L'élection de 1861 donne lieu à des émeutes

Comme de nombreux marchands et protestants l'avaient redouté pendant le débat sur le gouvernement responsable, en 1855, le Parti libéral a remporté la majorité des sièges, et le catholique Philip F. Little est devenu le premier premier ministre de Terre-Neuve. Bien que certains catholiques se soient joints aux conservateurs plutôt qu'aux libéraux (lesquels étaient grandement influencés par l'évêque), la hiérarchie de l'Église catholique a bel et bien mobilisé ses fidèles pendant la période électorale, et en plus de leur ordonner de voter pour les libéraux, elle leur a demandé d'intimider les électeurs du camp adverse. De plus, de nombreux marchands et citoyens fortunés ne s'étaient pas présentés à l'élection, car ils estimaient qu'il était futile de siéger à l'Assemblée en tant que minorité, et que leur candidature pouvait s'avérer potentiellement dangereuse pour leur personne et leur propriété.

La tension monte au sein du gouvernement libéral

Toutefois, dès 1860, le gouvernement libéral montrait des signes de faiblesse. Il y avait des tensions énormes entre John Kent, qui est devenu premier ministre en 1858, et l'évêque Mullock, et entre les catholiques nés au pays et les catholiques d'origine irlandaise. De plus, de nombreux méthodistes, qui avaient jusqu'ici appuyé les libéraux, étaient déçus des dirigeants du parti. Kent s'est aussi opposé à un gouverneur, sir Alexander Bannerman, qui était très critique à l'égard du gouvernement.

La crise qui a bouleversé les libéraux s'est déclenchée tôt en 1861; en effet, le gouvernement envisageait de baisser les salaires payés aux représentants du gouvernement (y compris les juges), dont bon nombre étaient protestants. S'opposant à cette mesure, les juges de la Cour suprême ont embauché Hugh Hoyles, le porte parole du Parti conservateur, pour plaider leur cause. Kent, qui subissait déjà énormément de pression, a perdu son sang froid devant l'Assemblée, et accusé le gouverneur, l'opposition et les juges de conspirer contre son gouvernement. En guise de réponse, Bannerman a expulsé Kent et les autres membres du conseil exécutif et nommé Hoyles comme premier ministre. Cette action était bien sûr partisane, et probablement illégale.

Sir Alexander Bannerman
Sir Alexander Bannerman, 1857
Bannerman a été responsable du renvoi de Kent et de la nomination de Hoyles en tant que premier ministre.
Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial, and Foreign Records, de D.W. Prowse, Londres : Eyre and Spottiswoode, 1895, p. 492.

L'élection

Étant donné que les libéraux détenaient toujours la majorité des sièges, Hoyles et les conservateurs ont rapidement perdu une motion de censure. Bannerman a ensuite dissout la Chambre d'assemblée et prévu une élection générale pour le 2 mai. Une victoire libérale serait pour lui une véritable disgrâce; par contre, une victoire conservatrice serait sa consécration. Dans le but d'assurer la victoire des libéraux, Mullock a mis de côté ses différends avec Kent; cependant, la communauté catholique est restée divisée. L'évêque anglican Feild appuyait Hoyles, ce qui n'était un secret pour personne.

Cette élection s'est déroulée comme de nombreuses autres par le passé. Les conservateurs et les libéraux l'ont emporté facilement dans les circonscriptions comprenant une majorité de protestants ou de catholiques. Les conservateurs ont été élus par acclamation dans la circonscription disputée de Burin. Le résultat de l'élection dépendait des votes dans les circonscriptions de la baie de la Conception, et étant donné que les enjeux étaient élevés, les candidats et leurs partisans ont été victimes de violence et d'intimidation. À Harbour Grace, le gouverneur s'est servi de la menace de violence comme prétexte pour ne pas ouvrir les bureaux de vote. Étant donné que les candidats Tories de cette circonscription s'étaient déjà retirés de la course électorale, cela a eu pour effet d'empêcher l'élection des deux candidats libéraux.

La violence éclate

Aucun candidat conservateur ne s'est présenté à l'élection dans la circonscription de Harbour Main; toutefois, les divisions entre les communautés catholiques des différents villages, entre les personnes nées au pays et les immigrants, et entre les Irlandais des différents comtés, causaient des problèmes. Quatre candidats libéraux catholiques se sont présentés pour combler deux sièges. Deux d'entre eux, George Hogsett et Charles Furey, avaient l'appui de l'évêque de Harbour Grace; les deux autres, Patrick Nowlan et Thomas Byrne, étaient soutenus par certains prêtres de la région. C'était la confusion et la violence, car chaque camp essayait d'empêcher l'autre d'exercer son droit de vote. Il y a eu un mort. Finalement, le directeur de scrutin, qui craignait pour sa vie, a signé des attestations afin de garder les quatre candidats.

