Villes d'entreprise

Aux 19e et 20e siècles, l'émergence de l'exploitation industrielle des ressources de Terre-Neuve-et-Labrador provoque la naissance de nouvelles collectivités. Bien sûr, le secteur de la fabrication de St. John's constitue l'un des piliers de l'économie de l'île, mais cet article s'attarde surtout aux villes mono-industrielles. Comme leur nombre est trop élevé, nous nous contenterons d'en explorer deux, soit Buchans et Grand Falls-Windsor. L'existence de ces deux villes résulte respectivement de l'exploitation d'une mine et de la fabrication de papier. Ces deux collectivités illustrent bien les caractéristiques des villes d'entreprise.

Buchans, 1976
Buchans, 1976
Vue de la collectivité de Buchans en direction est. La rue principale est située vers le centre gauche. L'usine et le site d'excavation Lucky Strike sont à l'avant-plan.

Avec la permission de l'Association géologique du Canada, © 1981. Tiré de The Buchans Orebodies: Fifty Years of Geology and Mining, de E.A. Swanson, D.F. Strong et J.G. Thurlow, Waterloo, © 1981, p. 47

Ces villes mono-industrielles évoquent bien d'autres villes mono-industrielles d'Amérique du Nord. Ce qui les différencie des villages côtiers sont la taille des collectivités et les origines diverses de leurs habitants. Si certains viennent de Terre-Neuve et du Labrador, des travailleurs et leurs familles débarquent aussi de nombreux autres pays. Les ouvriers ne sont pas soumis à un système de crédit, mais payés un salaire horaire. Le revenu moyen de ces secteurs d'activité est supérieur à celui du secteur des pêches. Les conditions de travail dans les mines et les papeteries favorisent la solidarité ouvrière et la syndicalisation. Il faut bien saisir ici que ces collectivités sont la propriété d'entreprises. Celles-ci exercent donc une grande influence sur les habitants.

Les villes minières

Les villes minières sont les premières villes mono-industrielles. Tilt Cove dans la baie Notre Dame, par exemple, est fondée en 1864. Elle compte déjà 768 habitants cinq ans plus tard. Les premiers explorateurs mentionnent à l'époque le potentiel minier de Terre-Neuve et du Labrador. Malgré plusieurs tentatives d'exploitation minière, il faut pourtant attendre jusqu'au 19e siècle avant l'établissement de collectivités minières. Ces villes sont situées en région éloignée. L'entreprise a donc une meilleure emprise sur la vie de ses employés et de leurs familles. Ainsi, dans la ville minière de Betts Cove, les commodités sont rares et ses 2000 habitants vivent dans des logements délabrés. Les mineurs reçoivent un salaire horaire sous la forme de jetons de salaire échangeables exclusivement au magasin de l'entreprise.

Au 20e siècle, de récentes villes minières comme Wabana (île Bell), Buchans, Wabush et Labrador City offrent une meilleure qualité de vie. Elles se comparent aux centres urbains d'autres régions. Cependant, les villes minières situées dans l'arrière-pays sont soumises à des règlements plus contraignants encore que ceux dictés aux collectivités établies sur la côte. À Buchans, le chemin de fer, et donc l'unique voie d'accès à la ville, est la propriété de l'entreprise. Cette situation perdure pendant des dizaines d'années. De plus, l'entreprise interdit aux habitants de construire leur propre maison. Les employés logent donc dans des habitations de piètre qualité appartenant à l'entreprise ou dans des dortoirs. Parfois, les résidents de villes minières acceptent l'état des choses si l'entreprise leur assure un niveau de vie plus élevé que celui des habitants des villages côtiers. Parfois aussi, les citoyens tiennent tête à l'entreprise et se battent pour obtenir les pleins pouvoirs sur leur collectivité. La fin de la construction d'une route en 1956 pousse environ 60 familles de Buchans à rejeter la mainmise de l'entreprise sur leur vie. Elles s'installent alors sur un terrain n'appartenant pas à l'entreprise et situé sur l'autre berge de la rivière. Elles y bâtissent leurs habitations et baptisent leur collectivité rebelle « Pigeon Inlet », du nom d'un village côtier fictif d'une très populaire émission radiophonique de Terre-Neuve. Plus tard, d'autres familles s'établissent sur un lotissement privé pour échapper à l'autorité de l'entreprise. En 1979, celui-ci est fusionné à la ville peu avant la fermeture de la mine, le plus important employeur.

La ville papetière de Grand Falls

Fondée en 1906, la ville de Grand Falls constitue un autre exemple de ville mono-industrielle. Initialement, c'est une ville d'entreprise à l'instar des villes minières. L'entreprise fournit le logement aux ouvriers et à leur famille. Impossible pour une personne de l'extérieur ne travaillant pas pour l'entreprise de vivre dans la ville ou même d'y venir sans autorisation expresse. Une collectivité distincte, Grand Falls Station, voit le jour du côté opposé du chemin de fer menant à la papeterie. Elle est réservée aux travailleurs et à leurs familles qui ne sont pas des employés de l'entreprise. En plus de se voir interdire de vivre dans la ville de Grand Falls, ces derniers ou les ouvriers forestiers qui approvisionnent la papeterie en bois, comme les bûcherons, n'ont pas le droit de fraterniser avec les ouvriers papetiers. Dans la ville de Grand Falls, les rapports sociaux, par exemple l'appartenance à une équipe sportive, sont déterminés en fonction de son emploi à la papeterie. Les citoyens de ces deux villes divisées par le chemin de fer cloisonnent ainsi leur solidarité.

