendait lourdement des importations. Au 20e siècle, certains industriels locaux ont dû abandonner les affaires à cause d'un marché intérieur trop petit et de la fin des tarifs protecteurs suite à l'entrée de Terre-Neuve dans la Confédération en 1949.

La croissance de l'industrie était néanmoins bien tangible, surtout dans la partie ouest de la ville, et l'augmentation des activités manufacturières terrestres a partiellement transformé St. John's en principale site de commerce, de production et d'administration de Terre-Neuve, elle qui a n'avait été jusque-là qu'une capitale marchande spécialisée dans l'industrie de la pêche. De 1870 à 1914, de grandes usines ont remplacé la plupart des petites entreprises pour la production de denrées et de marchandises destinées au marché local. En 1911, environ 9 % de la main-d'œuvre de la ville travaillait d'une façon ou d'une autre dans le secteur manufacturier. Cela peut sembler infime, mais il faut souligner que de nombreuses personnes travaillaient aussi comme débardeurs, commis ou fonctionnaires. Même si le port était toujours le cœur de la vie économique de la ville, les gens ont été amenés peu à peu à quitter l'industrie de la pêche pour aller travailler dans des bureaux et des usines ou encore devenir employés du chemin de fer. Au tournant du 20e siècle, la plupart des 30 000 citadins travaillaient sur la terre ferme.

English version