La pêche migratoire et les modes de peuplement

Du 16e au 18e siècle, des milliers de pêcheurs européens participent à la pêche migratoire, traversant l'Atlantique chaque année pour pêcher la morue à Terre-Neuve et au Labrador. La majorité des pêcheurs retournent dans leur foyer à l'automne, mais plusieurs décident de rester sur l'île pour diverses raisons, entre autres pour protéger le matériel de pêche. La plupart d'entre eux s'établissent dans les régions côtières mieux abritées et offrant de bonnes zones de pêche et un approvisionnement en bois.

Morue, vers 1878
Morue, vers 1878
Du 16e au 18e siècle, des milliers de pêcheurs européens participent à la pêche migratoire, traversant l'Atlantique chaque année pour pêcher la morue à Terre-Neuve et au Labrador.
Tiré de Pêches dans l'Amerique du Nord, Bénédict Henry Révoil, A. Mame et Fils, Tours, 1878, p. 135.

Au début du 19e siècle, la pêche migratoire cède sa place à la pêche de résidents. Les modes de peuplement modulent la répartition de la population pendant des années. Les campements de pêche saisonniers qui caractérisent le 16e siècle sont devenus des établissements permanents au 19e siècle. Les collectivités marchandes de plus grande envergure à St. John's, Trinity, Placentia et ailleurs se transforment en centre d'activités commerciales dont la démographie est en forte croissance. Pendant une très grande partie du 19e siècle, les gens s'établissent près du littoral, particulièrement dans la péninsule de l'Avalon et sur les côtes sud-est et nord-est de Terre-Neuve.

Les premiers colons et la protection du matériel de pêche

Au début du 16e siècle, bon nombre de pêcheurs partent d'Europe pour pêcher la morue à Terre-Neuve et au Labrador. Avant le début officiel de la pêche, ils se consacrent pendant un mois à la construction de petites cabanes, de cuisines, de chafauds, de vigneaux, de petites embarcations non pontées et autres structures associées à la pêche. De juin à août, tous les matins, ils naviguent les zones de pêche côtières. Ils passent les soirées et la nuit dans des campements de fortune. À l'automne, ils reprennent le chemin de l'Europe en laissant les campements à l'abandon jusqu'au printemps.

Après leur départ, rien ne peut barrer la route aux intrus qui veulent voler ou abîmer le matériel ou encore vandaliser ou détruire les installations. Il arrive fréquemment que des pêcheurs s'emparent des embarcations ou démolissent les vigneaux des pêcheurs d'autres pays ou régions. Les lieux de pêche sont des ressources collectives. Les pêcheurs ne peuvent donc pas empêcher leurs rivaux d'utiliser les mêmes lieux de pêche lorsqu'ils sont absents. L'équipage qui arrive avant tous les autres a le droit de s'y installer pour toute la saison de la pêche.

Seule nation indigène de l'île, les Béothuks représentent une autre difficulté. Dès le départ des pêcheurs, les Béothuks pillent les installations de pêche pour faire main basse sur les clous, les crochets et tous les objets métalliques qui leur permettent de fabriquer des pointes de harpons et de lances. Une embarcation peut fournir environ 1200 clous et un chafaud, des milliers. Les Béothuks n'ont qu'à mettre le feu au matériel, puis à en retirer les clous. À leur retour au printemps, les pêcheurs doivent consacrer temps et énergie à reconstruire les campements et le matériel de pêche. Les installations des pêcheurs saisonniers au Labrador subissent le même sort aux mains des Inuit jusqu'à l'arrivée des missionnaires moraves vers la fin du 18e siècle. Ceux-ci fondent plusieurs missions et prennent en charge les échanges commerciaux avec les Inuit. Ils interdisent également aux pêcheurs de pénétrer sur le territoire des missions.

