La chasse au phoque au 19e siècle

Telle qu'elle était menée à Terre-Neuve et au Labrador au 19e siècle, la chasse au phoque commerciale printanière était une industrie dangereuse et exigeante. Ceux qui s'y adonnaient étaient des marins d'expérience, familiers avec les habitudes des phoques du Grœnland qu'ils chassaient. Ils devaient aussi être assez courageux, ou casse-cou, pour composer avec les conditions dangereuses et inhospitalières des champs de glace de l'Atlantique nord. Pour nombre d'entre eux, la chasse au phoque était un prolongement bienvenu, en dehors de la pêche estivale de la morue, de la période où ils pouvaient être rémunérés.

Chasseurs de phoques halant des peaux jusqu'au navire, s. d.
Chasseurs de phoques halant des peaux jusqu'au navire, s. d.
Les chasseurs pouvaient passer jusqu'à 12 heures consécutives sur la banquise, cheminant souvent de longues distances sur des radeaux de glace instables.

Reproduit avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 137 25.01.010), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

Les chasseurs pouvaient passer jusqu'à 12 heures consécutives sur la banquise, par temps froid et parfois durant des tempêtes, cheminant souvent de longues distances sur des radeaux de glace instables. Ils dormaient sur d'étroites couchettes crasseuses, à bord de navires surpeuplés. Maladies et blessures étaient courantes, tout comme les décès par noyade ou hypothermie. En dépit de ces risques, les chasseurs n'étaient pas assurés d'être payés, par exemple lorsque leur navire était pris dans les glaces avant d'avoir atteint les troupeaux de phoques, ou lorsqu'ils étaient incapables d'en trouver. Pourtant, tout au long du 19e siècle, la concurrence aura été vive entre les hommes qui désiraient travailler comme chasseurs, et les places limitées à bord des navires phoquiers étaient vite occupées.

La chasse au phoque à l'ère de la voile : des années 1790 aux années 1870

C'est au printemps de 1793 que les deux premières goélettes ont appareillé de St. John's à destination des champs de glace de l'Atlantique nord pour y chasser le phoque. Couronnée de succès, cette expédition a incité d'autres marchands et investisseurs à en organiser d'autres. En peu de temps, des centaines de voiliers et des milliers d'hommes participaient à la chasse au phoque commerciale au large des côtes orientales de Terre-Neuve et du Labrador. Cette campagne allait se révéler lucrative pour la colonie, devenant presque aussi rentable que le commerce de la morue salée.

Toutefois, pour ramener à l'île une récolte rentable, les chasseurs de phoques devaient trimer de longues heures et s'adapter au rude environnement des glaces flottantes. Ces hommes étaient avant tout des pêcheurs de morue, qui tiraient parti de la chasse au phoque printanière pour suppléer à leurs recettes de la pêche estivale. Pour participer à la chasse, il fallait demander aux marchands une couchette sur leurs navires phoquiers; celles-ci étaient ordinairement attribuées le lendemain de Noël.

Même si les navires ne mettaient la voile vers la banquise qu'en mars, les chasseurs entamaient leurs préparatifs dès après la Chandeleur (le 2 février). Il s'agissait surtout de travail physique : les hommes bûchaient et halaient du bois pour construire des plates (petites embarcations à rames transportées chaque année sur la banquise par les goélettes), ou aidaient à renforcer la coque des goélettes avec des poutres additionnelles afin d'atténuer les dommages causés par les glaces. Les semaines précédant le départ donnaient aussi aux chasseurs le temps de réparer leurs bottes et leur équipement, tandis qu'épouses, mères et sœurs faisaient leur part en raccommodant les manteaux et les autres vêtements.

