Les marchés de la morue salée au XXe siècle, de 1914 à 1992

Au moment où la guerre éclatait en 1914, les pêcheries de Terre-Neuve étaient déjà en difficulté. La population croissante et le déclin des prises avaient forcé l'adoption de nouvelles technologies, notamment des trappes à morue, qui avaient aidé à augmenter les prises tout en masquant le péril écologique croissant. Les tendances de commercialisation antérieures se sont perpétuées dans les années d'après-guerre, les exportateurs de Terre-Neuve étant contraints de trouver de nouveaux marchés pour compenser ceux qu'ils avaient perdus en raison de la moindre qualité de leur morue salée; ce déclin en qualité avait coûté à Terre-Neuve une part des marchés d'Europe et de Méditerranée, au profit de pays comme la Norvège et la France, qui avaient adopté des normes de qualité plus rigides et des systèmes de distribution centralisés. En 1914, les marchés européens traditionnels de Terre-Neuve avaient été remplacés en grande partie par les marchés moins rentables des Antilles et de l'Amérique du Sud.

Deux guerres mondiales, la popularité croissante du poisson congelé aux dépens du poisson salé, la création d'organisations de mise en marché et la Confédération avec le Canada ont toutes contribué à bouleverser les pratiques de pêche au XXe siècle. Lorsque la crise écologique sera constatée en 1992, provoquant l'imposition d'un moratoire sur la pêche de la morue, le poisson salé avait essentiellement été remplacé par la morue congelée.

La Première Guerre mondiale (1914-1920)

En provoquant une hausse du prix des aliments, la Première Guerre mondiale a rendu la pêche plus rentable. Ceci dit, elle en a aussi augmenté les coûts, surtout en transport et en assurances. Une pénurie de bateaux de transport sur lesquels expédier le poisson a été aggravée lorsque certains marchands, qu'on a alors accusés d'affairisme, ont profité des prix élevés du temps de guerre pour vendre leurs vapeurs. De plus, à mesure que des pêcheurs se joignaient aux forces armées, la main-d'œuvre pour la pêche diminuait. Malgré tout, les conditions de la guerre appuyaient des prix élevés, et les marchands terre-neuviens ont continué d'alimenter leurs marchés traditionnels en Europe, dans la Méditerranée, au Brésil et aux Antilles. Cette prospérité allait durer jusqu'en 1920.

L'entre-deux-guerres (1920-1939)

Entre 1920 et 1939, Terre-Neuve a de nouveau eu du mal à maintenir sa place sur les marchés internationaux. Économiquement dévastés par la guerre, bien des pays d'Europe étaient incapables d'importer les mêmes volumes de morue salée que dans le passé, et certains ont mis en place des politiques économiques protectionnistes. En outre, le problème de qualité continuait de hanter la colonie, en grande partie parce que la forte demande en temps de guerre avait affaibli encore davantage l'incitation à préparer du poisson de haute qualité.

Au début des années 1920, l'Europe est demeurée le plus important marché de Terre-Neuve. L'Espagne et le Portugal ont acheté près de 50 p. 100 des exportations de morue salée durant cette période, tandis que l'Italie et la Grèce s'en partageaient un autre 16,8 p. 100. À titre de comparaison, le Brésil en a importé 11,2 p. 100 et les Antilles 12,5 p. 100. Au fil du temps, toutefois, les vieilles tendances allaient ressurgir. Les exportations vers les pays d'Europe et de la Méditerranée se sont mises à chuter, et les ventes au Brésil et aux Antilles, à augmenter. Entre 1935 et 1939, l'Espagne et le Portugal ont acheté ensemble un peu moins de 22 p. 100 des exportations de poisson salé de Terre-Neuve, tandis que l'Italie et la Grèce en prenaient environ 14 p. 100. En retour, le Brésil accaparait maintenant près de 20 p. 100 de ces exportations, et quelque 40 p. 100 étaient vendues aux Antilles, où les meilleurs clients étaient la Jamaïque, les Barbades et Porto Rico. Durant les années 1930, en plus du poisson salé séché, son produit d'exportation traditionnel, Terre-Neuve a aussi exporté de petites quantités (de 2 000 à 5 000 tonnes par an à peine), de poisson salé en saumure ou en vrac vers divers marchés, surtout la Grande-Bretagne, les États Unis et le Canada.

Même si Terre-Neuve demeurait un chef de file mondial de la morue salée, sa production a marqué un déclin constant durant cette période, passant d'une moyenne de 70 000 tonnes métriques (environ 1 378 000 quintaux) dans les années 1920 à quelque 54 000 tonnes métriques (environ 1 069 000 quintaux) dans les années 1930. Cette baisse était en partie due à l'affaiblissement des stocks, mais la Grande Dépression aura été largement à blâmer pour les réductions ultérieures, le capital se raréfiant et la demande chutant.

