Les pêches

C'est le poisson qui a amené les Européens à Terre-Neuve, c'est le poisson qui a aussi dicté leur mode de peuplement, et ce sont la capture, le salage, le séchage et le commerce du poisson qui ont jeté les bases et les structures de la société qu'ils y ont fondée. Durant deux siècles, la pêche a surtout été pratiquée l'été, à partir de ports de l'autre côté de l'Atlantique; toutefois, devant l'évolution des conditions du marché et de la concurrence, il est devenu avantageux pour la Grande-Bretagne d'avoir une pêcherie basée à Terre-Neuve. Vers le milieu du XIXe siècle, la population de Terre-Neuve dépassait les 100 000 âmes, et la colonie paraissait bien positionnée à titre de principale exportatrice de morue salée au monde.

Pêche migratoire

A l'origine, diverses compagnies de commerce du poisson, la plupart du sud-ouest de l'Angleterre, géraient une pêche migratoire qui faisait appel à des employés temporaires et à long terme. Au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, la pêche à partir de Terre-Neuve même aura surtout été menée par des pêcheurs censément indépendants, mais en fait liés aux compagnies de pêche, qui les équipaient à crédit en agrès et en provisions, en échange de leurs prises. La plupart des pêcheurs se rendaient sur leur lieu de pêche à la rame ou à la voile, dans de petites embarcations ouvertes, pour ramener leurs prises à terre et les apprêter (fendage, salage et séchage), une tâche qui occupait toute la famille. Leurs efforts suffisaient à payer les agrès et les provisions de base, et dans les rares années plus profitables quelques menus articles de luxe; toutefois, les familles de pêcheurs devaient une large part de leur subsistance à un tourbillon incessant d'activités, comme la culture du potager, l'abattage du bois pour le chauffage et la construction de maisons et de bateaux, l'élevage de volaille et de bétail, la chasse, notamment la campagne de chasse au phoque, et le trappage.

Petty Harbour, vers 1895
Petty Harbour, vers 1895
Les familles des pêcheurs devaient une large part de leur subsistance à un tourbillon incessant d'activités, comme l'élevage de bétail.

Photo: Holloway. Reproduit avec la permission du Centre for Newfoundland Studies (Coll. 137 7.04.004), Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.)

Deux autres formes de pêche exigeaient de plus grands investissements en capital. Dans un cas, des propriétaires de navires basés principalement sur la côte nord-est de Terre-Neuve transportaient des équipes de pêcheurs « dans le nord », au Labrador, pour une pêche d'été; on distinguait alors les floaters (qui pêchaient à partir de gros navires) et les stationers (qui passaient l'été dans des camps, d'où ils partaient pêcher dans de petites barques). Dans l'autre cas, des propriétaires de navires « banquais », basés surtout sur la côte sud de l'île, transportaient pêcheurs et doris à une centaine de milles au large, sur les Grands Bancs fabuleusement riches en morue; les hommes s'éloignaient alors à la rame du navire-mère, sur des doris, pour pêcher avec des lignes appâtées.

Presque partout, la pêche était une occupation saisonnière et le gros de l'effort allait à la morue, bien que d'autres espèces aient fini par avoir une valeur commerciale. Ces deux facteurs auront laissé des traces dans la langue orale. Même aujourd'hui, quand un pêcheur parle du « voyage », il ne parle pas vraiment d'une sortie de pêche en particulier, mais plutôt de toute la saison. Et quand les Terre-Neuviens des baies parlent de « poisson », c'est de la morue qu'il est question; les autres espèces sont identifiées par leur nom.

À l'apogée de cette pêcherie traditionnelle, dans les années 1880, deux cent mille personnes étaient éparpillées au long de 6 000 milles de littoral tourmenté, la plupart dans des petits villages côtiers isolés. Quelque 90 p. 100 de la main-d'œuvre masculine avait une occupation associée à la pêche, et 90 p. 100 des exportations de la colonie étaient des produits de la mer, surtout de la morue salée. L'introduction des trappes à morue par William Whitely à Bonne Esperance et l'apparition des navires à vapeur, deux innovations des années 1860, ont eu des incidences notables. En plus, les pêcheurs participaient en grand nombre à la campagne annuelle de chasse au phoque.

