La planification de la pêche migratoire

Au 17e siècle, comment un marchand entrepreneur parvient-il à assurer la réussite de son entreprise dans un secteur aussi incertain et difficile que la pêche ? Comment les structures fonctionnelles et commerciales atténuent-elles les risques inhérents à la pêche ? Pour répondre à ces questions, nous devons nous pencher sur la nature même de cette industrie, et donc examiner le financement, l'armement des bateaux et les méthodes de pêche.

Les quotes-parts

Les dépenses importantes associées aux bateaux, à l'approvisionnement, au matériel, à la cargaison de sel et à la main-d'œuvre constituent le principal fardeau en matière de financement. Pourtant, le financement que fournit le marchand entrepreneur lui permet aussi de répartir les risques. Si un marchand prend une quote-part dans plusieurs expéditions de pêche plutôt que d'investir un montant conséquent dans un seul bateau, il évite la ruine si ce bateau sombre en mer. De fait, ce n'est plus l'issue d'un seul voyage qui décide de son sort financier. Plusieurs voyages de pêche fructueux lui donnent droit à une portion des profits. À titre d'exemple, en 1638, le Charity, un bateau de Southampton, appartient à cinq marchands. La moitié du bateau représente la quote-part de l'un d'eux, trois-huitièmes du bateau correspondent à la quote-part de deux autres propriétaires et enfin, le dernier huitième est la quote-part des deux derniers.

Les quotes-parts offrent à des entrepreneurs et à des spéculateurs un investissement susceptible de leur rapporter gros. Au 17e siècle, un tailleur de Plymouth, un épicier de Southampton, un drapier, et un tisserand sont quelques-uns des nombreux investisseurs dans ce secteur d'activité.

L'idée que la pêche est essentiellement réservée à des ports du sud-ouest de l'Angleterre et à ses marchands entrepreneurs est plutôt simpliste. Des gens provenant de diverses localités, parfois très éloignées les unes des autres, participent au même investissement. Ainsi, nous savons que des investisseurs de Southampton, de Jersey, de Poole et de Salisbury (une ville agricole de l'arrière-pays) ont été propriétaires du même bateau de pêche. Un investisseur peut aussi posséder une quote-part dans plusieurs bateaux de pêche et des navires de transport de marchandises.

Cette diversification des investissements est judicieuse. Les bateaux de pêche sont de petite taille, 80 à 100 tonnes tout au plus. Ils sont dotés d'un imposant équipage, et leurs cales sont remplies de provisions et de matériel pour la traversée vers les zones de pêche. Leur faible tonnage ne leur permet pas toutefois de ramener l'équipage et de convoyer une cargaison de poisson salé vers les marchés. Il n'est pas plus pratique que pêcheurs et marins se dirigent vers les marchés ibériques avant le retour en Angleterre. Des navires de plus gros tonnage, jusqu'à 200 tonnes, (appelés sack ships) assignés au transport des cargaisons de poisson salé se révèlent la solution. Les bateaux de pêche rentrent donc directement en Angleterre avec leur équipage et une cargaison de produits locaux tels que l'huile de morue, du saumon et des fourrures.

Des historiens ont déjà affirmé que les bateaux de pêche et les navires de transport de marchandises se faisaient concurrence. Ils ont également soutenu que les investisseurs rivalisaient entre eux. La situation était autrement plus complexe. Nous comprenons mieux aujourd'hui que toutes ces activités étaient étroitement liées et se complétaient.

L'approvisionnement

Les quotes-parts ne s'appliquent pas qu'aux expéditions maritimes. Des investisseurs peuvent conjointement être propriétaires de cargaisons de victuailles et de matériel. Un marchand entrepreneur peut effectuer une mise de capital sur de multiples cargaisons et ainsi éviter de perdre la totalité de son placement en cas de mésaventure.

Il peut encore minimiser ses risques s'il confie à un sous-traitant le mandat de rassembler la cargaison de victuailles. Dans chaque port, un fournisseur s'engage, à ses risques et pour un prix fixe (généralement une quote-part sur les profits), à approvisionner en victuailles un bateau. Au début du 17e siècle, l'établissement de colonies en Nouvelle-Angleterre dans les années 1620 et 1630 permet aux bateaux de pêche d'avoir accès à d'autres sources d'approvisionnement que ceux offerts en Angleterre. Des bateaux transportent vers Terre-Neuve du bétail, de la farine, du pain, ainsi que des produits originaires des Antilles comme de la mélasse, du sucre et surtout du rhum, et les échangent contre du poisson. La Nouvelle-Angleterre devient rapidement le maillon essentiel dans la chaîne d'approvisionnement avec Terre-Neuve en raison de sa fiabilité et de la qualité de ses produits.

