Le gouvernement responsable : de 1855 à 1933

Un ' gouvernement responsable ' signifiait que le conseil exécutif, ou gouvernement était responsable devant l'Assemblée législative. En effet, le gouverneur, en tant que représentant de la Couronne, choisissait les élus de la Chambre d'assemblée, parfois même les membres de la Chambre haute, appelée conseil législatif, pour administrer la colonie. Un gouvernement demeurait au pouvoir tant qu'il avait l'appui de la majorité des membres de la Chambre d'assemblée. Habituellement, il était constitué du parti qui comptait le plus de sièges à la Chambre d'assemblée; cependant, il arrivait parfois que le chef d'un parti minoritaire ou d'un parti de coalition soit nommé premier ministre. Le ministre de la Couronne, ou premier ministre (le titre utilisé après 1909), et les autres membres du conseil exécutif, était au pouvoir pendant quatre ans, à moins de subir une défaite en Chambre. Une élection générale était alors déclenchée. Le conseil législatif pouvait s'opposer (jusqu'en 1917) à la législation adoptée par la Chambre d'assemblée ou la modifier.

Le gouvernement responsable a été instauré à Terre-Neuve en 1855, à la suite de la victoire de Philip F. Little, chef du Parti libéral (réformiste), lors d'une élection générale. Little, un avocat de confession catholique de l'Île-du-Prince-Édouard, a été le premier premier ministre de la colonie.

Philip Little (1824-1897), s.d.
Philip F. Little (1824-1897), s.d.
Philip F. Little, chef du Parti libéral dans les années 1850, a été le premier premier ministre de Terre-Neuve.
Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial, and Foreign Records, de D.W. Prowse, Londres: Eyre and Spottiswoode, 1895, p. 464.

Le chef du Parti conservateur (Tory), qui siégeait dans l'opposition, était Hugh W. Hoyles. Soutenus par la majorité des catholiques et des méthodistes, les libéraux sont demeurés au pouvoir jusqu'en 1861. À ce moment, le gouverneur a remplacé les libéraux par les conservateurs et présidé des élections qui ont dégénéré dans la violence. Les conservateurs ont remporté les élections de justesse grâce au vote des méthodistes.

Le compromis confessionnel

La conséquence de ce résultat a été la séparation des catholiques et des protestants sur le plan politique; une situation que le premier ministre conservateur Frederic B.T. Carter a voulu régler dès 1865 en tentant de trouver un compromis. Pour ce faire, il a instauré un système dans lequel les sièges de la Chambre d'assemblée, les postes au sein du conseil exécutif, les bureaux de l'État, la nomination des juges et les fonds publics seraient partagés proportionnellement entre les principales confessions : les catholiques, les anglicans et les méthodistes. Le compromis confessionnel a été accepté par tous les partis politiques, et est devenu la règle fondamentale, quoique non écrite, de la politique de Terre-Neuve. En 1874, le principe s'est révélé encore plus avantageux lorsque les subventions gouvernementales destinées à l'éducation ont également été divisées entre les trois confessions. On a affirmé que la mesure était inefficace et inutile par la suite; cependant, elle a permis de prévenir les conflits sectaires.

Étant donné que la grande majorité des catholiques s'opposaient à la Confédération, le compromis était menacé par cette question, qui a été prédominante dans la politique coloniale pendant une décennie après 1864. Toutefois, le Parti de la Confédération et le Parti anti Confédération, qui avaient temporairement remplacé les conservateurs et les libéraux, demandaient tous deux l'appui des protestants et des catholiques. Les anti confédérés, menés par le marchand anglican Charles Fox Bennett, ont remporté l'élection de 1869 avec une écrasante majorité, si bien qu'il n'a plus été question de Confédération pendant de nombreuses années. À partir de ce moment, les politiciens ont commencé à se traiter de confédérés entre eux quand cela était utile, exactement comme on se servait parfois des préjugés sectaires pour manipuler la population et aller chercher des votes.

