Les Français à Terre-Neuve

Même si Terre-Neuve est régulièrement décrite comme « la plus ancienne colonie britannique », une prétention fondée sur le voyage de Cabot en 1497 et la prise de possession par Sir Humphrey Gilbert en 1583, il n'en demeure pas moins que la France, dès le tout début, a été un participant de premier plan à l'exploration et à la mise en valeur de Terre-Neuve. Lorsque l'explorateur français Jacques Cartier est arrivé en vue de Terre-Neuve en 1534, les pêcheurs bretons, normands et basques y pratiquaient la pêche depuis plus de trente ans.

Au début, les Français pêchaient près de la côte dans des barques découvertes. La morue était soit traitée en saumure (morue verte), la méthode préférée des marchés du nord de la France, soit séchée et salée, au goût des marchés du sud. Ensuite, vers le milieu du XVe siècle, les Français se sont mis à fréquenter les bancs du large, et ont continué d'y pêcher jusque vers la fin au XIXe siècle, transformant leurs prises des deux façons décrites ci-dessus pour satisfaire leur marché local et le marché international. Cette volonté de répondre aux préférences distinctes des marchés et des consommateurs explique la longévité de l'industrie de pêche française à Terre-Neuve.

On trouvait des pêcheurs français un peu partout à Terre-Neuve, notamment dans la moitié sud de l'île, du cap Race vers l'ouest jusqu'au delà de la baie de Plaisance; le gouvernement français allait éventuellement établir une colonie à Plaisance en 1662; à ce moment, il y avait déjà toutes sortes de petits villages depuis la baie de Plaisance et les minuscules îles de Saint-Pierre et Miquelon et, au delà de la péninsule de Burin, jusque sur les rives des baies de Fortune et Hermitage. Les Français s'étaient aussi établis au nord de Bonavista, et en particulier sur la côte de la péninsule Northern, qu'ils appelaient le « Petit Nord ». Enfin, les Basques s'étaient constitué une chasse gardée dans une troisième région, la côte ouest de Terre-Neuve. En termes concrets, on peut donc dire que Terre-Neuve au XVIIe siècle était plus française qu'anglaise. à l'apogée de leur présence, entre 1678 et 1688, les Français consacraient à la pêche quelque 20 000 personnes (environ le quart de tous les marins du pays) et 300 navires, ce qui représentait en gros le double de l'effort des Anglais. Pourtant, au milieu du siècle suivant, les colonies françaises de Terre-Neuve avaient disparu, les pêcheurs français étaient confinés à certaines parties de la côte et les Anglais exerçaient un contrôle incontesté sur l'île. Que s'était-il passé?

En général, les pêcheurs français et anglais s'étaient côtoyés sans conflit majeur au cours du XVIIe siècle. Par contre, entre les deux mères patries, des motifs de désaccord étaient apparus et avaient commencé à se transporter é Terre-Neuve. La campagne hivernale de Pierre Le Moyne d'Iberville en 1696-1697, qui a entraîné la destruction de la presque totalité des villages anglais à Terre-Neuve, en a été la manifestation la plus sensationnelle. Avec le temps, à cause de victoires militaires et stratégiques ailleurs en Amérique du Nord et dans le monde, les Français ont accepté de reconnaître la souveraineté britannique sur Terre-Neuve. En signant le traité d'Utrecht en 1713, ils abandonnaient leurs colonies à Terre-Neuve, y compris Plaisance et les îles de Saint-Pierre et de Miquelon; ils retenaient toutefois le droit de pêcher le long d'un secteur de la côte allant du cap Bonavista vers le nord jusqu'à la péninsule Northern, puis jusqu'à la pointe Riche sur la côte ouest. S'il ne leur est pas permis de s'établir sur ce « French Shore », ils peuvent quand même y sauvegarder les avantages économiques de la pêche à Terre-Neuve, soit l'emploi et le commerce, ainsi que son rôle stratégique de formation de marins chevronnés, fondement de la puissance navale de la France. Pour la France, la préservation de son droit de pêche à Terre-Neuve est si importante qu'en 1762, durant la Guerre de Sept ans, malgré une série de cuisantes défaites, elle insistera pour poursuivre une guerre qu'elle sait perdue plutôt que d'accepter des conditions de paix qui y auraient mis un terme. Cette importance est aussi reflétée par la manière dont les Français ont continué de diriger leurs incursions militaires contre Terre-Neuve en 1762 et en 1796, et ont menacé de les reprendre durant la guerre de l'Indépendance américaine. Si aucun de ses efforts n'a connu grand succès, la France a quand même réussi à faire reconnaître ses privilèges sur le French Shore, conservant le droit de pêcher non seulement à partir de Saint-Pierre, mais aussi le long de vastes secteurs de la côte de Terre-Neuve.