Les chasseurs partaient en mer avec un minimum de bagages. Pour se vêtir, ils avaient un manteau de toile, des chandails et des mitaines de laine, des pantalons en tweed ou en moleskine, des sous-vêtements épais, un chapeau, des lunettes de protection contre la cécité des neiges et des bottes en cuir de phoque à crampons pour éviter de glisser sur la glace. Chacun apportait son propre équipement, qui consistait en une gaffe pour tuer les phoques, un couteau pour écorcher les carcasses et un filin pour haler les peaux jusqu'au navire. La gaffe, une perche de bois de deux mètres terminée par un crochet et une pointe de fer, servait à tuer les jeunes phoques en les frappant sur le museau. Les chasseurs se servaient aussi de ces gaffes pour garder l'équilibre en sautant entre les radeaux de glace, pour vérifier la solidité de la glace et pour retirer de l'eau les malheureux qui avaient perdu pied.

Chasseurs de phoques halant des peaux avec leurs gaffes et leurs filins, s. d.
Chasseurs de phoques halant des peaux avec leurs gaffes et leurs filins, s. d.
Les hommes tuaient les jeunes phoques en les frappant sur le museau avec une gaffe.

Reproduit avec la permission de la Division des archives et des collections spéciales (Coll. 137 25.01.016), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

Ceci dit, il était souvent difficile d'arriver avant que les jeunes phoques n'aient quitté la banquise. Les tempêtes, fréquentes en mars, pouvaient aisément retarder le départ des goélettes, ou même les couler. Les bateaux restaient aussi fréquemment prisonniers des glaces. Dans ce cas, le capitaine envoyait l'équipage par-dessus bord dégager la coque à coups de gaffes et de haches; retenus par des cordages à la proue du navire, les chasseurs sautaient aussi sur la glace pour la briser sous leur poids. Il leur fallait parfois des jours pour libérer le navire et ils étaient nombreux à passer de longues heures dans l'eau glacée jusqu'aux genoux.

Sur la banquise

Une fois que le capitaine avait trouvé un troupeau de phoques, il envoyait les hommes en ramener les peaux. D'ordinaire, les chasseurs atteignaient le troupeau en marchant sur la banquise; toutefois, si les glaces était très fragmentées et séparées par des larges plans d'eau, les hommes se rendaient jusqu'au troupeau à la rame, à bord de petites barques. Chaque minute passée hors du navire principal était semée de dangers, une tempête soudaine ou un banc de brume pouvant séparer les hommes de leurs goélettes. Dans une telle éventualité, les hommes restés à bord tapaient sur des casseroles, entrechoquaient des morceaux de bois ou produisaient d'autres formes de bruit pour aider les chasseurs à retrouver le navire. Malgré tout, les décès n'étaient pas rares et les hommes devaient avoir un solide sens de l'orientation pour survivre.

Chasseurs de phoques sur la banquise près de leur navire, s. d.
Chasseurs de phoques sur la banquise près de leur navire, s. d.
Les hommes risquaient de perdre pied et de tomber à l'eau, ou de s'égarer durant des tempêtes ou dans un banc de brume.

Reproduit avec la permission de la Division des archives et des collections spéciales (Coll. 137 25.01.005), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

Une fois qu'ils avaient atteint un groupe de phoques, les chasseurs tuaient les blanchons à coups de gaffes et les écorchaient avec leurs couteaux. Ils faisaient alors deux entailles dans chaque peau pour y passer leur filin, et pouvaient ainsi tirer de trois à sept peaux, pesant chacune autour de 22 kilogrammes. Il fallait une force extraordinaire pour haler un tel fardeau sur de la glace accidentée et traîtresse, parfois pendant des kilomètres, afin de regagner le navire. Une fois que les blanchons étaient en âge de fuir à la nage, les hommes se mettaient à chasser les jeunes phoques (brasseurs) et les adultes au fusil; ils travaillaient alors en équipes de trois, un tireur et deux aides, appelés dogs en anglais. Les premiers étaient des tireurs d'élite qui visaient la tête des phoques pour les tuer sur le coup sans endommager les peaux; de leur côté, les aides portaient la poudre à fusil et écorchaient les phoques quand ils étaient abattus.