Le gouverneur a interdit à ces hommes de siéger à la Chambre d'assemblée tant qu'un comité de la Chambre n'aurait pas déterminé qui en étaient les membres en règle. Étant donné l'annulation de l'élection à Harbour Grace et le scrutin invalidé de Harbour Main, le résultat final a été de 14 sièges pour les conservateurs et de 12 pour les libéraux.

Les libéraux estimaient qu'ils auraient détenu 16 sièges si le gouverneur n'avait pas empêché la tenue des élections à la baie de la Conception. Cela a suffi à les convaincre qu'ils étaient victimes d'une conspiration visant à leur arracher le pouvoir. Lorsque l'Assemblée législative s'est réunie, l'évêque Mullock et les libéraux ont tenu des propos incendiaires pour encourager les manifestations publiques dans les rues à l'extérieur du Colonial Building. Hogsett et Furey ont tenté d'occuper leur siège; toutefois, ils ont été expulsés, provoquant la colère de la foule, qui s'est calmée uniquement après que les troupes de la garnison eurent sorti leurs armes.

L'évêque John Thomas Mullock (1807-1869), s.d.
L'évêque John Thomas Mullock (1807-1869), s.d.
Mullock a encouragé les manifestations publiques dans les rues à l'extérieur du Colonial Building.
Tiré de Centenary Volume, Benevolent Irish Society of St. John's, NL, 1806-1906 de Benevolent Irish Society, St. John's (Terre-Neuve), Cork, Irlande: Guy & Co., 1906, p. 154..

Plus tard dans la journée, des troupes ont dû escorter certains membres de la législature à l'extérieur du Colonial Building, ce qui a engendré encore plus de violence. Les manifestants ont provoqué des émeutes, détruisant des propriétés, notamment celle qui appartenait à des proches de Nowlan à St. John's. Un magistrat a procédé à la lecture du Riot Act, et l'ancien premier ministre Little et plusieurs prêtres ont exhorté les manifestants à se disperser sans toutefois obtenir de succès. La menace et la persuasion n'ont eu aucun effet, et les confrontations sur Water Street se sont poursuivies jusqu'en soirée; c'est à ce moment qu'une personne aurait tiré sur les troupes. Celles ci ont alors ouvert le feu, faisant trois morts et 20 blessés, y compris un prêtre.

Le plaidoyer d'un évêque

L'évêque Mullock a sonné les cloches de la cathédrale pour rassembler les manifestants, qui paradaient sur la colline. Il a lancé un appel pour que cesse la violence. Les manifestants se sont dispersés sans autre incident. De nombreux protestants ont reproché à Mullock de ne pas être intervenu plus tôt, car il était clair qu'il était assez influent pour faire cesser la violence.

À la suite de l'émeute de St. John's, Mullock et le gouverneur se sont rencontrés et ont trouvé un compromis. L'évêque a promis d'exercer son influence pour s'assurer qu'on ne commette pas d'autres violences, et le gouverneur a promis de contenir les troupes à sa disposition.

À Harbour Grace, on a tenu une élection partielle à l'automne afin de pourvoir les sièges vacants; d'ailleurs, cette élection a permis à Hoyles de valider sa capacité de former un gouvernement, et à Mullock d'affirmer sa volonté et sa capacité de contrer la violence. Hoyles estimait qu'il remporterait la circonscription et serait en mesure de convaincre quelques catholiques réformateurs de joindre son gouvernement si on pouvait contrer la violence et l'intimidation. La présence de troupes à Harbour Grace permettait de prévenir les nouveaux actes de violence et les gestes d'intimidation, si bien que deux conservateurs ont été élus.

Les violences sporadiques se sont poursuivies à Harbour Main; toutefois, un comité de l'Assemblée législative a permis à Nowlan et à Byrne d'occuper leur siège. Hoyles a obtenu la majorité et mis fin à l'époque de domination des libéraux.

Sir Hugh Hoyles (1814-1888), n.d.
Sir Hugh Hoyles (1814-1888), s.d.
Hoyles a mis fin à la domination des libéraux lorsqu'il a été nommé premier ministre en 1861.
Photographie de la Stereoscopic Company. Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial, and Foreign Records de D.W. Prowse, Londres : Eyre and Spottiswoode, 1895, p. 488.

Les conséquences des émeutes

Cette crise a eu des conséquences durables. La communauté entière a été bouleversée par la violence engendrée, et par la suite, les incidents de ce type se sont faits extrêmement rares. L'engagement politique du clergé est devenu moins apparent, et certainement moins sensationnel. Au cours de la décennie qui a suivi, les citoyens ont connu un changement beaucoup plus important, lequel était fondé sur le compromis confessionnel. En conséquence, les gouvernements et les partis politiques ont adopté une règle non écrite voulant qu'ils soient constitués de membres de toutes les confessions. De plus, les membres de la législature et de la fonction publique ont fini par être représentatifs des confessions présentes dans la population, et le système scolaire a été confié aux principales Églises. Maintenant que les règles étaient établies, on pouvait traiter les questions relatives à la vie publique et politique qui préoccupaient tous les Terre-Neuviens, et ce, peu importe leur appartenance religieuse.

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