Une renaissance culturelle

Vers la fin des 1960 et dans les années 1970, la province de Terre-Neuve et du Labrador vit une renaissance ou un renouveau de nature culturelle. Cette période d'effervescence créatrice met en lumière des artistes provenant des domaines de la littérature, des arts de la scène et des arts plastiques. Ces artistes illustrent, aussi bien par l'écrit et la peinture que sur la scène et à la télévision, les histoires, les dialectes et les coutumes des populations locales, souvent pour la première fois. Cette exploration authentifie et façonne simultanément la culture sociétale de la province.

Une œuvre de David Blackwood, SS Imogene et son équipage sur la glace, 1967
Une œuvre de David Blackwood, SS Imogene et son équipage sur la glace, 1967
La fin des années 1960 et les années 1970 représentent une période d'effervescence créatrice pour les artistes de la province issus des domaines des lettres, des arts de la scène et des arts plastiques.
©1967, gravure, épreuve d'artiste. Collection permanente de la galerie d'art provinciale The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

Ce bouillonnement artistique accompagne les changements politiques et socio-économiques qui se déroulent dans la province. Vers la fin des années 1950 et dans les années 1960, des professeurs de la Memorial University s'intéressent aux dialectes, aux chansons, aux traditions, aux histoires et à bien d'autres facettes de la culture. Une nouvelle génération de Terre-Neuviens et Labradoriens, mieux instruits et conscients des forces socio-économiques en mouvement, remet bientôt en cause aussi bien certaines politiques prônées par le gouvernement que les avantages accordés par la Confédération. À la même époque, la découverte de gisements pétrolifères potentiellement lucratifs au large de la côte orientale de l'île de Terre-Neuve annonce un avenir économique meilleur. La possibilité d'une amélioration globale de l'économie, une légitimation croissante de la culture locale et l'insatisfaction soulevée par la situation qu'occupe la province au sein de la Confédération démarrent le renouveau culturel des années 1970.

La mise sur pied d'un centre d'études terre-neuviennes

L'union avec la fédération canadienne marque l'arrivée de la province dans le 20e siècle. Un nouveau réseau routier relie les villages éloignés aux agglomérations urbaines. Des hôpitaux modernes et plusieurs établissements scolaires ouvrent leurs portes. Le filet de sécurité sociale qu'offre le Canada fait progresser le niveau de vie. Les villages isolés sont plus particulièrement touchés par la politique de modernisation préconisée par le gouvernement libéral de Joseph Smallwood. En effet, les programmes de relocalisation accélèrent la disparition de nombreuses collectivités, et l'industrialisation du secteur de la pêche supprime un mode de vie qui se perpétuait pourtant depuis des générations.

Joseph Smallwood déclare vouloir protéger le patrimoine de la province en fondant une université. Il affirme lors d'un discours prononcé au congrès national de 1947 que la province possède des traditions et un folklore qui lui sont propres, une musique traditionnelle bien à elle et une culture originale. Il n'existe toutefois aucun organisme susceptible de soutenir une culture incontestablement terre-neuvienne, de la mettre en valeur et d'aider à son épanouissement. La Memorial University of Newfoundland, si elle se concrétise, aurait, entre autres mandats d'envergure, celui d'enseigner, de propager et d'épauler la culture terre-neuvienne. (Voir le texte original dans le projet de loi 92.)

L'une des premières décisions du premier ministre Smallwood consiste à faire du Memorial University College un établissement conférant des grades universitaires. Les recherches qu'amorce l'université adoptent une perspective régionale. Lorsque les professeurs E. R. Seary et G. M. Story entrent au département d'anglais en 1954, ils mettent en branle de grands projets de recherche sur les dialectes régionaux, le folklore, les noms de lieux et les patronymes. Dans la foulée de leurs travaux, ils publient plusieurs ouvrages dont, en 1982, un dictionnaire de mots anglais typiques de la province, Dictionary of Newfoundland English. D'autres départements emboîtent le pas et établissent aussi des centres d'études terre-neuviennes. Au cours des années 1960, des linguistes, des anthropologues, des spécialistes du folklore, des historiens et d'autres chercheurs recueillent et étudient les chansons, les histoires, les maximes, les croyances, les coutumes, les types d'artisanat et d'autres particularités culturelles de la province.

Les rédacteurs de l'ouvrage Dictionary of Newfoundland English et Joan Halley, 1978
Les rédacteurs de l'ouvrage Dictionary of Newfoundland English et Joan Halley, 1978
De gauche à droite : George Story, John Widdowson, Joan Halley (adjointe administrative) et William Kirwin.
Photographie de John Martin. Avec la permission du English Language Research Centre, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

En 1960 sont inaugurées les Archives provinciales, et en 1961, la galerie d'art de la Memorial University (maintenant la galerie d'art provinciale The Rooms). L'université met également sur pied un département des études folkloriques et un service des archives folkloriques et des langues en 1968. Déjà déployés sur le terrain, des agents culturels du service d'appoint (Extension Service) de l'université facilitent le rayonnement de la culture dans les régions rurales et appuient les artistes, musiciens et écrivains locaux. L'institut de recherches sociales et d'études économiques (Institute of Social and Economic Research -ISER), qu'a fondé l'université en 1961, instaure une école des sciences sociales qui se consacre exclusivement aux études culturelles et communautaires, au développement socio-économique, au secteur de la pêche, à l'anthropologie et aux sciences politiques liés à la province.

