Industrialisation et diversification

Durant les trois premiers siècles de colonisation européenne, l'économie de Terre-Neuve et du Labrador a dépendu presque exclusivement des pêches, et leur culture est encore dominée à ce jour par des références à la mer et à la vie des pêcheurs. Même aujourd'hui, la pêche demeure la principale base économique de centaines de collectivités côtières. Les crises et les moratoires récents associés au poisson de fond ont démontré, de façon dramatique et tragique, à quel point la société était devenue dépendante de cette seule industrie primaire.

Une diversification nécessaire

Loin d'être nouvelle, la reconnaissance du besoin de diversifier l'économie de Terre-Neuve de cette dépendance excessive a une histoire longue et tumultueuse. Ce n'est toutefois qu'au 19e siècle que la diversification économique est devenue une politique publique, lorsqu'elle a été promue par le mouvement d'autonomie politique de la colonie. Durant les 150 dernières années, une succession de gouvernements, de commissions et de groupes de travail ont avancé des propositions pour diversifier l'économie de Terre-Neuve en réduisant sa dépendance envers la pêche par la création de nouvelles sources de richesse et de nouvelles formes d'emplois.

Ces efforts auront eu des résultats mitigés. Si aucun remède miracle n'a été découvert et si nombre de villages côtiers dépendent toujours trop de la pêche, l'économie provinciale s'est quand même largement diversifiée. La plupart des activités ont été concentrées dans la capitale, St. John's, et dans les localités voisines, ainsi que dans quelques collectivités associées à des ressources autres que la pêche ou devenues des centres de services régionaux.

Aucune de ces tentatives de diversification ne s'est révélée un succès complet; pour la plupart, elles ont été marquées d'erreurs coûteuses et ont essuyé de nombreuses critiques. Pourtant, presque toutes ont été des réussites partielles, avec des vestiges de diversification industrielle qui ont persisté à ce jour. À l'aube du 21e siècle, en dépit de la dépendance excessive et de la vulnérabilité de nombreuses localités côtières, l'économie de Terre-Neuve-et-Labrador était nettement plus diversifiée qu'on le croyait en général, et se comparait à bien des égards à celle du Canada continental et des autres sociétés modernes.

Stratégies d'industrialisation et de diversification

Sans l'avoir cherché, Terre-Neuve-et-Labrador aura été une sorte de laboratoire pour l'expérimentation de diverses stratégies de diversification économique. Au fil des années, la province a mis à l'essai à peu près toutes les stratégies d'industrialisation et de diversification connues : remplacement des importations, croissance induite par les exportations, construction d'infrastructures pour stimuler l'économie, promotion de petites entreprises locales, attraction d'investisseurs étrangers pour la fabrication industrielle à grande échelle, optimisation de l'exploitation des ressources et de leurs retombées économiques, et investissements dans l'éducation et la formation pour tirer parti des nouveaux débouchés économiques. Toutes ces stratégies, souvent appliquées de façon incorrecte et inconstante, ont eu des résultats peu convaincants.

En simplifiant un peu les documents historiques et en reconnaissant que certaines pratiques se sont chevauchées, on peut utilement dégager les six stratégies de diversification économique suivantes, dont certaines ont été répétées au gré des modes.

(1) Ouverture des terres de l'intérieur

À partir du milieu du 19e siècle, la principale stratégie de diversification a été de construire des routes et des voies ferrées pour rendre accessible l'intérieur de l'île de Terre-Neuve afin d'en découvrir les ressources, notamment les minéraux et les produits forestiers, et de les exploiter.

(2) Petites industries manufacturières

De temps à autre, Terre-Neuve s'est efforcée d'encourager la création de petites manufactures d'équipement pour la pêche et les autres industries liées aux ressources, ainsi que d'articles de consommation jusqu'alors importés. Cette stratégie a connu un succès limité avant l'union avec le Canada en 1949, et a accaparé une large part des efforts de développement économique infructueux de J. R. Smallwood durant les années 1950. Plus récemment, la fabrication de produits destinés à l'exportation vers des marchés ciblés a connu un retour prometteur dans le cadre des efforts de diversification de Terre-Neuve pour la nouvelle économie mondiale.

(3) Industrialisation/urbanisation

En application de la théorie économique dominante du temps, les motifs principaux des politiques de développement de Smallwood entre 1949 et 1974 ont été l'industrialisation par le biais de l'exploitation des ressources et de grands projets manufacturiers, et l'urbanisation par l'application d'un programme de centralisation des collectivités qui a vu les habitants de centaines de petits villages de pêche isolés être réinstallés dans des centres de croissance plus peuplés. Si cette stratégie a connu une forme de succès (divers projets industriels inédits ont été mis en branle et la plupart des collectivités ont aujourd'hui des services municipaux modernes), elle a essuyé de nombreux échecs, a été dominée par des intérêts étrangers, a provoqué une dislocation sociale et a été entachée d'accusations de corruption.

