L'économie informelle au XIXe siècle

Dans une économie qu'on dit informelle, les gens satisfont à leurs besoins en se livrant à diverses activités non commerciales, notamment à ce qu'on appelait jadis l'agriculture de subsistance, la chasse, la cueillette des petits fruits, l'élevage, la menuiserie, l'abattage et le tricot; en contrepartie, l'économie officielle est fondée sur des activités commerciales et suppose que ses membres paient en argent les biens et les services fournis par une autre personne ou un groupe.

Petty Harbour, avant 1898
Petty Harbour, avant 1898
Maisons et jardins à Petty Harbour.

Reproduit avec la permission de la section Archives and Special Collections (Coll. 137 07.04.004), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe : Robert Holloway.

Bien qu'elles soient différentes, les deux économies ne sont pas exclusives, et sont parfois même interdépendantes; dans les villages isolés ou les endroits où les emplois étaient rares ou peu fiables, les maisonnées suppléaient parfois à leurs revenus commerciaux par des activités informelles. Ceux et celles qui se livraient à ces activités satisfaisaient directement aux besoins de leurs familles et de leurs collectivités, plutôt qu'à ceux du marché. Parfois, les rares surplus de ces activités informelles pouvaient être échangés, tout autant que les biens et services produits pour le marché par des activités officielles.

Telle était la situation à Terre-Neuve et au Labrador au XIXe siècle, où nombre de foyers devaient associer leurs activités économiques informelles et officielles pour joindre les deux bouts tout au long de l'année. Si la majorité des familles étaient engagées dans la pêche à la morue et la chasse au phoque commerciales, ces industries n'étaient pas toujours profitables, dépendant même souvent de facteurs externes hors de tout contrôle de la population locale, notamment aux fluctuations du volume des prises et des cours du marché. Pour compenser le caractère imprévisible de leurs rentrées commerciales, les familles ont souvent été contraintes d'adopter des activités de subsistance saisonnières. On pêchait en été, on chassait en automne, on abattait des arbres en hiver et on cultivait un lopin au printemps et en été pour en récolter les produits à l'automne.

Peuples autochtones

Avant l'arrivée des Européens, les peuples autochtones de Terre-Neuve et du Labrador avaient adopté une économie de subsistance caractérisée par des migrations saisonnières en vue de récolter les ressources au gré de leur disponibilité. Les ressources animales, y compris le poisson, les mammifères marins, les caribous et le gibier à plumes, suivaient des migrations régulières et n'étaient accessibles qu'à certaines périodes de l'année, tandis que les plantes comestibles et les fruitages se cueillaient en saison seulement, et seulement à certains endroits. Pour s'adapter à la nature changeante de leur environnement, la majorité des groupes autochtones se déplaçaient de région en région sur leur territoire au gré des saisons.

Après l'arrivée de colons européens à Terre-Neuve et au Labrador, certains peuples autochtones ont ajouté diverses activités commerciales à leur économie de subsistance, notamment en faisant la traite des fourrures avec les nouveaux arrivants ou en servant de guides à des explorateurs, à des prospecteurs et à des chasseurs. En dépit de ces interactions, de nombreux Autochtones ont conservé une économie surtout informelle durant l'essentiel du XIXe siècle, tirant parti des ressources locales en saison.

Caribou traversant une rivière à la nage, avant 1908
Caribou traversant une rivière à la nage, avant 1908
La chasse annuelle au caribou a été une industrie importante pour de nombreux peuples autochtones de Terre-Neuve et du Labrador au XIXe siècle.

Reproduit avec la permission de la section Archives and Special Collections (Coll. 137 25.02.001), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

Ainsi, les Innus chassaient le caribou, le loup, le lagopède et divers gibiers dans les territoires de l'intérieur du Québec et du Labrador durant l'hiver; ils déménageaient ensuite sur la côte durant l'été pour capturer le poisson, les phoques et les oiseaux marins. De la même façon, les Inuit avaient une économie saisonnière en majeure partie nomade, qui comprenait la chasse au caribou en hiver et au printemps, la récolte de ressources de la mer dans les mois plus chauds et la cueillette de fruitages et de plantes comestibles en saison. Les Inuit du Sud, de leur côté, faisaient surtout le trappage des bêtes à fourrure en hiver, chassaient les phoques au printemps et capturaient morues et saumons en été. Sur l'île de Terre-Neuve, les Mi'kmaq passaient les mois d'hiver dans les terres de l'intérieur, à chasser le caribou, le castor et l'ours, et allaient s'installer sur la côte au printemps et en été pour pratiquer la pêche et chasser les oiseaux marins.

Économie domestique en milieu rural

Durant la première moitié du XIXe siècle, une marée d'immigrants européens, pour la plupart d'Angleterre et d'Irlande, sont venus s'installer à Terre-Neuve et au Labrador. Si certains d'entre eux allaient éventuellement choisir de vivre ailleurs, un bon nombre ont élu domicile dans la colonie, y élevant les générations futures. De 19 000 âmes au début du XIXe siècle, la population de la colonie avait atteint les 220 000 en fin de siècle.

