Le virage vers le gouvernement responsable

Après la dissolution en 1848 de l'assemblée fusionnée, l'enjeu prioritaire sur la scène politique est l'instauration d'un gouvernement responsable. En février de cette même année, le gouvernement britannique accorde à la Nouvelle-Écosse le droit de constituer un gouvernement responsable. À Terre-Neuve, des citoyens soutiennent que l'île est prête à embrasser ce régime politique.

On compte des membres du Parti libéral parmi les partisans de cette réforme qui, selon eux, permettrait aux citoyens de mieux déterminer les priorités gouvernementales. En effet, les deux organes législatifs, c'est-à-dire la Chambre d'assemblée et le conseil législatif, seraient alors responsables devant les citoyens. Avec un gouvernement représentatif, seule la Chambre d'assemblée élue doit rendre des comptes à la population. Le conseil législatif nommé n'est garant de ses actes qu'auprès de la Couronne britannique.

Le Parti libéral doit surmonter deux obstacles de taille avant de convaincre la Grande-Bretagne de consentir à cette réforme. Il doit d'abord lui prouver que les citoyens appuient largement la réforme. Il doit ensuite augmenter le nombre de sièges à la Chambre d'assemblée et le nombre de circonscriptions. C'est au premier ministre d'un gouvernement responsable que revient la responsabilité de nommer, parmi les députés élus de la Chambre d'assemblée, les membres du conseil exécutif, les conseillers et les autres représentants officiels. Les 15 députés actuels ne suffiraient pas à diriger convenablement la colonie. Il faudrait donc doubler la députation.

L'élection générale de 1852

En 1850, Philip Little est élu à la Chambre d'assemblée à la suite d'une élection partielle. Son arrivée donne une impulsion à la campagne du Parti libéral pour un gouvernement responsable. Il prend rapidement la tête du parti et devient un fervent défenseur de la réforme. Il avance que ce régime politique dynamiserait l'économie qui ne reposerait plus seulement sur la pêche. La diversification économique vers l'agriculture et le secteur de la fabrication apporterait la prospérité

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Philip F. Little (1824-1897), s.d.
Philip F. Little (1824-1897), s.d.
L'homme politique Philip Little est élu député à la Chambre d'assemblée en 1850 à la suite d'une élection partielle. Il devient rapidement le nouveau chef du Parti libéral et un fervent défenseur de l'instauration d'un gouvernement responsable.
Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial, and Foreign Records, de D. W. Prowse. Eyre and Spottiswoode, Londres, 1895, 1re édition, p. 464.

Au cours de la session législative de 1851, le Parti libéral adopte une résolution sur la constitution d'un gouvernement responsable, et la fait parvenir au gouvernement de Londres. Le secrétaire aux colonies, sir George Grey l'écarte en expliquant que la colonie n'est pas prête à entreprendre une telle transformation constitutionnelle, tant d'un point de vue social que politique et économique. Il déclare que 15 députés ne pourront maintenir un gouvernement responsable. Rien n'atteste, en outre, une adhésion de la population à cette réforme constitutionnelle.

Une élection générale est prévue pour novembre 1852. Pour Philip Little, voilà l'occasion de démontrer l'important appui dont jouit la réforme politique auprès des électeurs. Le gouvernement responsable est le cheval de bataille du Parti libéral pendant la campagne. Le Parti conservateur, pour sa part, rejette toute réforme. Si les Libéraux remportent une majorité des sièges, la Grande-Bretagne saura dès lors que les habitants de la colonie de Terre-Neuve épousent la cause de la réforme politique.

Monseigneur John Thomas Mullock (1807-1869), s.d.
Monseigneur John Thomas Mullock (1807-1869), s.d.
Dès 1852, l'évêque catholique, Mgr John Thomas Mullock, appuie ouvertement la campagne du Parti libéral pour un gouvernement responsable.
Tiré de Centenary Volume, Benevolent Irish Society of St. John's, Newfoundland, 1806-1906, Benevolent Irish Society (St. John's, T.-N.-L.), Guy & Co., Cork, Irlande, 1906, p. 154.

L'appui de l'évêque catholique Mgr John Thomas Mullock au début de 1852 donne un coup de fouet à la campagne du Parti libéral. Près de la moitié de la population de l'île est catholique. La position de Mgr Mullock pourrait persuader un bon nombre de paroissiens d'élire des candidats libéraux. Le Parti libéral doit néanmoins obtenir des appuis chez les électeurs d'autres confessions pour accréditer l'ampleur de l'approbation des citoyens pour un gouvernement responsable.

