Le grand feu de 1846

Le 9 juin 1846, un feu éclate dans un atelier d'ébénisterie de la rue George au centre-ville de St. John's. Le temps sec et des vents forts attisent le feu qui se propage aux autres quartiers de la ville, nourri par des maisons en bois tassées les unes contre les autres. Les nombreuses cuves d'huile de phoque entreposées chez les marchands riverains l'alimentent aussi en carburant. Lorsque tombe la nuit, le bilan s'élève à 2000 bâtiments détruits et 12 000 habitants sans toit. Les dégâts sont évalués à £888,356. C'est le deuxième grand feu qui rase la ville de St. John's au 19e siècle. Le premier est survenu en 1817, et le troisième la ravagera en 1892.

Le risque d'incendie qu'est St. John's

Bien avant 1846, tant dans la colonie qu'en Grande-Bretagne, les représentants du gouvernement et les assureurs savent que St. John's est à risque d'incendie. Des habitations et des édifices commerciaux bordent les étroites rues qui forment le centre-ville. Les locaux des marchands s'entassent sur le front de mer. La plupart des bâtiments sont en bois et les zones de protection sont rares. Le 25 octobre 1845, J. J. Broomfield, un agent de la société d'assurance londonienne Phoenix Fire Insurance, avoue son inquiétude lors de la tournée qu'il effectue en Amérique du Nord. Son entreprise assure en effet plus de la moitié des édifices de St. John's. J. J. Broomfield observe : « En général l'aménagement de la ville de St. John's, Terre-Neuve, est le plus déficient parmi toutes les villes visitées depuis mon départ de l'Angleterre. La largeur des rues varie énormément, particulièrement la rue Water qui passe d'un tronçon de 18 m à un tronçon de 12 m. L'explication en est la Water Street Rebuilding Act, une loi de reconstruction des bâtiments sur la rue Water, promulguée en 1839. Cette dernière décrète la démolition des bâtiments dès la fin de leur bail et l'interdiction de les reconstruire à moins de 18 m des bâtiments en vis-à-vis. À terme et à l'expiration des baux de tous les bâtiments en bois, la rue Water aura une largeur de 18 m sur toute sa longueur. Cette loi exige également que tous les bâtiments dont la façade donne sur la rue soient en brique ou en pierre avec toit en ardoise. Ce sera une grande amélioration » [traduction libre](citation originale tirée de The Oldest City: The Story of St. John's Newfoundland, de Paul O'Neill, 2003, p. 455-456).

St. John's, 1831
St. John's, 1831
Avant même l'incendie catastrophique de 1846, les représentants du gouvernement et les assureurs connaissent le risque d'incendie que présente St. John's.
Aquarelle de William H. Eagar, « The Town and Harbour of St. John's. » Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (No acc. 1989-520-6).

Le déclenchement de l'incendie

Toutefois, avant la mise en application intégrale de ces exigences, un feu se déclare le mardi 9 juin 1846 vers 8 h 30. La cause en est un pot de colle chauffé sur un poêle au gaz dans l'atelier d'ébénisterie Hamlin, situé à l'angle de la rue George et du chemin Queen's. La colle déborde et prend feu. Les flammes embrasent bientôt la maison en bois et se répandent aux bâtiments adjacents et aux rues avoisinantes. Le temps est sec et venteux. Les pompiers arrivent 20 minutes plus tard, mais ils ne peuvent déjà plus éteindre cet incendie avec les réserves d'eau dont ils disposent.

L'incendie se propage sur le chemin Queen's et s'étend rapidement au quartier des affaires dans les rues Duckworth et Water. Il se déploie à l'est et à l'ouest et se déplace aussi vers le nord en suivant la rue King. Il dévore les maisons, les commerces et la majorité des édifices publics. Les malfaiteurs dévalisent les bâtiments abandonnés. Les citoyens en panique s'enfuient en emportant tous les biens personnels qu'ils peuvent transporter. Un homme s'effondre dans la rue et meurt.

Une carte de St. John's qui montre l'ampleur du grand feu de 1846
Une carte de St. John's qui montre l'ampleur du grand feu de 1846
Tiré de Newfoundland and Quebec, Copies or Extracts of Correspondence between the Secretary of State and the Governor of Newfoundland on the Subject of the Fire at Saint John's and the Measures Adopted for the Relief of the Sufferers: Also between the Secretary of State for the Home Department and the Committee for Raising Subscriptions for the Relief of the Distress Occasioned by the Same Fire; and Also, Similar Returns Relative to the Fire at Quebec, de George Brown Goode. Londres, impression demandée le 29 mars 1847. Tirage.

