La collectivité

La collectivité suit de près l'unité familiale comme regroupement le plus ancien chez les humains. Une collectivité constitue un groupe de personnes de même culture et habitant le même lieu. Les membres d'une collectivité ont un sentiment d'appartenance à un groupe. Leurs intérêts ne font qu'un avec ceux des autres membres de la collectivité. Terre-Neuve-et-Labrador forme une collectivité qui elle-même est composée d'une multitude d'autres collectivités plus petites.

Une description générique des collectivités terre-neuviennes ne refléterait nullement la réalité, même celles peuplées de citoyens de descendance européenne (la section du site consacrée aux Premières Nations aborde les collectivités autochtones.) Chacune d'entre elles est distincte et a progressé à sa façon. Les collectivités comportent leurs propres caractéristiques ethniques. Leur économie procède de leur spécificité. Elles ont pourtant plusieurs points en commun. Les villages côtiers se ressemblent sans être identiques, tout comme les collectivités agricoles. En raison de ses rôles d'axe commercial et de pôle administratif, la ville de St. John's se distingue depuis longtemps, mais reste une collectivité caractéristique de la province. Aux 19e et 20e siècles, les industries minière, ferroviaire et papetière sont les fondatrices de collectivités situées à l'intérieur de Terre-Neuve et du Labrador. Ces villes industrielles, et les collectivités nées de l'installation de bases militaires, se rapprochent des schémas urbains des villes nord-américaines, mais témoignent aussi de la culture terre-neuvienne.

Southport, baie Trinity, vers 1993
Southport, baie Trinity, vers 1993
Southport est l'un des nombreux villages côtiers de Terre-Neuve-et-Labrador.

Avec la permission de Brian Bursey, ©1993. Tiré de Discovering Newfoundland, Brian C. Bursey, H. Cuff, St. John's, 1993, p. 36.

Les débuts du peuplement

À l'époque de la pêche migratoire et des débuts du peuplement des régions côtières, la majorité des collectivités de Terre-Neuve sont en fait un prolongement des collectivités outremer. Les Européens débarquent sur l'île avec la ferme intention de retourner en Angleterre, en France ou en Irlande dès la saison de la pêche terminée. Ils traînent avec eux leur culture, leurs coutumes et des manières qui influencent leurs interactions. Même après leur enracinement sur le nouveau territoire, les colons demeurent attachés au continent européen et conservent des liens étroits avec la Grande-Bretagne. Les échanges commerciaux, l'arrivée de nouveaux immigrants et l'habitude de scolariser les enfants en Europe renforcent la culture d'origine, et ce, même s'ils sont devenus typiquement Terre-Neuviens.

La population se renouvelle rapidement au fil des décennies, et malgré la disparition de patronymes au profit d'autres patronymes, les collectivités forgent, pour la plupart, leur propre identité. Des collectivités comptent parmi leurs habitants les descendants des premiers colons qui se sont établis au commencement du 17e siècle, par exemple à Ferryland. Dans ces endroits, les renseignements s'échangent sur les zones de pêche, la collecte du bois et les modes de survie. Les gens élaborent peu à peu des réseaux englobant parents et amis et forment alors une collectivité. Même s'ils s'appuient sur une économie internationale, ils produisent localement ce dont ils ont besoin pour vivre.

Les collectivités s'installent là où des familles, l'unité de base, peuvent exploiter les ressources. Elles cherchent donc impérativement un emplacement protégé, de l'eau douce et un accès à des zones de pêche. Les familles doivent aussi pouvoir disposer d'une partie du rivage pour sécher le poisson salé, ainsi que de bois pour construire les installations et faire du feu. Ces facteurs jouent un rôle capital dans le choix d'un emplacement leur permettant de subsister. Lorsqu'il n'y a plus d'emplacements disponibles sur la rive, ou que de meilleures zones de pêche s'offrent à elles, certaines personnes migrent vers d'autres régions. C'est ce qui explique la dissémination de petites collectivités le long du littoral et sur les centaines d'îles de Terre-Neuve et du Labrador. Par ailleurs, les missions des Moraves et les postes de traite de la Compagnie de la Baie d'Hudson au Labrador ont également fait naître des collectivités.

