La chasse au phoque par les navires à vapeur au 19e siècle

Au milieu du 19e siècle, quand il est devenu plus difficile de récolter des phoques en quantité suffisante, les armateurs de Terre-Neuve se sont mis à affréter de plus gros voiliers, puis des vapeurs à coque de bois. Ils imitaient en cela les baleiniers écossais de Dundee qui, lorsque leurs fonds de pêche de Jan Mayen, du Groenland et du détroit de Davis ont commencé à décliner, ont introduit les vapeurs dans l'industrie, pour ensuite se lancer dans la diversification. Ainsi, la Dundee Seal and Whale Fishing Co. a choisi d'essayer la chasse au phoque à Terre-Neuve, estimant qu'un vapeur pouvait décharger ses phoques à St. John's, pour ensuite pousser au nord jusqu'au détroit de Davis. Dans ce but, le Polynia et le Camperdown sont arrivés à Terre-Neuve en 1862.

Investissements dans les baleiniers à vapeur

Bien que les vapeurs de Dundee n'ait pas fait fortune ce printemps-là, les marchands de St. John's avaient su reconnaître la voie du futur. L'année suivante, deux compagnies associées à l'Écosse achetaient chacune un petit baleinier à vapeur de Dundee et les envoyaient sur la banquise, où ils allaient connaître une saison plutôt bonne. Même si peu de marchands en avaient les moyens, certains n'ont pas tardé à les imiter, revendant la plupart des grands voiliers qu'ils venaient d'acheter. En 1870, la flottille comptait dix vapeurs.

Le SS Diana, vers 1885
Le SS Diana, vers 1885
Le SS Diana a été un des premiers vapeurs conçus spécifiquement pour la chasse au phoque.
Tiré de : The Fisheries and Resources of Newfoundland, de Michael Condon, St. John's, 1925, p. 237

L'historien D. W. Prowse allait déplorer comme « une heure sombre pour Terre-Neuve » l'arrivée de ces vapeurs auxiliaires, qu'on surnommait « murailles de bois », ajoutant que tout dépendait du point de vue (Prowse, p. 453). Les marchands qui avaient investi ne voyaient dans l'achat de vapeurs à coque de bois rien d'autre qu'une suite logique de la tendance vers les bateaux plus grands et vers une concentration de la propriété qui sautait déjà aux yeux; ils ont d'ailleurs été tout de suite récompensés par une hausse importante de productivité. Les vapeurs ont ramené plus du double de phoques par tonnage que les voiliers, et ce, avec un meilleur rapport homme-tonne. À la fin des années 1860, la valeur de la chasse au phoque, en tonnes par employé, approchait le niveau atteint 20 ans plus tôt. L'expansion de la flottille de vapeurs s'est poursuivie jusqu'en 1880, année où 24 navires, faisant 320 tonneaux en moyenne et chargés de quelque 5 000 hommes, ont pris part à la campagne. Exception faite d'un déclin à la fin des années 1880 et au début des années 1890, ce plateau a été maintenu jusqu'à la Première Guerre mondiale.

Changements dans l'industrie de la chasse au phoque

Le passage à la vapeur a concentré l'industrie en moins de mains et moins de ports. Les voiliers ne pouvaient pas concurrencer la nouvelle technologie, plus efficace, qui attirait à la fois les investissements et les meilleurs chasseurs. Au lieu d'un essaim de bateaux appareillant de nombreux villages côtiers et de St. John's, la fin du 19e siècle allait voir partir en chasse une flottille amaigrie, appartenant essentiellement à des intérêts de St. John's. Le déclin des voiliers a été spectaculaire : des quelque 400 qui avaient atteint la banquise à la fin des années 1850, il ne restait plus que 120 au début des années 1870. Harbour Grace, dans la baie de la Conception, avait vu appareiller 58 goélettes et 2 400 chasseurs en 1868; 18 ans plus tard, la ville n'enverrait aucun voilier.

