La taxe d'entrée imposée aux immigrants chinois par Terre-Neuve en 1906

La première tentative de restriction de l'immigration chinoise à Terre-Neuve se produit au cours de la session législative de 1904. W. R. Howley, député de Bay St. George, présente alors un projet de loi interdisant la venue de Chinois. Il avance que l'afflux de main-d'œuvre chinoise bon marché aux États-Unis, au Canada, en Australie et en Afrique du Sud a perturbé le tissu social de ces pays. Il faut, selon lui, limiter rigoureusement le nombre de ces immigrants afin d'éviter des problèmes. Sa proposition est rejetée. Deux ans plus tard pourtant, le gouvernement terre-neuvien impose une taxe d'entrée de 300 $ à chaque immigrant chinois.

Avant l'adoption de la Loi sur l'immigration chinoise [Act Respecting the Immigration of Chinese Persons] en 1906, on en connaît très peu sur la vie des immigrants chinois à Terre-Neuve. En 1900, il existe déjà deux blanchisseries (la blanchisserie Sing Lee sur la rue New Gower et la blanchisserie Jim Lee sur la rue Duckworth). La plupart du temps, les Chinois travaillent avec détermination dans leur blanchisserie et sont invisibles aux yeux de la société et dans les journaux, sauf lorsqu'ils sont l'objet de railleries de la part de garnements (qui aiment lancer de la boue dans leur vitrine). Ils accomplissent leurs corvées quotidiennes de blanchissage et de repassage qui leur laissent peu de temps pour sortir et explorer la collectivité dans laquelle ils vivent.

La presse et les Chinois

En 1904, le projet de loi de W. R. Howley éveille l'intérêt de la presse. Les journaux rapportent davantage les faits et gestes des Chinois qui résident dans la ville et de ceux vivant dans d'autres parties du monde. L'arrivée d'un nouvel immigrant, la moindre infraction, ou les violences ou " plaisanteries " perpétrées par la population locale contre eux se transforment en sujet d'actualité. Il en va de même de l'ouverture d'une nouvelle blanchisserie. Plusieurs en déduisent donc que les immigrants chinois constituent effectivement un problème. À l'ajout d'une cinquième blanchisserie chinoise dans la ville, le quotidien The Evening Telegram déclare qu'il ne faut plus attendre et prendre les mesures nécessaires pour contenir ce déferlement d'indésirables. En février 1905, le quotidien The Daily News en fait aussi son cheval de bataille. Il propose au gouvernement d'agir et de freiner leur venue afin d'éviter d'être envahi.

La frénésie s'empare des journaux à l'arrivée de sept Chinois le 23 août 1905, et ce, peu après l'incendie de la blanchisserie Globe Steam, une entreprise locale. D'après le quotidien The Daily News, les Chinois ont télégraphié à des amis et les ont invités à venir à Terre-Neuve tirer profit de la malchance du propriétaire de cette blanchisserie, M. B. Vail. Le quotidien The Telegram se montre tout aussi hostile. « Depuis l'incendie de la blanchisserie Globe Steam, indique-t-il, les Chinois se précipitent à nos portes. Il en arrive sans cesse... Nous sommes d'accord avec le Daily News. Il est souhaitable de mettre un terme à l'immigration chinoise. » [Traduction libre] En septembre, les premières lettres faisant état de la menace que représente la présence des Chinois paraissent dans les journaux. Des Chinois et quelques « Assyriens » (Libanais) entrent au pays dans les mois qui suivent. Les journaux se déchaînent : « Six autres Chinois et quatre Assyriens ont débarqué ce matin du SS Laurentian. Ces païens chinois semblent former ici une véritable ruche. S'ils continuent d'affluer en si grand nombre, la population de notre quartier chinois dépassera de loin celles d'autres villes d'importance. Nos travailleurs voient d'un mauvais œil ce péril jaune. Ils craignent que les Chinois délaissent bientôt le blanchissage pour chercher d'autres emplois. » [Traduction libre] À la fin de 1905, les citoyens de St. John's ont l'impression d'affronter un grave danger.

Vers la fin de janvier 1906, des rapports soulignent les conditions d'insalubrité et de surpeuplement des blanchisseries chinoises à St. John's. La rumeur court que quelque 30 hommes vivent entassés dans la blanchisserie de Kim Lee située près de la caserne de pompier du quartier West End. Il devient impératif de vérifier l'étendue de cette affliction. Le conseil municipal demande au bureau de santé de procéder à une enquête. Le mois suivant, la réouverture de la blanchisserie Globe Steam laisse espérer l'exode des Chinois de St. John's. Le rapport que dépose l'inspecteur sanitaire au conseil municipal sur les conditions d'hygiène des blanchisseries chinoises dévoile une « situation épouvantable ». Kim Lee et Tom Lee se présentent au siège social du quotidien The Evening Telegram afin de réfuter ces assertions.

La taxe d'entrée

Au milieu d'avril 1906, la Chambre d'assemblée doit se prononcer sur un projet de loi limitant l'immigration chinoise par l'imposition d'une taxe d'entrée. Elle s'inspire de la loi adoptée par le gouvernement canadien en 1885. Le ministre de la Justice, Edward P. Morris, s'exprimant sur la situation des autres colonies britanniques et l'immigration chinoise, déclare : « qu'ils se répandraient comme une nuée sur le pays. Nous serions engloutis par une horde de gens indésirables... Ils ne viennent pas ici avec femme et enfants pour bâtir un pays et s'enraciner. Ce ne sont que de simples ouvriers, et pas très doués en plus… Ils vivent dans des conditions déplorables… ils ne contribueront pas à notre prospérité économique... nous devons être prêts à freiner cette vague de main-d'œuvre bon marché qui nous guette. » [Traduction libre] Le 27 avril, le ministre de la Justice présente une pétition de la part du syndicat des débardeurs demandant le dépôt d'une loi mettant un terme à l'immigration chinoise. Trois jours plus tard, environ 50 Chinois descendent du train en provenance Port aux Basques. Les journaux explosent de nouveau.

La Chambre d'assemblée adopte rapidement le projet de loi, mais la Chambre haute c'est-à-dire le Conseil législatif est divisée. Certains de ses membres jugent ce projet de loi « populiste ». L'un d'eux déclare d'ailleurs qu'au quotidien les Chinois sont autrement plus propres et soignés que la population locale. Un point de vue divergent relève que les Chinois font concurrence aux travailleurs locaux. Ils sont inaptes à devenir productifs. Tout comme les nécessiteux et les criminels, ils ne sont d'aucune façon le genre d'immigrants que Terre-Neuve souhaite accueillir. M. John Harvey affirme que les Chinois sont des êtres inférieurs, situés au plus bas de l'échelle humaine et de la civilisation. Il n'est pas recommandé de les laisser s'installer ici en grand nombre. Ils sont étranges et nulle part ne se mêlent au reste de la société d'accueil. Ils se tiennent à l'écart et ne deviendront jamais de vrais « Terre-Neuviens ».

Le Conseil législatif finit par adopter le projet de loi, mais fixe le montant de la taxe d'entrée à 300 $ plutôt qu'à 500 $. Le Conseil juge en effet que la somme de 500 $ est trop élevée. Selon M. Edgar Bowring, les immigrants chinois présentement au pays ne s'occupent que de blanchissage. Ils ne présentent aucun risque pour la population. Toutefois, l'arrivée massive de travailleurs bon marché pouvant rivaliser avec les travailleurs locaux représenterait un problème.

La Chambre d'assemblée accepte l'amendement et la loi est adoptée le 8 août 1906.

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