L'Irlande joue le même rôle. Les pêcheurs anglais trouvent plus avantageux d'accoster à Waterford et Cork pour se procurer des tonneaux de viande salée et de beurre. Selon une estimation, le prix de la viande achetée en Irlande, en 1680, est 40 % moins élevé que celui de la viande achetée en Angleterre. Ainsi, dans les années 1690, les pêcheurs anglais à Terre-Neuve se régalent de petits pois, de bacon, de choux, de bière, de cidre, d'avoine et de pain provenant du sud-ouest de l'Angleterre. Ils consomment aussi de la farine, du pain, de la mélasse et du rhum en provenance de la Nouvelle-Angleterre, de même que du porc et du bœuf salés, du beurre et des petits gâteaux secs d'Irlande.

Le marchand entrepreneur approuve la pluralité des sources d'approvisionnement. Elle entraîne souvent une baisse des coûts pour une qualité supérieure. Cette multiplicité de sources protège mieux son investissement qui ne repose donc plus sur une source unique d'approvisionnement.

L'équipage

Lorsque l'armement du bateau est presque terminé, les hommes engagés pour la pêche se présentent au port. Il y a ceux qui arrivent des villages côtiers du sud-ouest de l'Angleterre où nombre d'entre eux sont des marins chevronnés et peut-être même déjà des pêcheurs. La plupart toutefois viennent des villages de l'arrière-pays. Ils sont recrutés par un agent au service d'un marchand entrepreneur lors de foires commerciales qui ont lieu dans les campagnes au solstice d'hiver. Ces hommes n'ont aucune expérience dans l'industrie de la pêche. Au moins 10 000 quittent chaque année leur foyer. La pêche fournit donc un grand nombre d'emplois.

Plusieurs s'engagent pour une ou deux saisons de pêche, intéressés à gagner de l'argent et à découvrir le monde à l'extérieur de leur village, où ils retournent ensuite occuper d'autres emplois. Cette souplesse s'avère un atout pour le secteur de la pêche. Lorsque l'engagement par contrat est obligatoire, comme en temps de guerre, les hommes qui ne sont pas recrutés peuvent librement se trouver un autre emploi. Avec un taux très important de renouvellement de la main-d'œuvre sans expérience, le marchand entrepreneur justifie facilement l'offre de salaires très bas. Ces travailleurs inexpérimentés accomplissent des tâches inférieures pendant leur apprentissage. Ils sont pourtant une composante essentielle de la main-d'œuvre, car l'industrie de la pêche possède la capacité de les transformer en marins, une possibilité qui intéresse vivement le gouvernement toujours à la recherche de réservistes pour la marine. La notion que la pêche est une activité préparatoire à la marine entraîne la mise en œuvre de politiques qui visent à préserver et à soutenir la pêche migratoire. Le marchand entrepreneur tient tout autant à ces politiques.

Les hommes affectés à la pêche reçoivent une part fixe des prises, un legs de l'époque de la pêche internationale. Les pêcheurs français sont également payés selon le système de rémunération à la part de pêche. Parfois, les parts sont réparties avec précision. Les propriétaires stipulent le nombre de parts à attribuer au capitaine, au pilote, au maître de grave, aux décolleurs, aux arimiers, et ainsi de suite jusqu'aux novices. À d'autres occasions, une part est réservée à l'ensemble de l'équipage, par ex. le quart ou le tiers des prises. C'est ensuite aux membres de l'équipage de décider de l'attribution des profits.

Pelle à saler
Pelle à saler
Un bon exemple de pelle en bois d'hêtre qui servait à épandre du sel sur le poisson vidé au cours de la pêche migratoire. Trouvée sur le site archéologique de Ferryland, cette pelle provient peut-être d'un des bateaux qui ont sombré dans le port. La date de sa fabrication est imprécise, mais pourrait toutefois se situer entre 1600 et 1800.
Avec la permission du département d'Archéologie, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Les avantages du partage

Le système de partage des profits répartit les risques et stimule la productivité et l'efficacité. Le nombre de prises et la quantité de poisson correctement apprêté déterminent l'importance des profits. Ce système bénéficie tant à l'équipage qu'au marchand entrepreneur.

Selon Richard Whitbourne, un bateau de pêche de 100 tonnes pouvait rapporter des profits bruts d'environ 2250 £ en une seule saison. Ce montant est ensuite divisé en trois parts : une part au propriétaire du bateau ou à l' affréteur, une autre part au fournisseur en approvisionnement et une troisième à l'équipage. Après déduction des coûts, le fournisseur et le propriétaire ont chacun droit à environ 330 £. Ces profits, à défaut d'être considérables, sont convenables.

Il n'y a pas de pêche sans sel. Celui-ci provient du sud de l'Europe, généralement du Portugal. C'est souvent la cargaison que rapportent les bateaux qui ont livré auparavant le poisson au marché.

Les bateaux arrivent au Portugal ou en Espagne en octobre ou en novembre. Ils doivent alors rapidement trouver preneur pour leur cargaison de poisson séché. Le sel et les autres marchandises achetés sont ensuite promptement chargés à bord, puis ils lèvent l'ancre vers l'Angleterre. Il faut livrer la cargaison de sel bien avant le départ des flottes de pêche au printemps. Le temps est compté. Toute l'année, les échéances dominent l'industrie et le commerce de la pêche. C'est une préoccupation constante du marchand entrepreneur.

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