Le vote méthodiste

Le Parti libéral s'intéresse donc aux méthodistes de la branche wesleyenne, et plus particulièrement à leurs préoccupations au sujet du financement public des écoles protestantes. En vertu de la Loi sur l'éducation de 1843, le gouvernement subventionne les établissements scolaires confessionnels. Il répartit ce montant entre les écoles catholiques et les écoles protestantes, ces dernières regroupant les élèves anglicans et méthodistes.

L'évêque anglican Mgr Edward Feild aimerait plutôt fractionner cette portion de la subvention entre écoles anglicanes et méthodistes. Cette mesure assurerait la mainmise de l'Église anglicane sur le système d'éducation des élèves anglicans. Les méthodistes appréhendent une détérioration du système d'éducation de leurs enfants et s'insurgent contre cette proposition. Environ 70 % des citoyens protestants appartiennent à la branche anglicane. La majorité du financement reviendrait donc à l'Église anglicane. Par ailleurs, la population méthodiste étant éparpillée le long du littoral terre-neuvien, le fractionnement de la subvention rationnerait les services scolaires.

Le révérend Edward Feild, s.d.
Le révérend Edward Feild, s.d.
L'évêque anglican Edward Feild aimerait plutôt fractionner la subvention publique entre écoles anglicanes et méthodistes. De nombreux méthodistes appréhendent une détérioration du système d'éducation de leurs enfants et s'insurgent contre cette proposition.
Tiré de The Anglican Episcopate of Canada and Newfoundland, de Owsley Robert Rowley. Morehouse Publishing Company, Milwaukee, Wisconsin, 1928, p. 216.

Le Parti libéral comprend que s'il parvient à neutraliser les efforts de l'évêque Feild, il obtiendra l'aval des électeurs méthodistes à la prochaine élection. Lorsque durant les sessions législatives de 1850, 1851 et 1852, le député conservateur Hugh Hoyles tente de faire adopter une motion subdivisant la subvention de financement public, le Parti libéral réussit chaque fois à y faire échec. Ainsi, en plus du vote catholique, les candidats libéraux bénéficient aussi du soutien d'une bonne partie des électeurs méthodistes lors de l'élection de 1852.

En novembre, les Libéraux remportent 9 des 15 sièges et forment un gouvernement majoritaire à la Chambre d'assemblée. Philip Little et ses collègues députés attestent qi'ils ont confirmé l'assentiment des électeurs pour un gouvernement responsable. Ils ne relâchent pourtant pas la pression qu'ils exercent sur le gouvernement de Londres, le gouverneur et le conseil législatif pour amener une réforme politique pendant la session législative de 1853.

La Loi sur la représentativité

Cette année-là, la Chambre d'assemblée adopte une résolution en faveur d'un gouvernement responsable et envoie à Londres Philip Little et le député libéral Robert Parsons. Ils ont pour mandat de défendre leur requête auprès du secrétaire aux colonies. En mars 1854, le gouvernement britannique concède qu'il n'existe aucune justification à un refus de gouvernement responsable dans la colonie. Il exige cependant une augmentation du nombre de sièges à la Chambre d'assemblée et une subdivision des circonscriptions électorales actuelles pour garantir une meilleure représentativité de la population.

Le gouvernement de l'île vote en 1854 la Loi sur la représentativité qui double à 30 le nombre de sièges, et fait passer le nombre de circonscriptions électorales de 9 à 15. Cette loi scinde en deux la circonscription de St. John's, maintenant St. John's East et St. John's West. Elle découpe en cinq la circonscription de la baie de la Conception et obtient donc Harbour Grace, Carbonear, Bay de Verde, Harbour Main et Port de Grave. Une nouvelle circonscription voit aussi le jour sur la côte sud-est de l'île, Burgeo-La Poile. S'ajoutent ainsi aux circonscriptions existantes de Twillingate-Fogo, baie de Bonavista, baie Trinity, Ferryland, Burin, baie Fortune et Placentia-St. Mary's, huit nouvelles circonscriptions.

Le Parti libéral récolte la majorité des sièges à l'élection de 1855. Le gouvernement responsable entre alors en fonction. Philip Little occupe le nouveau poste de premier ministre de Terre-Neuve. Pour la première fois dans l'histoire de la colonie, le gouvernement est responsable de ses actions devant la population. Dorénavant, un élu choisit les membres du conseil exécutif.

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