Les immigrants venus des différentes parties de la Grande-Bretagne pendant le peuplement des côtes façonnent le visage des collectivités. La forte présence de colons irlandais dans certaines régions découle d'une vague d'immigration irlandaise pendant le peuplement de la péninsule d'Avalon. Sur la côte nord-est de l'île, ce sont des familles originaires de l'ouest de l'Angleterre qui s'implantent. Les habitants de ces collectivités sont surtout de confession anglicane ou protestante plutôt que catholique.

Les collectivités diffèrent également en fonction des activités économiques de leur coin de pays. Par exemple, les pêcheurs des collectivités de la péninsule de Burin partent pendant des mois sur les Grands Bancs. Cette longue absence pousse les femmes à prendre en main les intérêts économiques de leur famille. Par contre, les pêcheurs de la côte nord-est rentrent à la maison tous les soirs. Ils participent donc aux diverses activités de leurs collectivités toute l'année. Tous les printemps, des pêcheurs de différentes collectivités se regroupent pour chasser le phoque. Ils embarquent sur un même bateau pour des semaines d'un dur labeur dans des conditions très difficiles. Cette vie en mer leur permet de nouer entre eux des liens très forts. Des milliers de familles de pêcheurs, en provenance surtout de la baie de la Conception, vont aussi par bateau tous les étés sur la côte du Labrador pour y pêcher. Plusieurs d'entre elles finissent par s'y installer et y établir des collectivités. À mesure que des régions s'ouvrent au peuplement, par exemple le détroit de Belle Isle ou l'ancienne côte française (le French Shore), de nouvelles collectivités surgissent à Terre-Neuve et au Labrador. Elles se rattachent toutefois à des collectivités déjà bien ancrées.

La vallée de Codroy, vers 1994
La vallée de Codroy, vers 1994
La rivière Codroy. La vallée de Codroy représente un exemple de collectivité agricole à Terre-Neuve-et-Labrador.

Avec la permission de Ben Hansen, ©1994. Tiré de Newfoundland and Labrador, Ben Hansen, Vinland Press, St. John's, 1994, p. 47.

Dès le début du 19e siècle, un sentiment de véritable appartenance à l'île et au Labrador submerge peu à peu celui d'être d'abord Anglais ou Irlandais. Ce sentiment atteint sans doute son point culminant avec la fière participation d'un contingent de soldats terre-neuviens à la Grande Guerre de 1914-1918. Une culture commune s'épanouit bientôt et nourrit ce sentiment d'appartenance. Les habitants de Terre-Neuve et du Labrador sentent qu'ils font partie de leur collectivité, du lieu où ils vivent et des gens qui les entourent. Lors d'une première rencontre, il est possible qu'un citoyen de la province vous demande à quel endroit vous appartenez. Il y a des Terre-Neuviens un peu partout sur la planète, mais ils demeurent profondément enracinés dans leur terre natale et leur collectivité.

Le gouvernement municipal

Pendant une bonne partie du 20e siècle, la taille très réduite de la majorité des collectivités de Terre-Neuve et du Labrador ne favorise pas l'élection d'un gouvernement municipal, sauf dans la ville de St. John's. La plupart s'autogouvernent par consensus et tiennent compte de l'opinion de membres de la collectivité tels que les représentants du clergé, de la classe marchande et autres personnes respectées. Les citoyens réussissent souvent à faire consensus sur l'attribution équitable de ressources aux familles. Si une personne viole les règles d'équité, les membres de la collectivité font bloc pour réparer les torts causés, s'il y a lieu. Par contre, lors de graves perturbations économiques comme la Grande Dépression, l'autonomie des collectivités et leur capacité à résoudre les différends se détériorent.