(4) Croissance axée sur les ressources

Les progressistes conservateurs de Frank Moores et de Brian Peckford, qui ont gouverné de 1972 à 1989, ont consacré l'essentiel de leurs efforts de développement économique à prendre le contrôle des riches ressources de la province et à les administrer de manière à en optimiser les retombées. Il s'agissait en grande partie d'une réaction contre l'approche de Smallwood, symbolisée par le projet hydroélectrique des chutes Churchill, au Labrador, dont les retombées financières ont été pour l'essentiel cédées à la province de Québec.

Les chutes Churchill et le canyon Bowdoin, dans le centre du Labrador, 1969
Les chutes Churchill et le canyon Bowdoin, dans le centre du Labrador, 1969
Les chutes et la gorge ont été entaillées par la migration graduelle vers l'amont de la rivière Churchill dans le plateau du centre du Labrador. Cette photo a été prise en 1969, avant que le gros du cours de la rivière ne soit détourné afin d'alimenter la centrale hydroélectrique.
Commission géologique du Canada, Ressources naturelles Canada, ©1998

Si elle a connu un succès partiel avec les ressources nouvelles comme le pétrole et le gaz naturel, cette stratégie n'a pu être appliquée aussi aisément aux industries primaires établies. Elle n'a pas fait grand-chose pour les régions rurales de la province, pas plus qu'elle n'a tenu compte des changements radicaux de l'économie mondiale vers le développement d'occasions de croissance dans les activités commerciales secondaires et tertiaires.

(5) Développement rural

À diverses époques, notamment durant les premiers jours de la Commission de gouvernement dans les années 1930, les administrations et les collectivités ont lancé divers projets visant à diversifier les économies locales en milieu rural. Cette stratégie a reçu son appui le plus fort au niveau local durant les années 1970, en réaction au mouvement de réinstallation. Et une « nouvelle » stratégie de développement économique communautaire, soi-disant plus professionnelle, a été appliquée par les gouvernements de Clyde Wells et de Brian Tobin.

(6) Nouveaux débouchés économiques

Les efforts de diversification économique ont été décrits dans le document Change & Challenge, le plan économique stratégique de la province rendu public en 1992. Ce plan est basé sur l'hypothèse que les changements technologiques, notamment en télécommunications, et l'ouverture de nouveaux marchés dans l'économie mondiale ont créé des débouchés économiques inédits dans nombre de secteurs, depuis le tourisme d'aventure jusqu'aux industries de l'information, en passant par les produits et les services de santé. Diverses entreprises terre-neuviennes se sont révélées concurrentielles dans ces nouvelles industries, mais l'importance qu'elles prendront dans l'économie générale de la province reste à établir.

L'impact net de ces stratégies d'industrialisation et de diversification de l'économie de Terre-Neuve-et-Labrador s'est révélé bénéfique au fil des années, malgré qu'aucune n'ait connu tout le succès espéré par ses promoteurs et que le chômage demeure un problème grave, surtout dans les régions rurales. À l'aube du 21e siècle, on pouvait caractériser l'économie de la province comme étant basée sur des ressources diversifiées, qui généraient un nombre important d'emplois et de la richesse dans bien des secteurs distincts : pêches et aquaculture, mines, produits forestiers, hydroélectricité, pétrole et gaz naturel, fabrication, construction, tourisme, agriculture et transformation des produits alimentaires, industries des technologies et de l'information, et toutes sortes de services publics, professionnels et commerciaux (voir le tableau ci-dessous). Ce dont la province a encore besoin, c'est d'une stratégie claire pour le futur et, d'abord et avant tout, d'un plan d'avenir pour les pêches et les villages côtiers isolés qui soit compatible avec son plan stratégique global.

Population active de 15 ans et plus selon les divisions et les grands groupes d'industrie, 1996.

Industrie Effectif Pourcentage
Agriculture 1 820 0,7
Pêche 8 775 3,6
Exploitation forestière 2 430 1,0
Industrie minière 2 800 1,1
Pétrole 775 0,3
Produits du poisson 9 660 3,9
Pâtes et papiers 2 450 1,0
Autres manufactures 9 975 4,1
Construction 17 215 7,0
Transports 9 950 4,0
Communications 4 230 1,7
Commerce de gros 8 110 3,3
Commerce de détail 31 760 12,9
Services financiers et assurances 4 250 1,7
Services commerciaux 7 320 3,0
Services gouvernementaux 21 485 8,7
Services d'éducation 20 715 8,4
Services sociaux et de santé 26 465 10,8
Services d'hébergement 3 600 1,5
Services de restauration 10 345 4,2
Services personnels et domestiques 6 455 2,6
Population active totale 246 065 100,0

Selon la Classification-type des industries de 1980, recensement de 1996, données-échantillons de 20 %. Les catégories ont été choisies aux fins de la démonstration. Statistique Canada, no de catalogue 93F0027XDB96008.

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