Grand Falls-Windsor, 1992
Grand Falls-Windsor, 1992
Vue aérienne de la ville de Grand Falls-Windsor.

Avec la permission de la ville de Grand Falls-Windsor ©1992. Tiré de Grand Falls-Windsor: A Town For All Reasons, Grand Falls, 1992, p. 2.

Une démographie à la hausse et un secteur commercial actif stimulent l'expansion de Grand Falls Station, mais l'entreprise s'abstient de fournir des services, que ce soit l'approvisionnement en eau potable ou un réseau d'égouts. Les habitants doivent tolérer de mauvaises conditions de vie et d'hygiène. En 1938, un comité de citoyens parvient à constituer en municipalité cette collectivité « de l'autre côté de la voie ferrée ». La municipalité de Windsor devient donc la deuxième municipalité dûment reconnue après St. John's. L'entreprise papetière finit par lâcher prise et céder son pouvoir sur Grand Falls. Toutefois, les distinctions sociales entre les deux villes mettent du temps à s'effacer. Elles fusionnent en 1991.

La ville de Corner Brook

La deuxième ville en importance de Terre-Neuve, Corner Brook, est dès le départ une ville industrielle. Une scierie y est présente depuis 1864. En 1926, des industriels britanniques implantent dans cette petite ville une papeterie. À l'exemple de Grand Falls, l'entreprise s'occupe de loger les cadres et les ouvriers près de l'usine sur un lotissement agréable. D'autres citoyens construisent des habitations au flanc de collines avoisinantes.

Relations de travail

Des secteurs d'activités comme ceux des mines et de la fabrication du papier sont des secteurs hautement capitalistiques plutôt qu'à forte densité de main-d'œuvre comme la pêche. Parce que les papeteries ont besoin d'un nombre moins élevé de travailleurs, elles peuvent donc proposer de meilleurs salaires à du personnel très qualifié. Dans ces villes mono-industrielles, les salaires surpassent le salaire moyen offert ailleurs à Terre-Neuve et au Labrador. Bien avant les villages côtiers, bon nombre de ces villes sont électrifiées et bénéficient d'autres infrastructures commerciales et sociales. Le niveau de vie assez élevé des citoyens, les besoins en main-d'œuvre et la taille plus importante de la ville génèrent une solide classe moyenne composée de professionnels et de gestionnaires. Une bonne partie d'entre eux, de même que le personnel technique hautement qualifié, viennent d'autres pays. Le style de vie de ces gens qui habitent des « oasis prospères financées par du capital étranger », d'après un observateur de la situation dans les années 1930, est semblable à celui d'autres résidents de villes industrielles nord-américaines.

Un mode de vie urbain et l'organisation capitaliste de la main-d'œuvre aboutissent aux mêmes relations de travail que partout ailleurs. Le travail souterrain et la façon lamentable dont les entreprises traitent les mineurs attisent leur antagonisme à l'endroit de celles-ci. Les mineurs se syndiquent et sont prêts à faire grève pour améliorer leurs conditions de travail et leur salaire. Cette démarche est semée d'embûches, car les entreprises réussissent souvent à empêcher la venue d'organisateurs syndicaux, par exemple. Les ouvriers papetiers font généralement partie d'un syndicat, mais ils revendiquent moins en raison des bons salaires et de conditions de travail plus sûres. Entre eux, les ouvriers papetiers font montre de solidarité, mais la division entretenue par l'entreprise entre ces derniers et les ouvriers forestiers sous la forme de deux « collectivités » séparées (Grand Falls et Windsor) lui garantit que les ouvriers papetiers ne se rangeront pas du côté des ouvriers forestiers lors de conflits de travail. Ainsi, en 1959, au cours de la grève organisée par l'International Woodworkers of America, de nombreux ouvriers d'usine font corps avec leur employeur plutôt qu'avec les ouvriers forestiers en grève.

Les corps minéralisés finissent par s'épuiser. Les habitants désertent alors les villes minières après la fermeture des mines, comme à Tilt Cove. Parfois, les habitants trouvent d'autres sources d'emploi. C'est ce qui s'est produit à Wabana et à Buchans. Cependant, ces villes en décroissance ne sont plus les mêmes. La prospérité se fait timide. Les avancées technologiques entraînent aussi une réduction considérable des effectifs même si l'exploitation minière se poursuit. C'est le cas de Wabush et de Labrador City, ou des papeteries de Grand Falls et Corner Brook. Ces villes déploient de grands efforts pour conserver leurs services municipaux malgré une diminution constante de l'assiette fiscale.

Services de santé et d'éducation

Après 1949, les gouvernements fédéral et provincial prennent en main la majeure partie des services de santé et d'éducation dans toutes les collectivités de la province. Les grandes entreprises se délestent donc de nombreuses obligations. Ces paliers gouvernementaux appuient aussi l'établissement de conseils municipaux. Les citoyens de la plupart des collectivités peuvent alors exercer un contrôle démocratique de leur municipalité. Il y a encore des entreprises propriétaires qui répondent aux besoins de leurs citoyens, par exemple à Churchill Falls, au Labrador, l'emplacement d'une centrale hydroélectrique. De telles situations ne sont pas courantes de nos jours et concernent des endroits très isolés. Ces collectivités ont un pouvoir d'attraction très limité à moins que l'entreprise fournisse logement et commodités. Les villes industrielles de Terre-Neuve-et-Labrador ressemblent aujourd'hui aux autres centres urbains nord-américains.

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