Bien que de noyaux de population se soient créées autour de centres commerciaux comme St. John's et le long de la baie de la Conception, la plupart des gens vivaient dans de petits villages dispersés un peu partout sur l'île et au Labrador, souvent dépourvus d'épicerie, de magasin général ou d'autres services. Les aliments, les fournitures et le courrier étaient périodiquement livrés par caboteur à quelques-uns de ces villages côtiers, mais les colons devaient subvenir d'eux-mêmes à la plupart de leurs besoins. Pour ce faire, une tranche de la population participait à une économie double, combinant activités commerciales et activités de subsistance. Les familles de pêcheurs troquaient leurs morues à des marchands en retour des denrées vendues dans leurs magasins (thé, farine, sucre et autres articles importés), et se livraient à diverses activités non commerciales pour augmenter leurs rentrées et compenser les années où la pêche ne donnait pas.

La fenaison, un travail de femmes, s.d.
La fenaison, un travail de femmes, s.d.
Les potagers et les champs de foin étaient monnaie courante dans les villages de pêche isolés.

Avec la permission de The Rooms Provincial Archives Division (A12-122), St. John's (T.-N.-L.).

Ce système diversifié exigeait des colons qu'ils planifient leurs diverses activités en fonction d'un cycle annuel régulier : pêche, agriculture et cueillette des petits fruits au printemps, en été et au début de l'automne, chasse en automne et en hiver, coupe du bois en hiver et chasse au phoque au printemps. Pour exploiter plus aisément les ressources de Terre-Neuve et du Labrador, beaucoup avaient adopté un système de migrations bisannuelles : ils allaient vivre à l'intérieur durant la saison froide pour y couper du bois et y chasser, puis retournaient dans les villages côtiers au printemps et en été pour y pêcher et y prélever diverses ressources de la mer.

À des fins de productivité, chaque membre de la famille assumait des fonctions particulières à diverses périodes de l'année. Les hommes et les adolescents allaient pêcher en mer, tandis que les femmes, les filles et les garçonnets restaient sur la côte pour participer à la préparation de la morue. Dans la plupart des familles, il appartenait aux femmes de cueillir des fruitages et de les mettre en conserve, de coudre les vêtements, de cuisiner et de s'occuper des tout-petits, tandis qu'aux hommes revenaient la chasse, le trappage et la récolte du bois de chauffage et de bois d'œuvre pour la construction des maisons, des meubles, des bateaux, des vigneaux, des étables et de diverses autres structures.

Jardins potagers

La culture de potagers de subsistance était une tâche importante et exigeante, qui incombait largement aux femmes de la famille, même si les hommes aidaient souvent aux labours. Les femmes épierraient, plantaient et désherbaient régulièrement le potager. La plupart des foyers cultivaient des choux et diverses plantes racines, notamment des pommes de terre, des navets, des carottes, des panais, des betteraves et des oignons. Ces légumes étaient faciles à cultiver, se conservaient bien et s'accordaient avec les sols maigres et le climat froid de Terre-Neuve et du Labrador. Ils contenaient aussi diverses vitamines et substances nutritives absentes du poisson, du gibier, du pain et des autres denrées ordinaires des tables locales. De plus, certaines familles cultivaient des herbes, des petits fruits (groseilles, pruneaux, etc.) et de la rhubarbe.

En temps normal, on plantait vers la fin de mai pour récolter en septembre et en octobre; ceci dit, les choux pouvaient être laissés dans le sol jusqu'en décembre. Pour conserver leurs réserves tout l'hiver, la plupart des maisonnées les entreposaient dans des caveaux, les conservaient dans une saumure ou en faisaient des confitures et des gelées.

Nombre de foyers ruraux élevaient aussi des animaux de ferme, notamment des poules, des vaches, des moutons, des chèvres et des porcs. Outre leur viande, ces bêtes leur donnaient des produits laitiers, des œufs et de la laine pour les vêtements, les courtepointes et divers autres articles domestiques; elles produisaient aussi le fumier qu'on mêlait, dans plusieurs régions, d'algues et de capelans pour amender les potagers. Même si tous les membres de la famille contribuaient aux soins des animaux d'élevage, ceux-ci étaient essentiellement placés sous la responsabilité des femmes et des adolescentes, qui trayaient les chèvres et les vaches, ramassaient les œufs, tondaient les moutons et, avec leur laine, confectionnaient les vêtements.

Si toutes ces activités économiques informelles, dans des conditions idéales, se complétaient et ajoutaient aux rentrées de la pêche commerciale, elles ne suffisaient pas toujours à abriter les familles de la pauvreté et des privations. Certaines années, les potagers ne donnaient pas. D'autres, c'était la pêche qui faisait défaut. Quand un membre de la famille était malade ou blessé, il devenait difficile de chasser assez de gibier, de prendre assez de poisson, de couper assez de bois ou de récolter assez de légumes pour satisfaire aux besoins de la maisonnée. Il n'était pas rare non plus que des familles épuisent leurs provisions de légumes avant la fin de l'hiver ou qu'elles s'enfoncent davantage d'année en année dans leur dette envers le marchand.

Les progrès technologiques et une plus vaste gamme d'occasions d'emploi a amené bien des familles à réduire leurs activités de subsistance vers la fin du XIXe siècle. Les poêles en fonte à combustion lente et une meilleure isolation des maisons ont réduit la quantité de bois de chauffage nécessaire, tandis que l'apparition d'industries minières et forestières a fourni de nouveaux emplois aux gens du coin. L'augmentation du recours à l'argent comptant et le remplacement des emplois saisonniers par des emplois à l'année longue ont fait en sorte que, pour de nombreuses familles, il est devenu plus facile d'acheter comestibles et biens matériels que de satisfaire à ces besoins par des activités d'économie informelle.

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