Une nouvelle génération

La population prend peu à peu conscience des travaux que mène l'université. Vers la fin des années 1960 et dans les années 1970, ces travaux servent de moteur à une nouvelle génération, plus scolarisée et politiquement engagée que ses aînés, mais qui n'a pas connu la pauvreté précédant la Deuxième Guerre mondiale. Elle remet en question des politiques gouvernementales et les avantages de la Confédération. Les programmes de relocalisation et d'industrialisation mis de l'avant par le gouvernement Smallwood sont particulièrement décriés, car ils sapent le mode de vie rural et la culture populaire. L'ouverture aux médias de masse nord-américains et à la culture de la consommation produit pourtant les mêmes effets.

À cette époque, Ottawa possède les pleins pouvoirs sur la pêche à la morue et d'autres ressources maritimes. La province y perçoit une menace à son autonomie et à son identité. La perspective d'une exploitation pétrolière dans les années 1960 et 1970 laisse miroiter un avenir prospère, à condition de récupérer la mainmise sur ses ressources. De plus, la population reconnaît l'importance de sa propre culture; elle craint sa perte et veut la protéger.

En 1972, un tremblement de terre secoue l'arène politique de la province. Après 23 ans de règne libéral, le Parti progressiste-conservateur de Frank Moore prend le pouvoir. Le pétrole alimente la querelle fédérale-provinciale. Le gouvernement Moore tient à une meilleure emprise sur les ressources naturelles. D'après le sociologue Harry Hiller, ce conflit est la bougie d'allumage de la renaissance culturelle. Il favorise les aspirations économiques et l'éveil de la culture en insufflant dynamisme et confiance (Harry Hiller, p. 271).

La scène artistique

Une fièvre créatrice s'empare de la scène artistique. De nouveaux talents émergent du secteur des arts. Des musiciens poussent l'exploration musicale en alliant sonorités traditionnelles et rythmes contemporains nord-américains. Ainsi, le groupe Figgy Duff intègre aux airs folkloriques des composantes caractéristiques du rock and roll, comme une puissante batterie et des amplificateurs. L'interprète-compositrice Pamela Morgan écrit d'ailleurs que les années 1970 amorcent une nouvelle ère de découvertes et de fierté dans la culture et l'identité de la province.

Pamela Morgan et Noel Dinn, s.d.
Pamela Morgan et Noel Dinn, s.d.
Pamela Morgan et Noel Dinn ont fondé le groupe musical Figgy Duff.
Photographie de Denise Grant. Avec la permission d'Amber Music.

Des peintres et des sculpteurs tels Christopher Pratt, David Blackwood, Gerald Squires, Reginald Shepherd et Helen Parsons Shepherd s'inspirent de leur environnement. La série de 50 gravures de David Blackwood, intitulée The Lost Party et ayant pour thème la chasse au phoque tragique survenue en 1914, cherche, comme d'autres œuvres, à transmuer en mythologie le passé de la province. D'autres encore telles les peintures de Christopher Pratt se veulent résolument plus contemporaines.

Les écrivains aussi fouillent l'essence de la vie à Terre-Neuve et au Labrador. Parmi les premiers romans, celui d'Harold Horwood, Tomorrow Will Be Sunday (1966), examine la vie d'un village éloigné. Le roman de Percy Janes, House of Hate (1970), une œuvre d'une grande originalité, jette un regard réaliste sur une vie de famille misérable dans une petite collectivité de l'île de Terre-Neuve. Le récit de Cassie Brown, Death on the Ice (1972), relate la tragique chasse au phoque de 1914. Le récit est si populaire qu'il finit par faire partie du programme scolaire. D'autres ouvrages s'insèrent également au programme, notamment une anthologie de Kevin Major, publiée en 1974, sous le nom de Doryloads. Celle-ci réunit les écrits d'auteurs locaux. Puis, afin d'assurer la préservation de l'histoire et de la culture du Labrador, l'organisme Labrador Heritage Society publie depuis 1975 un magazine trimestriel intitulé Them Days.