Les conservateurs ont d'ailleurs utilisé cette stratégie avec succès au début des années 1870, et réussi à chasser Bennett du pouvoir. Menés par Frederic Carter jusqu'en 1878, puis par William V. Whiteway, les conservateurs ont finalement éliminé les libéraux. Leur mandat consistait principalement à trouver des solutions de rechange économiques à la pêche et à éliminer la concurrence étrangère dans les eaux de Terre-Neuve. Au cours des années 1870, la plus grande partie de la côte de Terre-Neuve était colonisée, et, comme l'historien David Alexander l'a affirmé, l'économie traditionnelle basée sur la pêche côtière à la morue avait atteint ses limites. Les ralentissements périodiques de l'économie ont obligé des milliers de personnes à demander l'aide du gouvernement, et même lorsque l'économie allait bien, il n'y avait pas de place pour de nouveaux venus dans ce secteur. Dans les années 1880, beaucoup de personnes ont émigré aux États-Unis ou se sont établies ailleurs au Canada.

Les gouvernements de Terre-Neuve ont poursuivi plusieurs objectifs afin de résoudre les problèmes économiques à long terme. Ils ont tenté de promouvoir la diversification dans l'industrie de la pêche. Ils ont encouragé le développement d'industries de substitution et d'industries dans d'autres secteurs, comme l'exploitation minière, l'agriculture et l'exploitation des forêts. Ils ont aussi tenté de pousser le gouvernement britannique à négocier avec la France l'abandon de ses droits de pêche sur le French Shore (la côte française) afin de permettre le développement économique des terres sur la côte ouest de l'île. Ces objectifs généraux étaient soutenus par les politiciens de tous les partis, mais il existait des différences d'opinions considérables sur la façon de les atteindre. Deux questions étaient particulièrement conflictuelles et controversées : la première concernait la façon de traiter le problème du droit de pêche exclusif des Français sur le French Shore ; l'autre concernait un projet ambitieux et potentiellement coûteux : la construction d'une voie ferrée qui traverserait l'île.

Le French Shore de Terre-Neuve et la voie ferrée

À partir de 1855, le gouvernement de Terre-Neuve était autonome pour les questions d'ordre local et complètement responsable de ses finances. Cependant, le gouvernement impérial (britannique) s'occupait encore des affaires extérieures. L'adoption des traités anglo français régissant le French Shore de Terre-Neuve relevait donc de ce gouvernement. Le gouvernement britannique sentait donc aussi le besoin d'empêcher celui de Terre-Neuve de poser des gestes qui pourraient aller à l'encontre des traités. Cela imposait une limite réelle au gouvernement responsable, car le gouvernement colonial n'exerçait pas une souveraineté totale sur le French Shore de Terre-Neuve. Cette situation choquait beaucoup dans la colonie, et les gouvernements suivants ont lutté, avec un certain succès, pour étendre leur compétence à cette région. Sur le plan politique, la principale différence d'opinions consistait à savoir si un affrontement agressif avec les Britanniques et les Français constituait la meilleure option, ou si le gouvernement de Terre-Neuve devait proposer un compromis ou avoir recours à la diplomatie. Grâce à une entente entre les Anglais et les Français datant de 1904, les barrières au développement économique sur le French Shore sont tombées, et le gouvernement impérial avait mis fin quelque temps auparavant à l'interdiction (décrétée en 1870) de construire une voie ferrée qui traverserait la côte ouest.

Les questions de la voie ferrée et du French Shore de Terre-Neuve, qui étaient liées étroitement, ont occupé une place prépondérante dans la politique de la fin du 19e siècle. Les conservateurs, qui s'étaient approprié l'étiquette libérale après 1889, privilégiaient la construction de la voie ferrée comme moyen de résoudre les problèmes économiques, et une solution de compromis concernant le French Shore de Terre-Neuve. Ceux qui s'opposaient à la voie ferrée, dont la construction a commencé en 1881, ont été connus sous les noms de Parti réformiste, puis de Parti Tory. Dans l'ensemble, leur approche de la question du French Shore était plus agressive et plus ferme.