Des pêcheurs passent l'hiver à Terre-Neuve et au Labrador pour protéger le matériel et garder l'accès aux meilleurs emplacements de pêche. Les capitaines indépendants qui possèdent un ou des bateaux de pêche et des chafauds engagent aussi des hommes pour l'hiver. Ce sont ces capitaines, devenus habitants-pêcheurs, qui sont les instigateurs d'un établissement à longueur d'année. Si certains d'entre eux s'installent sur l'île avec leurs serviteurs, et parfois avec leur famille, d'autres préfèrent embaucher des gardiens pour remplir cette tâche.

L'île compte également des colons propriétaires (comme sir David Kirke à Ferryland) qui s'y établissent au cours du 17e siècle. Ils étaient de grands habitants-pêcheurs qu'on peut comparer en importance aux marchands du sud-ouest de l'Angleterre. Ils possèdent leur propre flotte et sont responsables du recrutement des équipages et de l'armement des bateaux de pêche. Le gouvernement britannique ne s'oppose pas à l'établissement de colonies, mais il doit promulguer une loi dans les années 1630 pour interdire un établissement permanent à moins de 10 km du rivage, ainsi que l'occupation des installations de transformation du poisson avant l'arrivée en été des pêcheurs en provenance de l'Europe. Il tente ainsi de faire baisser la tension entre les grands habitants-pêcheurs et les petits habitants-pêcheurs ainsi que les pêcheurs saisonniers.

David Kirke, 1597-1654
David Kirke, 1597-1654
Sir David Kirke and other proprietary colonists settled on the island of Newfoundland during the 17th century.
Courtesy of Archives and Special Collections (MF 231-411), Queen Elizabeth II Library, Memorial University of Newfoundland, St. John's, NL. Image modified by Wendy Churchill, 1999.

Les pêcheurs saisonniers et les colons propriétaires se côtoient et leurs activités se recoupent, ce qui n'empêche pourtant pas les conflits de se multiplier. Les pêcheurs se plaignent que David Kirke et les autres colons propriétaires monopolisent les meilleures installations de transformation du poisson et zones de pêche. Les marchands du sud-ouest de l'Angleterre craignent de perdre la domination du secteur de la pêche migratoire avec la colonisation de Terre-Neuve et du Labrador. Au 17e siècle, un grand nombre de colonies font faillite, car la pêche ne rapporte pas suffisamment pour compenser les coûts de peuplement. Toutefois, elles n'en jettent pas moins les bases d'une industrie de la pêche de résidents (pêche locale).

Au cours de l'hiver 1700, environ 4000 personnes vivent sur la côte anglaise de Terre-Neuve entre Bonavista et Trepassey, à l'est. De ce nombre, il y a 300 habitants-pêcheurs, quelques marchands indépendants et des représentants d'établissements marchands du sud-ouest de l'Angleterre. La majorité de la population qui passe l'hiver sur l'île est composée des serviteurs des grands habitants-pêcheurs. Dans les années 1680, les colonies françaises établies sur la côte sud-est comptent environ 1000 habitants. La situation change avec le traité d'Utrecht de 1713 et la cession du territoire français de Terre-Neuve et Labrador à la Grande-Bretagne.

Les villages côtiers

Au cours du 18e siècle, un nombre toujours plus grand de havres et d'anses accueille de petites collectivités qui s'installent à l'année sur l'île. La plupart de leurs habitants retournent sur le continent européen au bout d'un an. Les grands habitants-pêcheurs engagent de nouveaux serviteurs en provenance de l'Angleterre et de l'Irlande pour compenser cet exode et protéger leurs installations de pêche pendant l'hiver. Le peuplement de nombreuses régions côtières reste donc constant quoique le nombre d'habitants est peu élevé et leur séjour de courte durée. Des pêcheurs venus d'Europe s'installent aussi à l'année sur le littoral côtier du Labrador, mais en plus petit nombre qu'à Terre-Neuve.

Ce peuplement, dérivé de la pêche migratoire, sert de canevas à la colonisation à venir. Les intérêts des grands propriétaires se concentrant surtout sur les ressources halieutiques de Terre-Neuve et du Labrador, les zones côtières longeant les lieux de pêche les plus généreux et situées à plus courte distance de la Grande-Bretagne sont alors privilégiées. Les endroits de choix pour la pêche et le peuplement sont les promontoires et les péninsules de la côte est.

