La légende de Grates Cove

Grates Cove est une petite collectivité établie depuis la fin du 18e siècle à l'extrême pointe nord de la presqu'île Avalon. D'après la légende locale, Jean Cabot y a accosté au cours de sa première expédition en Amérique du Nord en 1497. À cette légende s'est greffé un autre épisode. Jean Cabot se serait échoué non loin de là pendant sa deuxième expédition et y serait mort avec son fils Sancio. Cet épisode s'appuie sur l'existence d'une grosse pierre sur laquelle Jean Cabot aurait laissé des indices de son passage. La « pierre de Cabot » a disparu depuis un certain temps déjà, dérobée, croit-on, par deux hommes dans une fourgonnette.

Carte de l'est de Terre-Neuve situant Grates Cove
Carte de l'est de Terre-Neuve situant Grates Cove
Illustration de Duleepa Wijayawardhan.

La pierre de Cabot

C'est dans le journal de William Cormack de 1822 que se trouve la plus ancienne évocation de cette légende : « La pointe de Grates constitue la partie de l'Amérique du Nord qui a été découverte en premier par les Européens. Sébastien Cabot y a mis pied à terre en 1497 et a pris possession de la « terre-neuve » … Il a gravé dans la pierre cette événement. L'inscription est toujours lisible sur cette grosse pierre assise sur la rive. » [Traduction libre] (William Cormack, 1873, p. 9) William Cormack ne précise pas le contenu de cette inscription ni ne mentionne le débarquement à Grates Cove de Sébastien Cabot. Pourtant, cette information illustre bien le lien entre Grates Cove et les Cabot père et fils depuis le début du 19e siècle. La mention du nom de Sébastien Cabot plutôt que celui de son père révèle qu'à l'époque de William Cormack, l'hypothèse la plus répandue est que le fils plutôt que le père est le véritable découvreur.

Lors des célébrations de 1897 marquant le 400e anniversaire de l'expédition de Jean Cabot, Grates Cove est passée sous silence. L'évêque catholique de St. John's, Michael Howley, qui est aussi un fervent historien local, se serait rendu dans cette petite collectivité cette année-là, mais n'a pu s'approcher de la pierre. Elle était surmontée par un poste de pêche et amplement recouverte de déchets de poisson.

Michael Francis Howley, évêque catholique de St. John's
Michael Francis Howley, évêque catholique de St. John's
Le patriote et historien de Terre-Neuve, l'évêque Howley (plus tard archevêque), fait partie des historiens ayant entrepris des recherches sur la « pierre de Cabot ». Il s'est rendu à Grates Cove en 1897.

Tiré de Part of the Main : An Illustrated History of Newfoundland and Labrador de Peter Neary et Patrick O'Flaherty, Breakwater Books, St. John's, Terre-Neuve, ©1983, p. 104. Avec la permission des Presentation Congregation Archives, Presentation Convent.

D'autres ont suivi. Un homme d'affaires et antiquaire de la ville de Harbour Grace, W. A. Munn, examine avec soin cette pierre en 1905. Il n'y voit que des graffitis remontant aux 17e et 18e siècles.

La pierre de Cabot finit par trouver son défenseur, un enseignant et surintendant d'écoles, Leo E. F. English, nommé en 1946 conservateur du musée de Terre-Neuve (aujourd'hui le musée The Rooms, St. John's, T.-N.-L.). Il photographie la pierre en 1927 et affirme que ses photos montrent bien les mots « IO CABOTO » et des bribes de noms comme « SANCIO » et « SAINMALIA ». Il est persuadé que c'est « Cabot lui-même, ou du moins un membre de son équipage, qui a gravé ces noms sur cette pierre recouverte de déchets de poisson. » [Traduction libre] (Leo English, 1955)

L'anecdote du décès de Jean Cabot à Grates Cove s'incruste dans les affirmations de Leo English en 1955. Le professeur Arthur Davies de l'Université d'Exeter pour qui, semble-t-il, l'authenticité de cette pierre ne fait aucun doute, amalgame les déclarations de Leo English à d'autres faits. L'explication qu'il propose dans un article est fort astucieuse. Les indications gravées sur la pierre dateraient plutôt de l'expédition de 1498 de Jean Cabot, qui lui est fatale. L'argument principal repose sur Gaspar Corte-Real qui, ayant fait prisonniers 50 autochtones dans l'est de Terre-Neuve en 1502, constate que l'un deux possède un bout d'épée dorée d'origine italienne et qu'un autre prisonnier porte des boucles d'oreilles en argent de fabrication vénitienne. Pour Arthur Davies, voilà des vestiges de l'expédition de Jean Cabot.

Il suggère qu'après avoir pêché près de l'île de Baccalieu, Jean Cabot se dirige vers le sud et traverse la baie de la Conception. Le navire coule en mer. Il est possible que Jean Cabot, son fils Sancio et des membres de l'équipage réussissent à atteindre le rivage de Grates Cove dans une embarcation. Jean Cabot et Sancio y ont sûrement débarqué, morts ou vivants, car l'épée appartient certainement à Jean Cabot et les boucles d'oreilles au jeune Sancio. Sur la terre ferme, les rescapés gravent leurs noms sur la pierre pour faciliter les recherches. « Sainmalia » est peut-être ce qui reste de la phrase « Sainte Marie sauve nous » ou une autre expression du genre. Selon Arthur Davies, ils sont tués peu après par des Indiens. (Arthur Davies, 1955)

Arthur Davies ne s'est jamais rendu à Grates Cove. Ceux qui l'ont fait n'ont jamais pu constater ce que Leo English y a aperçu, et ses allégations ont fait l'objet de critiques. La disparition de la pierre ne permet pas de vérifier qui, de Leo English ou de ses détracteurs, avaient raison.

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