Les chirurgiens et la justice pénale

À Terre-Neuve, au 18e siècle, les chirurgiens jouaient un rôle très important auprès des personnes qui travaillaient dans l'industrie de la pêche. John Reeves, premier juge en chef de l'île, avait remarqué la présence d'un chirurgien ou d'un médecin dans la plupart des collectivités. Dans ce système datant du 17e siècle, au début de chaque saison de pêche, tous les employés devaient inscrire leur nom dans le « livre de comptes » d'un chirurgien habituellement choisi par le marchand (le patron) et lui payer des honoraires forfaitaires (de 5 à 10 shillings) à la fin de l'été. Les employés nécessitant des soins particuliers pour des blessures ou une maladie de longue durée devaient payer des frais supplémentaires. Divers documents laissent croire qu'il y avait une multitude de médecins praticiens dans les villages côtiers, notamment à Trinity, une collectivité qui comptait au moins quatre chirurgiens en exercice à la fin du 18e siècle. De plus, plusieurs chirurgiens et apothicaires étaient affectés aux garnisons de St. John's et de Placentia (Plaisance) et on trouvait un chirurgien sur chacun des nombreux navires stationnés à Terre-Neuve. Comme leurs collègues de la Nouvelle-Écosse, les chirurgiens exerçant auprès des militaires finissaient par devenir des membres à part entière de la société coloniale. Grâce à leurs revenus pouvant dépasser 100 £ pour une seule saison de pêche, ils n'étaient pas loin de constituer une véritable catégorie professionnelle sur l'île.

La formation et le statut des chirurgiens de Terre-Neuve étaient comparables à ceux de leurs homologues de l'Angleterre. Dans les années 1750, les chirurgiens avaient mis fin à leur affiliation avec les barbiers et le Surgeon's Hall de Londres étudiait toutes les demandes d'admission des postulants qui convoitaient un poste dans la marine. Les chirurgiens de Terre-Neuve, comme James Yonge, faisaient habituellement leur apprentissage auprès d'un compagnon chirurgien et perfectionnaient ensuite leurs compétences en pratique clinique. Yonge avait apporté des livres dans ses bagages afin de pouvoir parfaire ses connaissances tout en exerçant la médecine à Bay Bulls en 1670. Plusieurs ont appris leur profession dans la marine, mais d'autres, comme John Clinch de Trinity, avaient déjà travaillé en Angleterre ou en Irlande avant d'arriver à Terre-Neuve. Clinch avait étudié à Londres avec le réputé chirurgien John Hunter et il est devenu un pionnier de la vaccination en Amérique du Nord.

Surgeons' Hall, Londres, s.d.
Surgeons' Hall, Londres, s.d.
Détail d'une gravure de J. Romney à partir d'une œuvre de William Hogarth (1697-1764).
Tiré de J. Trusler, E. F. Roberts, et James Hannay, éd., The Complete Works of William Hogarth: in a series of one hundred and fifty steel engravings on steel, from the original pictures / Introduit par un essai de James Hannay et lithographies de Trusler and E. F. Roberts, Londres, London Printing and Pub. Co., 18--, p. 134.

La concurrence était relativement grande entre les chirurgiens à la recherche de patients. Ils devaient faire preuve de compétence et préserver leur bonne réputation. En 1789, Peter Le Breton, un éminent chirurgien de la baie de la Conception, a intenté une poursuite en diffamation devant les quarter sessions (tribunaux correctionnels) pour démentir les rumeurs voulant qu'il se soit procuré un échantillon du virus de la variole pour inoculation à Harbour Grace. Connaissant à la fois la classe marchande et la classe ouvrière, les chirurgiens jouissaient d'une position respectable auprès des habitants des villages côtiers.

Par conséquent, au 18e siècle, on faisait souvent appel aux chirurgiens pour assumer la tâche de magistrat à Terre-Neuve. On sait que 12 chirurgiens ont exercé à titre de juges de paix. Trois des commissaires des tribunaux d'oyer et terminer– D'Ewes Coke, Thomas Dodd et Jonathan Ogden – étaient aussi chirurgiens praticiens (Coke et Ogden ont été nommés ultérieurement juges en chef de la Cour suprême de Terre-Neuve). Les chirurgiens possédaient trois qualités recherchées pour devenir magistrat: ils étaient plutôt cultivés et bien intentionnés en plus de résider sur l'île. Le gouvernement britannique a approuvé cette idée parce que les chirurgiens jouissaient d'une indépendance financière plus grande que les autres candidats. Il n'est donc pas surprenant qu'ils aient cumulé simultanément des fonctions dans le monde de la médecine et de la justice : parmi les 18 chirurgiens qui ont présenté un témoignage dans des procès pour homicide, cinq étaient aussi juges dans les districts où les meurtres avaient été commis. À Terre-Neuve, à cette époque, les chirurgiens étaient vraisemblablement au cœur des crises qui secouaient les collectivités à titre de médecins praticiens, de membres de la magistrature locale, ou les deux.

