Incidences du chemin de fer

Conçu dans la foulée du rejet par Terre-Neuve d'une union avec le Canada en 1869, le chemin de fer a été promu comme une façon de transformer le pays. À cette époque de construction des grands réseaux transcontinentaux en Amérique du Nord, il allait de soi que le chemin de fer était synonyme de progrès comme de prospérité.

Les promoteurs du chemin de fer ne se bornaient d'ailleurs pas aux partisans d'un programme de « nord-américanisation ». Bien d'autres clamaient la nécessité de développer les ressources de l'intérieur (par l'agriculture, en particulier). Alors seulement serait « ouvert » l'intérieur de Terre-Neuve, conformément à la vision impériale du monde, et serait enfin réalisé le potentiel, sans nul doute inestimable, de ses ressources inexplorées.

Durant les années 1870, il était aussi vu comme inévitable que la construction du chemin de fer provoquerait un boom minier, une hypothèse nourrie par la richesse des gisements de cuivre découverts et par les travaux de la Newfoundland Geological Survey (Commission géologique de Terre Neuve), créée en 1864. Sans l'ombre d'un doute, on n'allait pas tarder à découvrir en abondance du charbon, qui nécessiterait les convois nécessaires à son transport.

Incidences économiques

Le chemin de fer aura certes transformé l'économie et la société de Terre Neuve, mais pas toujours de la manière anticipée. D'abord, les mines de cuivre, comme les mines de fer de l'île Bell, ont su se passer du chemin de fer, et on n'a jamais découvert de charbon en quantité commerciale. Seule la mine de Buchans aura dépendu d'une liaison ferroviaire, à compter des années 1920.

Mine de Buchans, vers 1950
Mine de Buchans, vers 1950
La mine de Buchans était dépendante du chemin de fer.

Avec la permission du ministère des Mines et de l'Énergie, St. John's, T.-N.-L.

Le développement de l'agriculture est également demeuré modeste, bien que les nouveaux districts agricoles des vallées Codroy et Humber aient alimenté le chemin de fer et les villes de l'intérieur comme Grand Falls. Toutefois, la majorité des habitants de Terre Neuve ont continué de compter surtout sur leurs propres potagers et sur les produits agricoles des Maritimes transportés par bateau.

Ce sont les industries forestière et papetière qui ont profité le plus du chemin de fer. L'accès à l'intérieur et les droits de coupe sur les territoires réunis par les Reid ont favorisé, à Grand Falls et à Corner Brook, des développements industriels inédits, les plus importants du début du 20e siècle.

Cargaison de bois de pulpe, barrage principal (lac Grand), vers 1940
Cargaison de bois de pulpe, barrage principal (lac Grand), vers 1940
Convoi de bois de pulpe destiné à l'usine de Corner Brook. La locomotive no 1005, une Mikado de type 2-8-2, a été construite à la fin des années 1930.

Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

De plus, le chemin de fer créait de nombreux emplois, tant durant sa construction que par la suite. Il s'agissait de bons emplois occupés par des employés dévoués, et l'émergence de cette confrérie de familles de cheminots a eu une incidence sociale qu'on n'avait jamais prévue. Terre Neuve était, et demeure, un endroit où l'attachement des familles à leur village et à leur baie est un facteur identitaire important; les familles des cheminots sont donc virtuellement devenues un groupe ethnique en soi. Ce sont les cheminots qui ont ouvert et largement peuplé la « nouvelle région » de Terre-Neuve, soit les villes de l'intérieur, de Whitbourne à Deer Lake. Le réseau et les cheminots ont joué des rôles importants en s'appropriant la côte ouest (partie de la French Shore jusqu'en 1904) et en l'ouvrant au développement économique.

Incidences sociales

Au nombre des incidences durables, il y a certes eu la manière dont la famille de l'entrepreneur canado-écossais Robert G. Reid est « devenue terre neuvienne », donnant à la société son aristocratie ferroviaire. Les fils de Reid ont misé l'avenir de leur famille sur Terre Neuve, dont ils ont été les premiers à reconnaître le potentiel touristique. Leur promotion du tourisme sportif a notamment contribué à mieux faire connaître l'île et son intérieur par les insulaires et le reste du monde.

Les services de la ligne principale et des lignes secondaires, associés à ceux des caboteurs à vapeur, ont favorisé la mobilité des Terre-Neuviens. Le lien au continent a aussi permis aux Terre-Neuviens de quitter leur île plus facilement, dans bien des cas pour ne jamais revenir. Parmi ceux qui sont revenus, mentionnons le futur premier ministre Joseph R. Smallwood, qui a d'abord traversé l'île en train durant sa jeunesse à destination de New York et de son apprentissage du journalisme. Ce périple aura laissé au jeune Smallwood, comme à bien d'autres, une vision persistante du potentiel de Terre Neuve en ressources, ainsi que la détermination d'y revenir vivre un jour.

Incidences politiques

Dès le départ, le chemin de fer a fasciné les politiciens de Terre-Neuve. William Whiteway, l'homme politique le plus marquant de la fin du 19e siècle, est arrivé au pouvoir résolu à faire de la construction d'un chemin de fer à travers l'île son héritage politique. À de multiples reprises, factions et partis s'affronteront autour de la question du chemin de fer, y compris les partis des deux chefs dominants du début du 20e siècle, Robert Bond et Edward P. Morris.

William Whiteway, 1897
William Whiteway, 1897
Whiteway a été le dirigeant des gouvernements qui ont conclu les contrats du chemin de fer en 1881, 1890 et 1893.

Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

En plus de constituer un outil d'unification et un symbole de fierté nationale pour Terre Neuve, le chemin de fer créait aussi un lien avec le Canada et était un véhicule d'attitudes et d'idéaux nord-américains. Inévitablement, le « parti du chemin de fer » et ses gestionnaires ont aussi été perçus comme des sympathisants de l'union avec le Canada. Avec leurs contacts au Canada, les Reid ont toujours été suspects. Plusieurs défenseurs du chemin de fer auront aussi été, à un moment quelconque, des promoteurs de l'union, ou auront au moins été convaincus de son caractère inévitable.

Il y a lieu d'argumenter que le chemin de fer a contribué à la perte de l'indépendance nationale de Terre Neuve, les charges de sa construction, de son entretien et de son exploitation sur un immense territoire essentiellement inoccupé se révélant trop coûteuses pour un pays si peu peuplé. C'est notamment ce que conclura la Commission Amulree, constituée en 1933 pour examiner l'avenir politique d'une Terre Neuve incapable d'honorer sa dette publique, en recommandant la suspension du gouvernement responsable. Il a été estimé que 35 p. 100 de la dette était attribuable aux coûts de construction et d'exploitation du chemin de fer. En 1948, lorsque les Terre Neuviens ont dû choisir à nouveau leur future forme de gouvernement, le chemin de fer a été l'un des rares intervenants locaux à se ranger du côté de l'Amérique du Nord et à avoir un intérêt sans équivoque envers une union avec le Canada.

Après l'union avec le Canada, le chemin de fer s'est perpétué à titre de symbole, de rappel persistant de l'indépendance passée de Terre-Neuve, et de « garantie » inscrite dans les Conditions de l'union de l'engagement du Canada à respecter l'histoire de la province. Dans ce contexte, le déclin du chemin de fer à compter des années 1960 aura été un enjeu politique constant. Bien des gens vous diront que le gouvernement provincial, en acceptant sa fermeture en 1988, a annoncé la fin de la période de « renaissance du nationalisme » des années 1980.

English version