En 1933, D. J. Davies et le capitaine Augustus Oldford ont rendu visite, au nom du ministère de la Marines et des Pêches, aux principaux marchés du poisson salé terre-neuvien en Europe, y compris aux villes de Porto, Lisbonne, Alicante, Barcelone, Gênes, Naples, Patras et Athènes. Ils ont été forcés de constater que, partout, les importations de poisson de Terre-Neuve avaient soit diminué considérablement, soit cessé complètement. Ainsi, le marché de Porto, qui avait toujours été important, n'avait importé que 169 000 quintaux de poisson terre-neuvien cette année-là, par rapport à 371 000 quintaux juste cinq ans auparavant. Dans tous les cas, la grande raison invoquée était la mauvaise qualité de la morue de Terre-Neuve, ce qui conférait un grand avantage aux produits de Norvège, d'Islande et du Groenland, devenus principaux fournisseurs de la morue salée exigée par les marchés d'Europe et de Méditerranée.

La Deuxième Guerre mondiale et l'après-guerre (1939-1947)

La Deuxième Guerre mondiale allait temporairement améliorer un peu la situation. Entre 1940 et 1944, les exportations à destination de l'Espagne et du Portugal ont monté en flèche, passant respectivement à 15,1 p. 100 et à 29,5 p. 100, essentiellement parce que la guerre était venue perturber les exportations de la Norvège et de l'Islande. L'Italie et la Grèce, devenues inaccessibles aux Alliés, n'en ont importé que 5 p. 100 à eux deux. Les ventes au Brésil ont aussi connu une chute spectaculaire, de près de 20 p. 100 dans les années immédiatement avant la guerre à seulement 7 p. 100 en 1940-1944. Les Antilles ont maintenu leur place critique, réclamant 40 p. 100 des exportations de Terre-Neuve.

En 1943, les Alliés ont fondé la Commission mixte des vivres afin de mieux contrôler l'approvisionnement alimentaire. Notamment, les exportations de poisson salé de Terre-Neuve ont été gérées par des groupes de mise en marché jusqu'en 1946, ce qui leur a assuré des ventes stables et des prix élevés. De la même façon, l'Administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction, créée en 1943 pour aider au rétablissement des pays ravagés par la guerre, a acheté de grandes quantités de morue salée de Terre-Neuve entre 1944 et 1947; toutefois, ce marché sera de courte durée.

Bien que les prix et la demande se soient accrus durant la guerre, la production totale de morue salée terre-neuvienne ne l'a pas fait, s'établissant en moyenne à 42 000 tonnes métriques par an entre 1940 et 1944. La production allait passer à quelque 49 000 tonnes vers la fin des années 1940, mais la tendance générale restait à la baisse.

De 1947 à 1969

L'année 1947 a vu la création de la Newfoundland Associated Fish Exporters Limited (l'Association terre-neuvienne des exportateurs de poisson) (NAFEL). Au départ, ce groupe a réussi en partie à stabiliser et recouvrer des marchés. En 1950, Terre-Neuve a exporté 938 000 quintaux de poisson salé. Elle en a vendu 45 p. 100 au sud de l'Europe, 31 p. 100 à diverses îles des Antilles et à Porto Rico, 7 p. 100 aux États Unis et au Canada continental, 4 p. 100 au Brésil et un autre 4 p. 100 à divers autres marchés. Toutefois, un rapport commercial publié en 1951 se faisait prudent sur l'avenir de l'industrie du poisson salé, relevant que « ce n'était qu'en temps de guerre que ce marché avait été favorable au vendeur et avait assuré une prospérité relative aux pêcheurs. »

Les congélateurs domestiques s'étant répandus après la guerre, surtout aux États-Unis, la demande de poisson congelé a continué de gruger la place du poisson salé. Ce facteur allait avoir de graves conséquences pour la pêche à Terre-Neuve : dès la fin des années 1940, la morue salée menait un combat perdu d'avance contre la préférence du marché pour le poisson congelé ou frais. La production de morue congelée, essentiellement destinée aux marchés nord-américains, a crû de 13 000 000 de livres en 1943 à 39 000 000 de livres en 1959. Durant la même période, la production de morue salée est restée relativement stationnaire à 90 000 000 de livres. Même si le salage était encore populaire durant les années 1950, le poisson congelé allait bientôt asseoir sa domination sur l'industrie.

Usine de transformation du poisson, Gaultois
Usine de transformation du poisson, Gaultois
Durant les années 1970, les usines de traitement de la morue congelée fraîche ont commencé à remplacer l'industrie du poisson salé.

Tiré de la collection de photographies d'Harold L. Lake. Reproduit avec la permission des Maritime History Archive (PF-312.0010), Memorial University of Newfoundland, St. John's (T. N. L.). Photographe inconnu.

