La politique du développement, 1897-1914

Lorsque la construction de la ligne principale du chemin de fer prend fin en 1897, cette voie ferroviaire traverse des territoires sous-peuplés ou inhabités et sauvages. Le gouvernement n'espère pas récupérer avant longtemps les sommes investies, car le taux de fréquentation est très faible. Dès 1903, il doit envisager de combler des pertes considérables. Jusqu'à cette année-là, l'entrepreneur engagé par le gouvernement pour sa construction en est également l'exploitant, R. G. Reid.

Les négociations avec R. G. Reid

Élu en 1897, le gouvernement conservateur de sir James Winter est bien au fait des problèmes financiers qui pèsent sur l'île. Sa crainte est que l'exploitation du chemin de fer représente une charge supplémentaire sur les finances publiques. Les négociations avec le constructeur R. G. Reid fournissent une solution à son problème. Le gouvernement Winter lui cédera le chemin de fer. Le gouvernement entend aussi se dessaisir de la cale sèche de St. John's et de ses services télégraphiques, en plus d'octroyer à Reid d'importantes concessions de terres (qui s'ajoutent aux terres que l'homme d'affaires possède déjà). Le gouvernement se libère ainsi du fardeau financier que représente l'exploitation ferroviaire. La responsabilité du développement économique des ressources naturelles revient donc à R. G. Reid.

Sir James Spearman Winter, s.d.
Sir James Spearman Winter, s.d.
Premier ministre de Terre-Neuve de 1897 à 1900
Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

La proposition

Présentée au cours de la session législative de 1898, la nouvelle entente négociée avec Reid provoque une dissidence au sein du Parti libéral dirigé par Robert Bond. Celui-ci soutient que l'entente s'apparente à une liquidation des ressources et des richesses du pays au profit d'un entrepreneur externe. Il déclare que R. G. Reid détiendra plus de pouvoir que le gouvernement et l'Assemblée législative réunis. Edward P. Morris, un député libéral influent représentant la circonscription St. John's West, affirme au contraire que cet accord sert au mieux les intérêts de la colonie. Selon lui, ce qui compte vraiment, ce sont les emplois et le développement économique et non pas à qui appartient la voie ferrée. Pour la première fois, le pouvoir législatif doit répondre à une question fondamentale : à quel moment des concessions motivées par la volonté de favoriser les investissements et de nouvelles avenues de développement économique se transforment-elles en liquidation ? À quel prix s'élève le développement économique ?

L'entente est approuvée en 1898 mais le gouvernement Winter s'effondre rapidement peu après. Sa défaite en chambre au début de l'année 1900 pousse le gouverneur McCallum à demander à Robert Bond de former un nouveau gouvernement. Ce dernier entend bien annuler l'accord. Il souhaite donc que le gouverneur procède à la dissolution de la session législative et déclenche une élection. S'il obtient la majorité des sièges, il sera en mesure de l'invalider. Le gouverneur exerce son droit de refus. Robert Bond est alors obligé de conclure un pacte avec Edward P. Morris pour la formation d'un gouvernement libéral majoritaire. Le compromis consenti aboutit à des modifications et non à l'abandon de l'entente.

Un nouvel accord est signé en 1901. Le gouvernement reprend possession du chemin de fer, des systèmes télégraphiques et d'un certain nombre de terres. En contrepartie, R. G. Reid reçoit une indemnisation financière et l'autorisation de mettre sur pied l'entreprise Reid Newfoundland Company. Robert Bond a peut-être réussi à refréner l'emprise de la famille Reid, mais cette dernière demeure au cœur de la vie politique et économique de la colonie jusque dans les années 1920.

Robert Bond et le développement économique

Le premier ministre Robert Bond vise en priorité deux objectifs de développement économique : d'abord la diversification du secteur de la pêche. Il veut étendre la capture à d'autres espèces de poisson, faciliter l'élaboration de nouvelles méthodes de transformation et d'emballage alimentaire, et trouver d'autres débouchés sur le marché américain pour le poisson de Terre-Neuve. Ensuite, il cible l'implantation d'entreprises de pâtes et papiers sur l'île afin de stimuler l'exploitation forestière.

Ces deux enjeux font généralement l'unanimité. Par contre, la réussite du premier exige la négociation d'un accord de réciprocité (de libre-échange) avec le gouvernement américain. L'échec de la négociation découle du protectionnisme du Sénat américain. L'entêtement de Robert Bond à poursuivre cette démarche suscite de plus en plus de protestations et entraîne la défaite de son gouvernement en 1909.

De même, en 1905, l'opposition réagit avec hostilité dès que sont connues les conditions de l'entente passée entre le gouvernement et l'entreprise Anglo-Newfoundland Development Corporation [ANDC], une filiale de l'importante société de presse britannique Harmsworth. Cette société envisage de construire une usine de papier journal à Grand Falls. L'utilité d'une usine ne fait pas de doute. Ce qui pose problème ce sont les concessions jugées trop généreuses. Les concessions de Robert Bond ressemblent aux conditions accordées à Reid en 1898. Pourtant, il s'y était fermement opposé.