Dans son rapport, la commission royale de Terre-Neuve (la commission Amulree), chargée d'examiner l'économie et le fonctionnement social de Terre-Neuve en 1933, déclare que ses habitants s'en remettent trop au gouvernement central pour répondre à leurs besoins. La commission Amulree est d'avis que l'instauration de gouvernements municipaux dans les villages côtiers de plus grande importance inciterait leurs citoyens à offrir des services publics comme l'entretien des routes et des quais. Toutefois, cette proposition de gouvernement municipal, malgré de grands efforts, connaît peu de succès avant 1949. Dans les années qui suivent, le gouvernement de Terre-Neuve enclenche plusieurs changements.

La relocalisation

La construction de routes et de pont-jetés permet de relier entre elles de nombreuses collectivités au cours de la deuxième moitié du 20e siècle. L'électrification et la construction d'aqueducs municipaux et de réseaux d'égouts les équipent pour la vie moderne. Un programme de relocalisation, mis sur pied par le gouvernement, provoque la fermeture d'un grand nombre de villages isolés et la réinstallation de leurs habitants dans des villes et des localités plus centrales et capables de leur offrir des services de santé et d'éducation à moindre coût. Il ne faut surtout pas croire que ces changements résultent de l'union de Terre-Neuve au Canada. La prestation de ces services est en expansion en 1949, et la désertion de collectivités par leurs citoyens est déjà en marche. Cette évolution est inévitable, avec ou sans la confédération, mais elle se serait probablement déroulée plus lentement. Par ailleurs, la construction routière ne brise pas miraculeusement l'isolement des collectivités. Elle en modifie peut-être le caractère toutefois. La mer reste la voie royale. Durant l'âge d'or de la voile, les villages côtiers de Terre-Neuve et du Labrador maintiennent des contacts réguliers avec l'Europe, les Caraïbes, le Canada et la Nouvelle-Angleterre.

Corner Brook, 1998
Corner Brook, 1998
Corner Brook est l'une des nombreuses villes industrielles de Terre-Neuve-et-Labrador.

Avec la permission de David Clarke © 1998.

Les transformations de la fin du 20e siècle

Une énorme pression s'exerce sur les collectivités rurales dans les dernières décennies du 20e siècle. Les avancées technologiques de l'industrie forestière font diminuer le nombre d'emplois dans ce secteur. Le moratoire sur la pêche à la morue du Nord prive de nombreux villages côtiers du revenu qu'ils en tirent. L'exode des habitants qui se poursuit et la baisse de natalité des familles entraînent une chute de la population rurale. Les centres urbains, notamment l'agglomération de St. John's, continuent leur croissance avec l'exploitation de nouveaux secteurs industriels, par exemple l'industrie pétrolière en mer.

La démarcation entre les collectivités était autrefois claire et précise. La forêt et la mer séparaient les villages côtiers et les villes. L'océan était le chemin le plus simple pour se déplacer d'une collectivité à l'autre. Dans la région de St. John's, l'étalement urbain des dernières décennies a effacé les espaces qui délimitaient les collectivités avoisinantes. L'étalement urbain les a homogénéisés, et a rendu artificielle toute ligne de démarcation municipale. En raison du dépeuplement rural et de l'amélioration des transports et des communications, les habitants de Terre-Neuve-et-Labrador sont devenus des urbains nord-américains. Pour eux, la collectivité dont ils font partie n'a plus l'importance qu'elle avait pour leurs aînés. Leur vie s'articule autour de leur carrière et des grandes institutions. Si un mode de vie urbain à la nord-américaine est souhaitable sous plusieurs aspects, nombreux sont ceux qui craignent que la culture si particulière qui émanait des collectivités de Terre-Neuve-et-Labrador, et la société qu'elles ont modelée disparaissent bientôt.

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