La malnutrition à Terre-Neuve et au Labrador

En 1663, un chirurgien originaire de Plymouth en Angleterre, James Yonge, se rend à l'île de Terre-Neuve dans le but de fournir des soins médicaux aux pêcheurs de Renews et Fermeuse. Il écrit dans ses mémoires que les maladies qu'il soigne dans ce pays sont des plaies aux poignets, le rhume, la toux et le scorbut, dont il existe deux formes. La première est le scorbut aigu, vite attrapé et vite guéri. La deuxième est le scorbut sec, qui est contagieux. Cette dernière laisse le patient amaigri, le teint jaunâtre, hurlant de douleur, les membres paralysés. Elle est souvent fatale. Le Dr George Corner de la mission de Grenfell remarquait, il y a plus de 200 ans, que les soins de santé dans le nord de l'île de Terre-Neuve ne sont pas différents de ceux donnés ailleurs, sauf en ce qui concerne la tuberculose et les maladies carentielles telles que le scorbut, le rachitisme et le béribéri. La malnutrition est la cause sous-jacente de ces maladies. Ces deux médecins découvrent que la malnutrition constitue l'un des plus importants problèmes à Terre-Neuve et au Labrador depuis des centaines d'années (et le reste encore sous une forme ou une autre).

La carte de Ferryland de James Yonge, vers 1663
La carte de Ferryland de James Yonge, vers 1663
En 1663-1664, James Yonge, 16 ans, se rend à Terre-Neuve à titre de chirurgien à bord d'un bateau en partance de Plymouth en Angleterre.
Tiré de The Journal of James Yonge, 1647-1721, Plymouth Surgeon, F.N.L. Poynter, éd., Longman, Green & Co. Ltd., London, © 1963, gravure 4 A : « Une partie de la côte de Terre-Neuve montrant Ferryland », page opposée, 81.

La malnutrition

La malnutrition résulte d'une carence alimentaire c'est-à-dire de l'incapacité (ou du refus) d'une personne à adopter une alimentation équilibrée comportant l'apport calorique nécessaire à sa survie et à sa santé. Sans cet apport, elle est privée de l'énergie lui permettant de travailler et d'effectuer les activités indispensables pour vivre. Terre-Neuve et le Labrador sont, à l'époque, davantage aux prises avec les maladies carentielles qui découlent d'une alimentation dépourvue des vitamines et des minéraux essentiels. Elle sévit surtout là où la pauvreté ou l'isolement prive les habitants d'aliments en qualité ou en quantité suffisante. Dans les années précédant leur entrée dans la Confédération, les habitants de Terre-Neuve sont relativement isolés et dispersés le long d'un littoral difficilement navigable. Cette situation se redresse ensuite avec l'amélioration des réseaux routiers.

Un sol pauvre et des périodes de croissance courtes entraînent inévitablement l'importation de la majorité des aliments et une hausse des coûts. Avant les années 1950, l'électrification n'est pas généralisée et les réfrigérateurs et congélateurs ne sont pas encore d'usage courant. Les aliments se détériorent s'ils ne sont pas préservés par le salage, fumage ou marinage. Les caveaux à légumes conservent pour un temps limité la fraîcheur des légumes. Pour toutes ces raisons, les gens préfèrent les aliments cultivés localement (p. ex. les pommes de terre), en conserves (le poisson ou le porc salé) ou ayant un stockage de longue durée (la farine, le thé et la mélasse). Les aliments très vitaminés comme les fruits frais et la viande fraîche sont plutôt rares. La cueillette de petits fruits et les produits de la chasse leur permettent de bonifier l'alimentation quotidienne.

Malgré un imposant réseau de ravitaillement en denrées et autres produits, le transport de produits frais sur de longues distances se révèle impossible sans qu'il y ait une détérioration des aliments. L'approvisionnement des petits villages côtiers s'avère très difficile dans le nord de l'île et du Labrador. La glace bloque la navigation pendant des mois. Au printemps, les habitants n'ont plus que de la farine, du thé et de la mélasse à se mettre sous la dent. Cet apport calorique est peut-être élevé, s'il n'y a pas épuisement des provisions, mais pauvre en éléments nutritifs. La santé de la population en souffre. Une étude sur l'alimentation menée en 1948 dans la province note qu'en moyenne la taille des garçons âgés de 5 à 15 ans est de 5 cm plus petite, et qu'ils pèsent 3,6 kg de moins que des garçons du même âge vivant à Toronto. La taille des filles est de 7 cm plus petite et elles pèsent 3 kg de moins que des fillettes torontoises. Ces données confirment qu'une alimentation carencée en calories, vitamines et minéraux fragilise les gens et les exposent aux maladies carentielles.