Les chirurgiens acceptaient volontiers de témoigner devant les tribunaux de l'île. Contrairement à ce qu'on pouvait observer en Angleterre au 18e siècle, aucun document n'indique que des chirurgiens auraient reçu une citation à comparaître ou une somme d'argent pour aller témoigner. En cour, les chirurgiens témoignaient de leur plein gré pour décrire la cause et la sévérité des blessures et des maladies des employés. Par exemple, en 1770, au tribunal correctionnel de Placentia, Joseph McNamara a porté plainte contre son confrère Joseph Conway, qui l'avait blessé avec une hachette et l'avait rendu invalide pendant plus d'un mois. Le tribunal a alors interrogé John Ryan (le chirurgien qui avait soigné McNamara), puis a ordonné que tous les gages de Conway soient utilisés pour payer les frais médicaux. Dans d'autres causes, le chirurgien était appelé à décrire les soins médicaux qu'on avait dû prodiguer à la victime. À Trinity, en 1769, un chirurgien local a affirmé au tribunal correctionnel que les blessures de Jonathan Meany avaient été causées tout simplement par une dispute entre hommes ivres. À cause de leur familiarité avec les patients et leur nomination comme juges de paix, la plupart des chirurgiens de Terre-Neuve connaissaient bien la réputation des habitants et les causes de la violence qui sévissait dans leur milieu.

À Terre-Neuve, les chirurgiens jouaient un rôle de premier plan dans les enquêtes consacrées aux morts violentes ou suspectes. En Angleterre, au 18e siècle, le poste de coroner avait généralement mauvaise réputation. Les enquêtes menées par les coroners reposaient souvent sur une expertise défaillante, et ce, même s'ils faisaient fréquemment appel aux chirurgiens pour faire des examen post mortem . À Terre-Neuve, au 18e siècle, seulement deux jurys du coroner n'ont pas eu recours à l'expertise d'un chirurgien. Des chirurgiens ont pratiqué une autopsie à la demande du coroner dans le cadre de quatre enquêtes et ils en ont pratiqué d'autres, de manière indépendante, dans cinq cas d'homicides. Dans un autre cas survenu à Trinity en 1772, le pasteur a remarqué des signes de violence sur le corps de Maurice Power pendant les obsèques de ce dernier. Il a alors avisé D'Ewes Coke, le chirurgien résident de la marine. Sans autorisation légale, Coke a fait un examen post mortem et a formé un jury de 14 hommes pour voir le cadavre. Il s'est plaint par la suite d'avoir dû faire appel à des habitants-pêcheurs et à des employés parce que les marchands locaux avaient refusé de servir comme jurés. Ce genre d'attitude a sans doute contribué au nombre relativement peu élevé d'enquêtes du coroner qui ont été menées sur l'île. Après avoir reçu une copie du verdict du jury et le rapport de Coke, le gouverneur Shuldham a loué l'initiative du chirurgien et s'est empressé de le nommer juge de paix à Trinity.

La plupart des examens post mortem effectués à Terre-Neuve étaient toutefois faits avec rigueur sur le fond et sur la forme. Normalement, dans les 36 heures suivant un homicide, trois chirurgiens examinaient la partie blessée sur le cadavre. Leur rapport décrivait brièvement l'état des tissus et des organes vitaux touchés ou, en cas de traumatisme à la tête, les dommages causés au crâne ou la profondeur de la blessure. Le format des rapports post mortem était toujours similaire à celui du premier exemple connu datant de 1730 :

Nous soussignés sollicités de regarder le corps de Walter Nevell avons découvert après examen une fracture dans l'os temporis (os temporal) droit de son crâne, ce qui, à notre avis, est la cause principale de la mort dudit Nevell.
(Bannister 1998, p. 115) (Traduction libre)

L'examen post mortem portait sur des détails précis et ne constituait donc pas une autopsie complète. Son seul but était de déterminer si les blessures étaient la cause principale de la mort. On ne faisait pas mention du présumé coupable ni de l'arme qui avait peut-être été utilisée. Parmi les huit rapports post mortem rédigés par des chirurgiens auxquels nous avons accès de nos jours, quatre mentionnent un traumatisme à la tête, trois évoquent des blessures abdominales et un autre relève des blessures de nature inconnue. Deux des rapports concluent que les blessures n'étaient suffisamment graves pour avoir causé la mort de la victime. Les examens post mortem étaient la toute première étape de la médecine légale. Dans chaque cas, les chirurgiens faisaient part de leurs conclusions au tribunal et leur témoignage constituait une partie importante de la preuve présentée pendant les procès pour homicide.

De 1750 à 1791, il y a eu 20 procès pour homicide à Terre-Neuve et des chirurgiens ont témoigné dans la moitié d'entre eux. Les assises réclamaient apparemment le témoignage d'un chirurgien chaque fois que la cause exacte de la mort était incertaine et qu'il était possible de procéder à un examen post mortem. Quant aux causes où aucun chirurgien n'a été appelé à témoigner, quatre concernaient des personnes qui s'étaient noyées en mer, trois visaient des personnes abattues à bout portant et une autre relatait le cas d'une personne qui avait perdu la vie en territoire non colonisé. En comparant les verdicts, nous pouvons constater l'importance que le témoignage des chirurgiens avait à cette époque : dans 14 cas d'homicides sur 19, les accusés ont été reconnus coupables à la suite d'un procès où un chirurgien avait été appelé à témoigner, alors que dans d'autres causes seulement 3 des 11 hommes et femmes inculpés ont reçu un verdict de culpabilité. L'importance de la médecine légale était évidente, car il est arrivé une seule fois que le verdict du tribunal ne corresponde pas au rapport post mortem présenté devant la Cour. Dans les procès pour homicide, deux questions cruciales étaient soulevées par les témoignages des chirurgiens : la maladie ou le problème de santé dont souffrait la victime, avant ou après une agression violente, pouvait-il être une des causes de la mort ? Deuxièmement, les coups spécifiques portés à la victime étaient-ils suffisamment graves pour provoquer directement sa mort ? Le rôle des chirurgiens comme figures d'autorité dans le monde de la médecine et de la justice a permis l'éclosion d'une culture judiciaire qui leur a conféré un rôle essentiel dans le système pénal de l'île.

English version