Locomotive no 103 à Topsail Pond, vers 1900
Locomotive no 103 à Topsail Pond, vers 1900
Vers la fin du 19e siècle, de nombreuses personnes étaient d'avis que la voie ferrée résoudrait les problèmes économiques de Terre-Neuve.
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll.-137, photo 24.01.005), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

À la fin du 19e siècle et jusqu'en 1909, les cabinets libéraux de William Whiteway et Robert Bond (qui est devenu premier ministre en 1901) ont en grande partie concentré leur attention sur la construction de la voie ferrée et sur le secteur industriel non maritime.

Robert Bond, 1er janvier 1921
Robert Bond, 1er janvier 1921
Robert Bond a été premier ministre de Terre-Neuve de 1901 à 1909.
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll.-237), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Robert Bond était particulièrement préoccupé par la négociation d'un accord de libre échange réciproque avec les États Unis, et il souhaitait rendre accessibles les produits de Terre-Neuve, y compris le poisson, sur le marché américain, et attirer les investisseurs américains. Le Canada était farouchement opposé à ces initiatives qui, par ailleurs, suscitaient des réactions protectionnistes en Nouvelle Angleterre. En conséquence, les projets de traités négociés par Bond en 1890 et en 1905 n'ont pas été ratifiés.

La Fishermen's Protective Union (FPU) et la Première Guerre mondiale

Le Parti libéral de Bond a été défait par le Parti du peuple, un parti nouvellement créé et dirigé par Edward Morris en 1909 : l'élection à date fixe de 1908 s'était terminée à égalité, une situation unique dans l'histoire politique de Terre-Neuve. À la même époque, on assistait à l'émergence de la FPU de William Coaker qui, fondée en 1908, a rapidement formé une aile politique. L'objectif de la FPU était d'augmenter les revenus des pêcheurs en brisant le monopole des marchands de poisson sur l'achat, l'exportation et la distribution du poisson, et de relancer l'industrie grâce à l'intervention de l'État.

La FPU a vu le jour à baie Notre Dame et a gagné l'adhésion des pêcheurs protestants le long de la côte nord est. Elle n'a cependant pas atteint les parties de l'île où vivaient une majorité de catholiques. Ce n'était pas la première fois qu'un mouvement politique fondé sur les classes visant à faire avancer la cause des familles de travailleurs ruraux révélait les divisions sectaires de l'électorat. Le parti de William Coaker voulait atteindre ses objectifs par l'obtention d'une quantité de sièges suffisants pour détenir la balance du pouvoir législatif. La FPU a obtenu de bons résultats à l'élection de 1913, et elle a constitué l'opposition officielle, même si elle n'en détenait pas le titre. Ses perspectives politiques se sont toutefois assombries en raison de la Première Guerre mondiale, qui a éclaté l'année suivante.

Pendant la guerre, les activités habituelles des partis politiques étaient suspendues. L'effort de guerre a été mené au nom du gouvernement, alors formé par le Parti du peuple, par une association patriotique interconfessionnelle et non partisane jusqu'en 1917, et c'est un gouvernement national de coalition qui a pris la relève. Un débat émotif et conflictuel à savoir si la conscription devait remplacer l'engagement volontaire des membres du Newfoundland Regiment a occasionné ce changement. Ce débat a eu des conséquences particulièrement désastreuses pour la FPU dont la direction appuyait la conscription contre la volonté de la base syndicale.

Les Terre-Neuviens et les Labradoriens étaient très fiers des accomplissements du régiment, de la présence de leur pays dans le cabinet impérial de guerre et lors des pourparlers de paix de Versailles. Le pays a en effet joui d'une notoriété sans précédent grâce à son statut et à sa réputation à l'international. Mais cela ne devait durer qu'un moment. La guerre a accablé Terre-Neuve d'une énorme dette et, en raison de la longue récession économique qui a suivi, de problèmes financiers chroniques. La structure d'avant-guerre du parti avait en effet disparu. En conséquence, la politique de 1919 à 1934 a été caractérisée par de violentes batailles partisanes entre des camps divisés. L'électorat a perdu peu à peu ses illusions sur la politique et les politiciens. Ces conditions ont mené à la suspension du gouvernement responsable en 1934.

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