Le scorbut

Bien connu des gens de la mer pendant des siècles, le scorbut est une maladie carentielle ayant pour cause un manque de vitamine C dans l'alimentation. Taches sur la peau, gencives qui saignent, pertes des dents et paralysie en sont les symptômes. Sans traitement, c'est la mort. Les méthodes de cuisson (p. ex. éplucher les pommes de terre, faire bouillir longtemps le chou) éliminent la plupart des vitamines, y compris la vitamine C, contenues dans les pommes de terre, le chou, les carottes et les petits fruits que consomment les habitants de Terre-Neuve. Même si les cas graves de scorbut ne se rencontrent plus, à cette époque, que lors de longs voyages en mer, l'absence d'agrumes (à très haute teneur en vitamine C) et d'autres denrées fraîches dans l'alimentation multiplient la fréquence des cas.

Le rachitisme

Le rachitisme est loin d'être une maladie inconnue pour le personnel de la santé de Terre-Neuve et du Labrador. Il en observe souvent les effets : jambes arquées, genoux cagneux, ramollissement de la voûte crânienne, douleurs musculaires et articulaires et fractures, car elle affaiblit et déforme les os. Mis à part quelques adultes, la plupart des victimes sont de jeunes enfants carencés en vitamine D. Cette maladie est présente dans les régions peu ensoleillées et où la consommation de poisson gras frais et de viande fraîche est impossible. En effet, la lumière du soleil favorise la synthèse de cette indispensable vitamine par la peau. La vitamine D métabolise alors le calcium qui renforce les os et les dents. Les enfants non traités risquent des difformités permanentes. L'huile de foie de morue représente une excellente source de vitamine D. Sa consommation a diminué la fréquence des cas de rachitisme à Terre-Neuve et au Labrador.

Le béribéri

La consommation de pommes de terre, de chou et d'huile de foie de morue pour lutter contre le scorbut et le rachitisme signifie que les symptômes associés à ces deux maladies sont souvent cléments. Le béribéri, par contre, est une maladie beaucoup plus grave. Entre 1912 et 1928, l'hôpital Grenfell à St. Anthony admet 13 patients atteints du scorbut, mais 174 personnes souffrant du béribéri. En 1914, le Dr Little indique avoir traité à cet hôpital deux ou trois cas par jour.

C'est le résultat d'une alimentation pauvre en thiamine (vitamine B1). Cette vitamine, cruciale dans la transformation du glucose en énergie, est essentielle au bon fonctionnement du système nerveux. Fatigue, léthargie, troubles mentaux, douleurs, picotements et membres affaiblis affligent le patient. Si le cœur est atteint, la personne développe une arythmie qui peut lui être fatale.

La viande, les fruits et les légumes frais renferment de la thiamine. La meilleure source reste toutefois les grains entiers. Une alimentation reposant principalement sur ces aliments prémunit contre le béribéri. Au contraire, un grain entier qui est raffiné ne contient plus de son, et donc de thiamine. La farine de pain blanc en est un exemple. Le rachitisme est endémique l'hiver chez les familles isolées de Terre-Neuve et du Labrador, car la farine blanche devient leur denrée de base avec la baisse des provisions en viande et en légumes.

La malnutrition comme facteur de risque d'infection

Terre-Neuve et le Labrador affichent un taux très élevé de maladies infectieuses jusqu'au milieu du 20e siècle en raison notamment de la malnutrition. Un manque d'éléments nutritifs importants dans l'alimentation porte atteinte au système immunitaire et amplifie la vulnérabilité aux infections comme le rhume et la grippe. Les personnes dans cette situation sont une proie facile pour la tuberculose. Les biens nourris résistent mieux. C'est ce qui explique en partie un taux d'infection tuberculeuse supérieure à Terre-Neuve et au Labrador comparativement au reste du Canada et de la Grande-Bretagne. En 1940, le taux de mortalité pour 100 000 habitants se situe à 172 à Terre-Neuve, mais seulement à 64 en Grande-Bretagne et à 51 au Canada.(See articles about Tuberculose à Terre-Neuve et au Labrador). (En anglais seulement)

Les soins et la prévention des maladies carentielles

Sans amélioration aux méthodes de préservation et aux modes de transport des aliments, difficile de freiner la malnutrition jusqu'au début du 20e siècle. À cette époque, la théorie germinale des maladies infectieuses prédomine. Les médecins sont persuadés que des micro-organismes sont responsables, entre autres, du scorbut, du rachitisme et du béribéri. Pourtant, la Marine royale britannique connait depuis le milieu du 18e siècle les vertus des agrumes dans la guérison du scorbut. De leur côté, des chercheurs de la marine japonaise découvrent qu'une alimentation basée sur le riz brun plutôt que sur le riz blanc raffiné (et qui, à l'instar de la farine blanche, ne renferme plus le son riche en thiamine) évite l'éclosion de cas de béribéri. Dans les années 1910, le corps médical conçoit mieux le rôle des vitamines, des minéraux et d'une meilleure alimentation dans la prévention de ces maladies.