Cassie Brown, 1965
Cassie Brown, 1965
Cassie Brown raconte la tragédie survenue en 1914 à l'équipage d'un bateau de chasse au phoque dans l'ouvrage intitulé Death on the Ice (1972). Ce récit est si populaire qu'il finit par faire partie du programme scolaire de la province.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll-115), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

La dramaturgie s'épanouit sous la plume de Michael Cook, Tom Cahill et Grace Butt. La poésie s'affirme aussi avec Al Pitman (également un talentueux dramaturge) et Tom Dawe entre autres. En 1973, ces deux derniers s'unissent aux professeurs Clyde Rose, Dick Buehler et Pat Byrne de la Memorial University pour former la première maison d'édition de la province, Breakwater Books. En 1976, elle fait paraître une anthologie des chroniques de Ray Guy publiées dans divers journaux au cours des années 1970. Intitulée That Far Greater Bay, les essais humoristiques sur son enfance et son adolescence dans la baie Placentia et les articles satiriques sur la politique qui la composent lui méritent l'année suivante le prix national Stephen Leacock Memorial Medal for Humour.

La naissance de troupes de théâtre locales

Le renouveau culturel de la province s'exprime aussi brillamment par la naissance de troupes de théâtre locales au début des années 1970. Parmi elles, les troupes Mummers, Codco et Newfoundland Travelling Theatre Company. Au Labrador, la troupe Carol Players, qui se produit depuis 1964, occupe le devant de la scène dans les années 1970. Les comédiens et les dramaturges choisissent des sujets et des styles narratifs contraires à la tendance dominante du passé qui jugeait le théâtre comme un simple loisir auquel s'adonnaient la grande bourgeoisie et la classe moyenne supérieure.

La troupe Mummers

La troupe Mummers privilégie un théâtre collectif et communautaire mêlant culture traditionnelle et éléments d'actualité. Ses pièces de théâtre de nature très politique comme Gros Mourn (qui s'oppose à l'éviction des habitants de Sally's Cove pour l'instauration du Parc national du Gros-Morne), Silakepat Kissiane/Weather Permitting (sur la vie dans le village de Nain) et la très controversée They Club Seals Don't They? (un regard sympathique sur les chasseurs de phoques) sont destinées à la classe ouvrière. En plus de militer pour des changements socio-économiques, cette troupe veut procurer aux gens un sentiment de fierté.

Codco

De même, la troupe humoristique Codco cherche à démolir les stéréotypes négatifs à l'aide d'un théâtre collectif. Elle entame sa carrière en 1973 avec une pièce marquante, Cod on a Stick. Codco présente des sujets locaux un peu partout dans la province, et plus tard dans le reste de l'Amérique et en Angleterre. Elle aborde notamment l'exode rural, l'urbanisation, les idées préconçues sur les habitants de la province et la marchandisation de la culture.

Les membres de la troupe Codco, 1976
Les membres de la troupe Codco, 1976
Photographie publicitaire des membres de la troupe Codco pour leur pièce Laugh Your Guts Out With Total Strangers, 1976
Photographie de Pam Hall, reproduite avec la permission de Codco © 1976. Gracieuseté de la Division des archives et collections spéciales (Coll-178), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's T.-N.-L.

La télévision exploite aussi le filon de la renaissance culturelle. Les stations de la CBC de la province diffusent la populaire émission All Around the Circle de 1967 à 1979 dont les têtes d'affiche sont des musiciens et des artistes locaux. Il y a également télédiffusion de pièces humoristiques et dramatiques comme As Loved Our Fathers de Tom Cahill en 1976, et une série télévisée de six épisodes, The Root Cellar, en 1978, écrite et interprétée par Greg Malone et Mary Walsh de la troupe Codco.

Newfoundland Independent Filmmakers Cooperative (NIFCO)

En 1975, une coopérative de cinéastes, la Newfoundland Independent Filmmakers Cooperative (NIFCO), s'installe à St. John's. Son mandat consiste à prêter main-forte aux cinéastes locaux en mettant à leur disposition des services de mentorat, du matériel cinématographique (caméras, éclairage) et d'autres ressources utiles (p. ex. salles de montage). Sa première production d'importance, et le premier long métrage réalisé dans la province, est The Adventures of Faustus Bidgood. Scénarisée par Andy Jones et d'autres anciens de la troupe Codco, qui en sont aussi les vedettes, cette comédie raconte l'histoire d'un obscur fonctionnaire qui devient le premier dirigeant de la République populaire de Terre-Neuve. En raison de son minuscule budget, la production du film dure plus de 10 ans avant sa sortie en 1986.

Les répercussions culturelles

Ce renouveau culturel des décennies 1960 et 1970, que pilotent les artistes et les universitaires, rejaillit sur toutes les couches de la société de la province. Il déclenche aussi au Labrador une renaissance culturelle autochtone dans les années 1980. La diversité des manifestations artistiques confirme l'existence des traditions, de la musique, des dialectes, des croyances, des maximes et des histoires des habitants de la province. Elle inspire les jeunes artistes. Dans les années qui suivent, le secteur des arts continue de faire avancer la société et de propulser l'économie. Ces différentes formes artistiques approfondissent le passé et le patrimoine, et explore la place de la province dans le monde. Cette renaissance culturelle exerce encore aujourd'hui son influence sur plusieurs œuvres artistiques. Elle a permis à des artistes locaux d'être reconnus sur la scène nationale et internationale.

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