En fait, Robert Bond se retrouve devant une alternative épineuse. Ou bien il concède à l'entreprise des baux de concession forestière étendus, des tarifs de location inférieurs et un régime d'imposition avantageux, ou la société Harmsworth pourrait choisir de s'implanter sur le continent. Il est peut-être le premier, mais il ne sera certainement pas le dernier des premiers ministres confrontés à un tel dilemme. Tout comme ceux qui occuperont son poste, il décide qu'une nouvelle industrie et les emplois qui s'y rattachent constituent un argument de poids en faveur des concessions.

Une fois approuvée, l'entente de Grand Falls assortie de quelques modifications, le gouvernement Bond paraphe un autre accord, cette fois avec la papetière britannique A. E. Reed pour la construction d'une usine de pâte à papier située à Bishop's Falls. L'île de Terre-Neuve peut désormais compter sur un troisième secteur économique après la pêche et l'exploitation minière. Cette dernière activité prend de l'ampleur avec l'ouverture de mines de fer sur l'île Bell dans les années 1890.

Des mineurs au travail dans une mine de fer de l'île Bell, vers 1895
Des mineurs au travail dans une mine de fer de l'île Bell, vers 1895
L'exploitation minière et forestière et la pêche constituent les principaux piliers économiques de l'île de Terre-Neuve au début du 20e siècle.
Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial, and Foreign Records, de D. W. Prowse, Eyre and Spottiswoode, Londres, 2e édition, 1896, p. 548. Tirage.

Le développement économique sous le gouvernement d'Edward Morris

L'ancien bras droit de Robert Bond, Edward Morris, le défait lors de l'élection de 1909. Ce dernier avait fondé deux ans auparavant un autre parti, le People's Party (Parti populaire). Sa vision du développement économique diffère peu de celle de Robert Bond, mis à part son parti pris évident pour l'entreprise Reid Newfoundland Company. La construction de tronçons ferroviaires qui seront déficitaires est portée par une politique prioritaire davantage guidée par des motifs plus politiques qu'économiques. Au cours de ces années, une vague spéculative sur les terrains forestiers exploitables déferle sur le Labrador et l'île, mais ne se concrétise pas sous la forme d'emplois. La réforme et le développement du secteur de la pêche préoccupent Edward Morris, mais celui-ci se révèle incapable d'atteindre l'équilibre entre les besoins et les exigences de la Chambre de commerce (ayant joué un rôle important dans sa fondation en 1909) et le nouveau et très engagé Fishermen's Protective Union (syndicat des pêcheurs). En conséquence, là aussi, rien ne progresse.

En 1914, contrairement au milieu du 19e siècle, l'économie terre-neuvienne est diversifiée. Les gouvernements de la colonie y ont consacré de grands efforts, malgré les lourdes dépenses engagées (partie intégrante de la dette publique) et l'aliénation des ressources naturelles sans en retirer un rendement financier suffisant. Les résidents ne sont pas moins fiers de leurs accomplissements, même si tous reconnaissent que le plein potentiel de Terre-Neuve et du Labrador est loin d'être atteint.

Une critique des plans de mise en valeur économique

Les historiens ont discuté des raisons de cette situation. Certains ont mis l'accent sur l'importance que revêtaient les ressources naturelles et leur emplacement géographique, de la production en grande quantité de produits de base vendus à bas prix et de l'éloignement des marchés d'importation et d'exportation. De faibles marges de profit, des coûts élevés et un marché intérieur restreint ont nui à la diversification de l'économie et au maintien de la prospérité. Examinée sous cet angle, il semble évident que les gouvernements avaient souvent les mains liées.

Pour d'autres par contre, le problème s'amorce avec les fervents partisans du chemin de fer à la fin du 19e siècle. William Whiteway, Robert Bond et tous les autres n'auraient pas dû se concentrer sur les ressources de l'arrière-pays de l'île et investir des millions sur le chemin de fer. Ils auraient plutôt dû exploiter les forces maritimes des insulaires tels la pêche, la marine marchande et la construction navale, ainsi que l'aménagement rural. Cette approche aurait amené une stabilité économique et politique. Le succès reposait toutefois sur la collaboration pleine et entière de la classe marchande, non exempte de reproches, avec le gouvernement colonial. Une collaboration qu'elle a souvent refusée.

Peu importe ces prises de position divergentes, les gouvernements d'avant 1914 agissent souvent de bonne foi. Ils embrassent les idées en vogue à l'époque. Ils ont tenté d'améliorer les conditions de vie dans la colonie et de freiner l'émigration des habitants. Ils y sont parfois parvenus.

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