Ce déclin du nombre de navires s'est accompagné d'une réduction des équipages. À ses beaux jours entre 1880 et 1884, la flottille transportait en moyenne 4 640 hommes, beaucoup moins que les 14 000 d'une vingtaine d'années auparavant. Il se peut que cette diminution soit perçue comme plus dramatique en raison du manque de données sur les goélettes qui ont continué à participer à la chasse au phoque durant cette période, mais pas de beaucoup.

Dans la foulée de ces changements, la richesse engendrée par la chasse au phoque s'est trouvée répartie entre beaucoup moins de mains, au grand détriment économique des collectivités qui en dépendaient. En particulier, certaines collectivités de la baie de la Conception ont été durement touchées, pour souffrir un peu plus tard d'un déclin de la rentabilité de la pêche au Labrador. Le recensement de 1901 témoigne d'une importante émigration : la population de Harbour Grace est ainsi passée de 14 727 en 1884 à 12 671, et celle de Carbonear, de 6 206 à 5 024. Les gens qui sont restés ont dû varier leur mode d'occupation, associant la pêche, les mines, le travail du bois et les travaux manuels à une migration saisonnière sur le continent.

Ceci dit, même si les recettes avaient été réparties plus équitablement, il y en avait moins à se partager. Les hauts rendements des années 1830 et 1840 ne seraient jamais revus, et l'épuisement des stocks de phoques menaçait. Le gouvernement a tenté de réglementer l'industrie, en fixant les dates de la campagne, par exemple, et en interdisant les deuxièmes voyages, mais l'efficacité de ces mesures reste difficile à estimer. Quoi qu'il en soit, la rareté des phoques n'en aura pas augmenté la valeur. Ainsi, les peaux de phoques qui avaient atteint en moyenne un peu plus d'un dollar chacune à la fin des années 1860, s'étaient dépréciées de 15 p. 100 en 1900. Plus spectaculaire et plus grave encore aura été la dévaluation de l'huile de phoque de 163 $ à 75 $ la tonne durant la même période. On pouvait faire appel à toutes sortes d'autres peaux pour le cuir, et on avait cessé d'utiliser l'huile de phoque dans les machines ou pour la fabrication du jute. Sur le marché de l'éclairage, l'huile de phoque était devancée par le kérosène. La valeur totale des produits du phoque est tombée de plus d'un million de dollars vers 1870 à un maigre 478 000 $ à la fin des années 1890 (un tel creux de vague ne serait cependant pas revu avant les années 1920). Alors qu'ils représentaient plus de 30 p. 100 de la valeur des exportations de Terre-Neuve durant les années 1850, les produits du phoque n'en atteignaient pas les 10 p. 100 à la fin du 19e siècle.

Les effectifs avaient aussi diminué : de 3 000 à 4 000 hommes se partageaient le tiers de la valeur des captures. Ainsi, les revenus bruts annuels d'un chasseur durant la période de 1889 à 1891 auront été de 69 $ en moyenne. Après déductions, son revenu net se situait probablement entre 40 $ et 45 $. De tels chiffres ne sont pas vraiment différents de ceux des chasseurs de l'époque des goélettes, et doivent être mis en parallèle avec les 140 $ qu'on estime avoir été les recettes annuelles du travail de la pêche. Ceci dit, les parts pouvaient varier considérablement. Juste un peu plus tard, de 1897 à 1899, la part moyenne par chasseur avant déductions n'était que de 28,65 $; les gages payés en réalité ont varié de 0,70 $ à 53,54 $. En 1899, alors que le propriétaire ordinaire a gagné autour de 5 000 $ par voyage de vapeur, les membres de l'équipage ont reçu 37 $ en moyenne, avant les déductions. George Allan England, spécialiste de l'industrie de la chasse au phoque durant les années 1920, a écrit : « une pareille disparité entre travail et rémunération ne peut être observée nulle part ailleurs parmi les hommes blancs. » (England, p. 52).

English version