Commerce du poisson congelé

Mais les pêches ne pouvaient soutenir une telle expansion. Durant le XXe siècle, une succession de gouvernements se sont efforcés de diversifier l'économie, au détriment, diront certains, ou à tout le moins au mépris de la pêche. En 1940, les produits de la pêche ne représentaient plus que 24 p. 100 des exportations. L'industrie, cependant, continuait d'occuper une large part de la main-d'œuvre et, dans nombre de villages côtiers isolés, demeurait la seule source d'emploi. Après l'union de Terre-Neuve avec le Canada en 1949, les marchés du poisson salé ont décliné, tandis qu'augmentaient ceux du poisson congelé. Alors que Terre-Neuve vendait jadis son poisson salé à plusieurs pays, son commerce du poisson congelé s'est presque entièrement limité aux États-Unis.

Expansion industrielle

Jusqu'en 1969, les analystes ont décrit Terre-Neuve comme une province à économie dualiste. D'un côté, elle avait un petit secteur « moderne », occupé par les secteurs de la construction et les industries d'extraction des ressources, comme les mines de Buchans et de St. Lawrence, ou les usines papetières de Corner Brook et de Grand Falls. De l'autre, elle avait le grand secteur « traditionnel » déprimé de la pêche côtière, qui incluait pour nombre de pêcheurs la campagne printanière de la chasse au phoque sur la banquise et l'abattage de bois de pâte durant l'hiver. Ceci dit, certains aspects de la pêche appartenaient déjà au secteur « moderne » et les changements se précipitaient. Les usines de congélation étaient des entreprises industrielles modernes et certaines compagnies qui les exploitaient se servaient aussi de chalutiers dont les puissantes machines pouvaient gober de larges bancs de morue. L'apparition d'un syndicat des travailleurs de la pêche au début des années 1970 aura beaucoup fait pour l'amélioration des salaires et des conditions de travail, mais l'industrialisation de la pêche allait placer un stress considérable sur les stocks de poisson. L'industrialisation était déjà bien plus avancée en Europe, et des navires étrangers s'accaparaient la part du lion des poissons des Grands Bancs.

Lorsque le Canada a décidé d'imposer une zone de gestion de 200 milles en 1977, le gros du mal était déjà fait. Simultanément, tandis que ses efforts en vue d'orienter l'économie dans d'autres directions échouaient ou se révélaient décevants, le gouvernement provincial encourageait une expansion de la pêche, tant au niveau des prises que de la transformation. En 1985 encore, le ministère des Pêches de la province publiait son plan pour le développement des pêcheries dans une brochure en couleurs intitulée « Fish is the Future »; il y était prédit que les prises et les prix allaient augmenter, et que des emplois stables attendaient « au moins 30 000 pêcheurs et travailleurs d'usine ».

Moratoire sur la pêche de la morue

Les stocks continuant de décliner, un moratoire sur la pêche de la morue le long de la côte est du Canada a été imposé en 1992. Curieusement, peut-être, la valeur des produits de la pêche débarqués à Terre-Neuve est demeurée à peu près la même qu'avant le moratoire; cet état de chose est attribuable à la hausse des prises d'espèces comme le crabe et la crevette. Les revenus, toutefois, sont répartis entre beaucoup moins de travailleurs. La mort de la pêche à la morue a privé nombre de collectivités de leur base économique.

Des programmes de soutien du revenu et de recyclage professionnel subventionnés par le gouvernement fédéral ont permis à de nombreux habitants des villages côtiers de demeurer dans leurs régions, les encourageant à croire à un retour de la pêche à la morue, mais le dernier de ces programmes, rendu public en 1998, allait les faire déchanter : coupe radicale du nombre de permis de pêche et d'usines de transformation, et offre d'incitatifs aux travailleurs des pêches désireux de prendre une retraite anticipée ou de déménager vers de grands centres. Pour des centaines de villages côtiers isolés, l'avenir est des plus sombres.

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