En conséquence, les fournisseurs de soins de santé comme l'organisme Grenfell associent bientôt éducation sanitaire et soins de santé primaires. Bien au fait qu'il n'y pas que les difficultés économiques et l'isolement, mais aussi une éducation déficiente qui est responsable d'une alimentation carencée, l'organisme entend instruire la population sur les bienfaits de consommer des aliments variés. Avec son appui, les médecins et les infirmières enseignent aux patients, mais plus particulièrement aux mères de jeunes enfants, l'importance d'une bonne alimentation. L'organisme commence par présenter des conférences sur l'utilisation de la farine de blé entier et la consommation d'une quantité plus grande de fruits et de légumes. Cette tentative se solde plus ou moins par un échec. L'organisme décide alors d'engager des femmes possédant une formation en économie domestique comme nutritionnistes. Dans les années 1920, 24 femmes, dont des Américaines, occupent des fonctions de nutritionniste. Elles savent tenir compte des particularités culturelles et des préférences locales en matière d'aliments et de goût. Elles réussissent donc mieux à remplir leur mandat éducatif. Le ministère de la Santé publique et du Bien-être embauche une nutritionniste en 1947. Par l'entremise des enseignants et des infirmières en santé publique, elle transmet de l'information sur la nutrition.

Champ de pommes de terre à St. Anthony, s.d.
Champ de pommes de terre à St. Anthony, s.d.
L'organisme International Grenfell Association fait la promotion de l'agriculture à petite échelle afin de fournir des aliments aux habitants plus isolés du nord de Terre-Neuve et du Labrador
Photographe inconnu. Avec la permission du Digital Archives Initiative, Memorial University of Newfoundland. Tiré de Among the Deep Sea Fishers, International Grenfell Association, New York, 1938, vol 36, no 1, p. 15.

Sans approvisionnement ou sans pouvoir d'achat, l'éducation sur la valeur nutritive des aliments n'est pas d'une grande utilité. L'organisme Grenfell saisit bien ce dilemme. Il s'emploie à améliorer la situation économique des régions rurales. Il s'agit, en effet, d'y réduire le taux de pauvreté et d'offrir à leurs habitants la possibilité de se procurer des aliments de meilleure qualité. Le gouvernement entend également bonifier la valeur nutritive des rations de secours qu'il distribue aux chômeurs. En 1935-1936, au cours de son mandat à titre de médecin à bord du MV Lady Anderson, un navire-hôpital qui dessert les collectivités de la côte méridionale de Terre-Neuve, le Dr Nigel Rusted prend note des aliments destinés aux enfants sous-alimentés, par exemple une quantité supérieure de lait pour de jeunes jumeaux. Les mesures d'assistance de la Commission de gouvernement comprennent la distribution de nourriture et l'achat de farine enrichie en vitamine B. Le but est de combattre le béribéri. Elle tente également de convaincre les habitants d'adopter la farine de blé entier et de délaisser la farine blanche. Cependant, les gens n'aiment pas la farine brune et la boudent. Dès 1936, les écoliers ont droit à une boisson enrichie, le Coco-malt. En 1945, la vitamine A est ajoutée à la margarine (ou butterine).

Un lopin de choux à St. Anthony
Un lopin de choux à St. Anthony
La vente de légumes excédentaires permet aux fermiers de toucher un revenu qui les éloigne un peu plus, eux et leur famille, de la malnutrition.
Photographe inconnu. Avec la permission du Digital Archives Initiative, Memorial University of Newfoundland. Tiré de Among the Deep Sea Fishers, International Grenfell Association, New York, 1938, vol 36, no 1, p. 15.

Lors du déclenchement de la guerre en 1939, la construction de bases militaires et les possibilités d'emploi dans les forces armées apportent une certaine prospérité. La population a les moyens de mieux se nourrir. En 1949, l'entrée en vigueur du régime de sécurité sociale du Canada dans la province continue de corriger la situation. La réfrigération se répand, et l'amélioration du secteur du transport facilite l'approvisionnement en fruits et légumes.

Les cas de maladies carentielles comme le scorbut, le rachitisme et le béribéri sont dorénavant très rares. Pourtant la malnutrition représente toujours un problème de santé pour la province. L'obésité, les maladies cardiaques, l'hypertension artérielle et le diabète sont étroitement liés à une alimentation trop salée, trop grasse et trop sucrée, et à une sous-consommation d'aliments frais et riches en vitamines et minéraux. Terre-Neuve-et-Labrador présente les taux d'incidence de ses maladies les plus importants au pays. Par exemple, en 2004-2005, le taux de prévalence du diabète (par 100 habitants) au Canada se situait à 5,2 pour les femmes et 5,8 pour les hommes. Dans la province, ces taux étaient 25 % plus élevés, soit 7,1 pour les femmes et 6,9 pour les hommes. Le taux combiné grimpait à 9,3 % en 2010, et pourrait d'ici 2020 atteindre près de 15 %. Même si les maladies carentielles ont presque disparu, le problème de la malnutrition, un problème de déséquilibre alimentaire nuisible à la santé, reste entier dans la province.

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