Durant les années 1960, Terre-Neuve a eu du mal à être concurrentiel sur nombre de marchés. Des problèmes de qualité persistants et les dévaluations de cours internationaux ont grugé les profits des marchands terre-neuviens. Ainsi, des 48 2000 tonnes métriques de morue salée importées par l'Italie en 1961, seulement 5 p. 100 venaient de Terre-Neuve. Même si le Portugal, l'Espagne, la Grèce et l'Italie continuaient d'importer de petits volumes de morue salée terre-neuvienne, ces marchés étaient essentiellement perdus. Plusieurs d'entre eux mettaient sur pied leurs propres pêcheries; en outre, comme Terre-Neuve avait cessé de produire du poisson salé de haute qualité, ce marché avait été capturé par l'Islande, le Danemark (par l'entremise du Groenland) et la Norvège. Le Brésil, qui avait déjà accaparé 30 p. 100 des exportations de poisson salé de Terre-Neuve, n'en importait plus qu'environ 1 p. 100 en 1961. Les Antilles, en particulier Porto Rico et la Jamaïque, ont continué d'être un marché important, mais qui montrait aussi des signes de déclin. La demande de poisson congelé a grimpé en flèche aux dépens du poisson salé durant les années 1960, et les producteurs ont suivi la tendance. En 1956 encore, 70 p. 100 de toute la morue capturée à Terre-Neuve était salée; en 1970, cette proportion était passée à moins de 30 p. 100.

Gazela Primeiro, St. John's, s.d.
Gazela Primeiro, St. John's, s.d.
La Gazela Primeiro faisait partie de la flottille blanche de bateaux de pêche portugais qui visitaient régulièrement St. John's entre 1950 et 1980.

Tiré de la collection de photographies du capitaine Harry Stone, Partie 1. Reproduit avec la permission des Maritime History Archive (PF-284.547), Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

De 1947 à 1960, le volume des exportations de poisson salé en vrac (non séché) s'est notablement accru, à la fois en termes de ventes et de pourcentage du total de la morue salée produite. La morue salée séchée accusait un recul régulier, alors que la morue salée en vrac passait d'une moyenne annuelle de 14 000 tonnes au début des années 1950 à 23 000 tonnes à la fin de la même décennie. La proportion de morue salée en vrac durant cette période a grimpé de 10 à 62 p. 100. L'essentiel de cette morue salée en vrac était expédiée à des sécheries hors de Terre-Neuve, dont plusieurs en Nouvelle Écosse. Il s'agissait là d'un grand changement pour les pêcheries de Terre-Neuve, rendu possible par l'accessibilité des sécheries et des marchés du Canada dans la foulée de la Confédération.

De 1970 à 1992

Durant les années 1970, une large part de la morue salée séchée de Terre-Neuve aura été produite dans des usines de salage du poisson, même si certains pêcheurs en préparaient encore, surtout au Labrador et dans les villages isolés. Si ces usines ont contribué à normaliser la qualité du produit, le marché, lui, continuait de réclamer plus de poisson frais et congelé.

Constitué en 1970 pour « hausser les revenus des producteurs primaires (les pêcheurs) de morue salée séchée », l'Office canadien du poisson salé (OCPS) se voulait une réponse à l'inefficacité de la NAFEL (qui allait cesser d'exister la même année). Il a donc reçu le droit exclusif d'acheter, de transformer, d'emballer et de commercialiser le poisson salé. Au début, il allait connaître un certain succès, rétablissant certains marchés pour la morue salée terre-neuvienne, notamment au Portugal, mais sans réussir à freiner le déclin de l'industrie sur les plans de la qualité et de la quantité.

Les industries du poisson frais et congelé étaient à la veille d'éclipser l'industrie traditionnelle du poisson salé. En 1981, en dépit de la description de Roméo Leblanc, alors ministre canadien des Pêches et des Océans, qui voyait dans l'industrie du poisson salé « l'épine dorsale de l'industrie de la pêche » et « un mode de vie séculaire qui avait donné naissance à cette province », sa situation était sans recours.

Au début des années 1980, Terre-Neuve exportait surtout ses produits du poisson aux États Unis, au Japon, au Royaume-Uni, à la Communauté économique européenne, à Porto Rico, au Brésil et à Trinité et Tobago. En 1981, les produits de la morue ont compté pour quelque 122 000 000 $ de ses exportations de poisson aux États-Unis, qui atteignaient 253 000 000 $ (soit 75 p. 100 de la valeur totale des exportations dans l'année). Il s'agissait surtout de filets ou de blocs congelés : de fait, la morue salée n'y représentait que 328 000 $. La totalité des 9 300 000 $ de morue que le Royaume-Uni a importée de Terre-Neuve en 1981 était congelée. Même si, cette année-là, Porto Rico, le Portugal, l'Italie, le Brésil, Trinité-et-Tobago, la Grèce, les Barbades et le Costa Rica importaient encore de la morue salée terre-neuvienne, leurs achats, d'une valeur d'environ 31 000 000 $, ont représenté moins de 10 p. 100 du total des rentrées de l'exportation de poissons par Terre-Neuve.

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