La plupart des activités se déroulent dans la péninsule d'Avalon et les baies de Trinity, Bonavista et Placentia, situées près de zones de pêche rentables et de routes commerciales internationales. Ces régions offrent des havres et des anses bien abrités contre les éléments et la distance la plus courte entre Terre-Neuve, le Labrador et l'Europe. Au 19e siècle, lorsque prend fin la pêche migratoire en faveur de la pêche de résidents, ces endroits sont les plus peuplés, car ils accueillaient déjà les installations de pêche.

La collectivité de St. John's domine rapidement l'industrie de la pêche migratoire. À la fin du 17e siècle, elle devient un port d'escale important pour les navires marchands qui ravitaillent les pêcheurs et repartent avec une cargaison de morue. Au début du 18e siècle, la Grande-Bretagne choisit d'y poster une garnison militaire chargée de surveiller ses intérêts dans cette industrie. Au cours des décennies qui suivent, St. John's ne cesse de croître. Elle se transforme en centre administratif et de communication de premier plan et finit par devenir la capitale de la colonie.

Les marchands du sud-ouest de l'Angleterre

Les marchands européens qui font le commerce du poisson influent également sur les mouvements migratoires et les modes de peuplement de Terre-Neuve et du Labrador. Dès le 17e siècle, les marchands britanniques appuient une colonisation limitée de ces deux territoires. Ils veulent atténuer les problèmes associés à la pêche migratoire et prolonger la saison de pêche. Ils tentent en vain d'implanter des colonies à Cupids, Renews et Ferryland. Leur échec démontre bien que la pêche à la morue ne suffit pas à soutenir à longueur d'année l'existence d'une colonie.

Dans les années 1700, la côte sud-ouest de l'Angleterre regroupe la plupart des marchands investis dans la pêche migratoire. Situés dans divers coins de cette partie du pays, ils concentrent leurs activités commerciales sur des secteurs côtiers précis de Terre-Neuve et du Labrador. Par exemple, les marchands originaires du sud du Devon canalisent leurs efforts sur St. John's et la baie de la Conception. Les employés de ces différentes entreprises marchandes s'installent donc dans les secteurs choisis. Les marchands recrutent des serviteurs natifs de l'Angleterre et de l'Irlande, ce qui explique la venue à Terre-Neuve et au Labrador de travailleurs de ces deux pays au cours du 18e siècle.

La côte sud-ouest de l'Angleterre
La côte sud-ouest de l'Angleterre
La plupart des marchands associés à la pêche migratoire pendant le 18e siècle habitaient la côte sud-ouest de l'Angleterre.
Adapté par Tanya Saunders. ©2001 site Web du Patrimoine de Terre-Neuve-et-Labrador.

Plusieurs marchands tablent sur un peuplement à l'année pour poursuivre leurs activités commerciales avec Terre-Neuve et le Labrador durant le 18e siècle. Ils s'y procurent entre autres de la morue, de l'huile, des fourrures et autres produits et vendent des denrées aux habitants. Ces échanges commerciaux favorisent un peuplement à longueur d'année. Les marchands encouragent aussi diverses activités économiques comme la chasse au phoque et le trappage l'hiver, tout en approvisionnant les colons en vivres, vêtements et autres articles non disponibles sur ces territoires. À la fin du 17e siècle, les entreprises marchandes établissent des succursales à Trinity, Bonavista, Placentia, Brigus et un peu partout sur l'île. Ces collectivités deviennent les noyaux commerciaux de la région. Elles facilitent les communications entre villages et leur rapprochement, en plus de favoriser le peuplement.

La pêche migratoire n'est pas le seul moteur du peuplement de Terre-Neuve et du Labrador. D'autres puissants facteurs y jouent également un rôle prépondérant comme les guerres et les conditions socioéconomiques qui sévissent en Europe, ainsi que la naissance d'industries locales résultant d'activités hivernales. Cependant, la pêche migratoire a servi d'amorce au mouvement de peuplement, et l'emplacement de certaines collectivités en témoigne encore de nos jours.

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