Les guerres et la société terre-neuvienne : le front intérieur

Le signe le plus visible du passage de Terre-Neuve du statut de lieu de pêche à celui de colonie fut la croissance de sa population permanente. Les historiens ne s'entendent pas sur le nombre réel d'habitants, mais la population permanente qui habitait sur l'île toute l'année a probablement triplé entre la guerre d'Indépendance américaine et la fin des guerres napoléoniennes. Le nombre de femmes augmenta de façon soutenue à compter de 1785, tout comme le nombre d'enfants, tant en nombre absolu qu'en proportion de l'ensemble de la population.

Croissance de la population permanente

Au cours de la même période, le nombre d'habitants-pêcheurs doubla, ce qui s'explique par trois facteurs : les commerçants qui délaissaient la pêche pour se tourner vers l'approvisionnement et le transport à compter de 1783, la vigueur de la pêche et des échanges commerciaux de 1783 à 1788 et le nombre décroissant de pêcheurs saisonniers. La population de Terre-Neuve devenait plus établie et plus permanente.

Placentia, s.d.
Placentia, s.d.
En 1778, 1 500 personnes vivaient à Placentia (Plaisance) et dans les environs.
Illustration de Percival Skelton. Illustration tirée de Joseph Hatton et M. Harvey, Newfoundland, the Oldest British Colony, Londres, Chapman and Hall, 1883, p. 160.

De plus en plus de domestiques choisissaient de demeurer à Terre-Neuve au lieu de rentrer. Les plus privilégiés se mariaient et fondaient leur entreprise familiale à titre de pêcheurs indépendants. Les moins chanceux devinrent des dieters, ainsi que l'on nommait (en anglais) cette nouvelle catégorie de domestiques qui passaient l'hiver à Terre-Neuve, où ils travaillaient essentiellement pour être nourris et logés. Par conséquent, pour la première fois, la pêche de résidents devint une source importante de poisson destiné au commerce en temps de paix.

Croissance des familles

Pourtant, la croissance et l'établissement permanent de la population ne se traduisaient pas nécessairement par la prospérité des pêcheurs. La faiblesse des prix du poisson, l'incertitude des marchés et le coût gonflé des fournitures et des denrées causèrent d'importantes difficultés aux habitants-pêcheurs tout au long des années 1790. En 1797 et en 1798, la famine était devenue une menace bien réelle. De nombreux habitants-pêcheurs commencèrent à réduire la taille de leurs équipages en mer et de leurs équipes à terre et employaient souvent des dieters. En raison des conditions difficiles, le nombre d'hommes célibataires, qu'ils soient maîtres ou domestiques, commença à diminuer. Certains quittèrent complètement Terre-Neuve. D'autres se marièrent puisque la famille apportait une certaine sécurité pendant les périodes difficiles.

De plus en plus d'habitants-pêcheurs commencèrent à puiser leur main d'œuvre parmi les membres de leur famille, ce qui explique que le nombre de familles permanentes augmenta de 1785 à 1805, sans que la population totale n'augmente de façon significative. Cette augmentation du nombre de familles accrut considérablement la capacité de reproduction et de croissance de la population terre-neuvienne. Le boom démographique qui survint vers 1800 entraîna une croissance rapide et soutenue de la population permanente.

La chasse au phoque

D'autres facteurs contribuèrent à cette tendance, notamment l'émergence de la chasse commerciale au phoque à compter de 1793, lorsque les premières goélettes, au début du printemps, s'aventurèrent vers le nord dans les glaces pour y trouver des troupeaux reproducteurs de phoques du Groenland. La population croissante avait besoin de ce nouveau débouché économique, tout comme les commerçants, qui étaient aux prises avec un ralentissement dans le commerce du poisson et un surplus de bateaux de pêche. De plus, l'huile de phoque et les peaux de phoque étaient entièrement exportées en Angleterre, dont le marché était épargné par les embargos dus à la guerre. En 1803, plus de 100 bateaux transportant de 3 500 à 4 000 hommes servaient à la chasse au phoque et rapportaient plus de 50 000 peaux, un chiffre qui doublera au cours des années suivantes.

La chasse au phoque
La chasse au phoque
En 1803, plus de 100 bateaux transportant de 3 500 à 4 000 hommes servaient à la chasse au phoque.
Illustration de Percival Skelton. Illustration tirée de Joseph Hatton et M. Harvey, Newfoundland, the Oldest British Colony, Londres, Chapman and Hall, 1883, p. 160.

La chasse au phoque donnait du travail à de nombreux résidents de Terre-Neuve pendant une période de l'année où il n'y avait pas d'autre travail. Cette chasse améliora donc grandement l'autonomie des Terre-Neuviens. La chasse au phoque cadrait également avec la nouvelle vision de la famille en tant qu'unité de production économique. Pendant que le chef de famille partait à la chasse au phoque, le reste de la famille demeurait à terre pour préparer la saison de la pêche à la morue. De plus, en stimulant des activités auxiliaires comme la construction navale, la construction et l'entreposage, la chasse au phoque permit de diversifier l'économie. Cette industrie fut sans doute un facteur important qui incita de plus en plus de gens à s'établir le long de la côte nord-est.

La prospérité de Terre-Neuve

À compter de 1801, l'industrie de la pêche connut une reprise, puis devint prospère, et à compter de 1807, les conditions profitèrent grandement aux Terre-Neuviens. Cette année fut marquée par une prospérité jamais vue pour l'industrie de la pêche de Terre-Neuve, et pour la toute première fois, des commerçants de la baie Trinity achetèrent de l'huile de poisson et du thran brun [huile provenant de la graisse de baleine bouillie] et vendirent des marchandises et des provisions aux prix établis à St John's. Un agent de la baie Trinity affirma en 1811 : « Nous étions obligés de nous adapter considérablement, sans quoi nous risquions de perdre nos clients [...] Je suis convaincu que les habitants-pêcheurs de ce quartier n'ont jamais vécu de période aussi prospère [...] » [traduction] (Handcock, 1981, p. 51).

Ce vent de prospérité et d'optimisme continua de souffler même lorsque la guerre contre les États Unis éclata en 1812. Terre-Neuve dépendait jusque là des importations américaines, et la guerre entraîna des pénuries de nourriture et une hausse des prix. Toutefois, ces pertes furent compensées par la hausse soutenue des salaires et par des envois spéciaux de provisions de la Grande-Bretagne et de l'Amérique du Nord britannique. En fin de compte, le niveau de vie des Terre-Neuviens s'améliora probablement de 1807 à 1814. Les salaires et les prix continuèrent de grimper, et les pêcheurs touchaient suffisamment de revenus pour être en mesure de régler leurs comptes auprès des commerçants.

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