En 1783, le French Shore allait connaître une révision importante. L'expansion des colonies anglaises dans la baie de Notre-Dame étant devenue source de friction avec les pêcheurs français, l'Angleterre et la France ont convenu de déplacer vers l'ouest les limites du French Shore : de 1783 à 1904, le French Shore s'étendra du cap St. John vers l'ouest, encerclant la péninsule Northern vers le sud jusqu'au cap Ray. Plus tôt, en 1763, la France avait repris le contrôle de l'archipel de Saint-Pierre et Miquelon. Ces îles allaient devenir la base des activités de pêche de la France sur les bancs, et donner lieu en même temps à une industrie locale de la morue séchée; quant au French Shore, il permettra surtout aux pêcheurs français saisonniers de produire de la morue salée pour le marché international. C'est ainsi que la présence française à Terre-Neuve est restée constante, bien qu'un peu limitée, jusqu'au début du siècle actuel. Les Français de Saint-Pierre et Miquelon, tant les résidants des îles que les pêcheurs qui y passaient l'été, ont créé de solides associations commerciales et culturelles avec les résidants de la péninsule de Burin et de la côte sud de Terre-Neuve. Entre eux, le commerce des appâts connaîtra une grande importance au XIXe siècle. De la même façon, sur le French Shore, des interactions se tissaient entre les pêcheurs français saisonniers et une population résidante en pleine expansion. Même si les traités associés au French Shore interdisent tout commerce entre les Français et les gens de la côte, les commerçants français auront régulièrement fourni provisions et engins de pêche aux colons, en échange de bois de construction et d'appâts.

Malgré tout, la présence des Français au large du French Shore allait connaître une forte diminution au XIXe siècle. Alors qu'on y avait recensé plus de 9 000 pêcheurs saisonniers dans les années 1820, il n'en restait plus que 133 en 1898. Le Gouvernement français était donc prêt à mettre un terme à ses privilèges de pêche sur le French Shore lorsque le moment est venu, en 1904, de régler par la voie diplomatique divers litiges qui opposaient encore la France et l'Angleterre un peu partout dans le monde. La France a quand même continué de pêcher à partir de Saint-Pierre, et les chalutiers de ses ports comme Saint-Malo de s'y ravitailler pour pêcher sur les bancs de Terre-Neuve. Vu la proximité de Saint-Pierre et Miquelon et de Terre-Neuve, la délimitation des eaux territoriales de la France et de Terre-Neuve a donné lieu à quelques vives discussions au cours du XXe siècle. Une entente conclue en 1972 a paru résoudre le conflit, mais celui-ci a ressurgi lorsque la France et le Canada ont commencé à exercer une juridiction jusqu'à la limite des 200 milles marins. Finalement, en 1992, les deux pays en sont arrivés à un partage mutuellement acceptable. C'est ainsi que les Français, après avoir pêché dans les eaux terre-neuviennes depuis le XVe siècle, ont pu continuer jusqu'à nos jours de jouer un rôle important dans l'histoire et les affaires de Terre-Neuve.

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