Les hommes travaillaient sur la glace de l'aube au crépuscule, retournant au navire de temps en temps pour décharger leurs prises. Même revenus à bord pour la nuit, ils devaient supporter des conditions d'inconfort qui n'avaient rien à envier à la banquise. Ils dormaient sous le pont dans de petites couchettes crasseuses et inconfortables. Vers la fin d'une campagne, ces quartiers étaient remplis de la saleté et de la puanteur du sang de phoque, du sang humain, de la graisse et des vêtements trempés. Dans ces conditions, les infections et les maladies étaient courantes. Une infection des doigts, notamment, était commune et douloureuse chez les chasseurs : le doigt de la victime enflait et rougissait durant quelques semaines, puis guérissait tout en restant déformé; les chasseurs attribuaient cette infection à la manipulation des peaux de phoques.

Après environ sept semaines dans les champs de glaces, les navires phoquiers rentraient au port. Durant cette période, les plus fortunés auraient fait deux ou trois expéditions. Dès qu'un navire avait récolté une pleine cargaison de blanchons, il se hâtait vers le port pour décharger ses prises et retourner chasser des phoques adultes. Ceci dit, vers la fin de mai, la plupart des goélettes étaient de retour à leur port d'attache pour se préparer à la pêche estivale de la morue. Une fois sur l'Île, le propriétaire du navire s'appropriait la moitié de la cargaison de phoques et partageait l'autre moitié également entre les chasseurs. Le propriétaire payait aussi le capitaine en fonction du nombre ou du poids total des peaux ramenées à terre.

La chasse au phoque à l'ère de la vapeur

L'apparition des navires à vapeur en 1862 a révolutionné la chasse au phoque. Plus grands et plus puissants que les goélettes, les vapeurs pouvaient s'enfoncer davantage dans les champs de glace. Inaptes à concurrencer ces navires plus modernes, les goélettes se sont faites plus rares au fil des années au voisinage de la banquise. En revanche, les vapeurs n'avaient rendu ni plus sécuritaires ni plus confortables les conditions des chasseurs. Ils devaient désormais aider à approvisionner la salle des machines en charbon; la poussière de charbon collait à la peau des hommes et imprégnait l'air qu'ils respiraient. Les couchettes du bord, tout aussi petites et sales, étaient rendues plus infectes encore par l'omniprésence de la poussière de charbon.

Le travail sur les glaces aussi avait changé. Même si l'équipement des hommes était le même, ils passaient plus de temps sur la glace; les navires à vapeur, plus rapides et dotés de plus de membres d'équipage, pouvaient laisser davantage d'équipes de chasseurs plus loin que jamais auparavant. Bien que cette méthode ait permis à chaque bateau de couvrir un plus grand secteur, elle supposait que les chasseurs s'en trouvent souvent trop éloignés pour y retourner à pied avec leurs prises. À la place, on a fini par mettre en place un procédé de stockage (appelé panning en anglais) selon lequel les chasseurs laissaient les peaux sur un radeau de glace désigné, plutôt que sur le navire, pour repartir tout de suite à la chasse. À la fin de chaque journée, le vapeur recueillait les équipes et visitait chaque lieu de stockage pour récupérer les peaux. Plus efficace, cette pratique aggravait toutefois le risque que des chasseurs se perdent dans les glaces en cas de brume ou de tempête soudaines.

Le drapeau du Florizel sur un radeau de glace, après 1908
Le drapeau du Florizel sur un radeau de glace, après 1908
En vertu du nouveau procédé, les chasseurs laissent les peaux sur un radeau de glace désigné pour repartir tout de suite à la chasse.

Reproduit avec la permission de la Division des archives et des collections spéciales (Coll. 137 25.01.008), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

En mai, quand les navires rentraient au port, les prises étaient toujours partagées entre l'équipage et les propriétaires. Au lieu de la moitié, toutefois, les chasseurs ne recevaient plus que le tiers de la valeur de la cargaison. Ce changement a d'abord été accepté parce que les vapeurs récoltaient plus de peaux que les goélettes, jusqu'à ce que les gages individuels diminuent encore vers la fin du 19e siècle, avec l'épuisement des populations de phoques.

English version

Vidéo: La chasse au phoque par navire à vapeur 1862-1950