Le gouverneur sir John Harvey ordonne aux pompiers et aux soldats de retarder la propagation de l'incendie du côté sud de la rue Water en faisant sauter une maison en bois avec de la poudre noire pour qu'elle joue le rôle de pare-feu. L'explosion tue un artilleur et disperse les braises des bâtiments en feu sur les édifices voisins. Certaines atterrissent dans les cuves remplies d'huile de phoque entreposées dans l'établissement des frères Bowring qui s'enflamment. La chasse au phoque avait été fructueuse ce printemps-là. Les hangars des marchands débordent de cuves. Quelques-unes déversent leur contenu dans les eaux du port qui prend feu. De nombreux quais et bateaux flambent. Le feu poursuit son chemin jusqu'à Riverhead à l'ouest (à l'endroit où la rivière Waterford se jette dans le port) et aux vigneaux du quartier Battery dans l'est.

Alors que s'éteint l'incendie le lendemain matin, les trois quarts de la ville sont réduits en cendres. Environ 2000 habitations et édifices n'existent plus. Parmi eux, la cathédrale anglicane, le bureau des douanes, le palais de justice (un prisonnier est mort dans sa cellule), le théâtre Amateur, des établissements scolaires et des églises. Les deux banques de la ville, ainsi que l'édifice qui abrite la trésorerie, ont également passé au feu. Toutefois, la monnaie avait été préalablement transportée à Government House, la résidence du gouverneur, qui a été épargnée par les flammes. Des quelque 60 établissements de marchands du centre-ville, seule l'entreprise Newman and Company est encore intacte, car située à l'extrémité ouest de la rue Water, à l'extérieur du périmètre de l'incendie. Les dommages matériels atteignent £888,356, mais les compagnies d'assurance ne verseront finalement que £195,000. Trois personnes ont succombé dans l'incendie et environ 12 000 des 20 491 habitants de la ville se retrouvent à la rue.

La réaction du gouvernement

Dans l'immédiat, il s'agit de répondre aux urgents besoins de nourriture et d'hébergement des victimes. Le gouverneur Harvey affrète deux bateaux pour rapporter du ravitaillement de Halifax et de New York. Il interdit l'exportation de biens à l'extérieur de St. John's. L'armée dresse des tentes sur le terrain du Colonial Building et dans des champs autour de la ville. Les bâtiments qui n'ont pas brûlé se transforment aussi en refuges, notamment l'Orphan Asylum School [école pour jeunes enfants] situé sur le chemin Queen's, la chapelle catholique sur la rue Henry et l'édifice Native Hall situé à l'emplacement actuel du parc Bannerman. Un temps doux soulage un peu les souffrances. En moins de deux semaines, les citoyens et les propriétaires érigent des abris temporaires près de Fort Townshend. D'autres maisons en bois sont également construites entre la rue Water et le chemin Queen's.

Dans le but de coordonner l'aide aux sinistrés, l'Assemblée législative établit un comité de secours lors d'une séance d'urgence convoquée le 16 juin. Ce comité est non seulement responsable de la distribution de nourriture, de vêtements et d'autres articles, mais il doit aussi prêter main-forte dans la reconstruction des habitations. Il paie également les frais de voyage des personnes qui désirent quitter l'île. Environ 500 choisissent de s'installer à Halifax, à l'Île-du-Prince-Édouard et à Boston. Le comité gère les dons en espèces (qui atteindront £100,000) et s'occupe de distribuer la nourriture et d'autres provisions expédiées de Grande-Bretagne, des autres colonies de l'Amérique du Nord britannique et des États-Unis.

À la suite de cet incendie, le gouvernement procède à la réorganisation des corps de pompiers de la ville. Une loi relative aux brigades de pompiers de St. John's (la St. John's Fire Companies Act) avait été votée en 1833. Elle stipulait la mise sur pied de quatre corps de pompiers avec enrôlement obligatoire. Par contre, elle ne prévoyait nullement un mode de financement adéquat ou des sanctions contre les personnes refusant de servir dans les brigades. En conséquence, ces dernières manquaient cruellement d'effectifs et d'équipement. En 1846, le gouvernement les remplace par des brigades de pompiers volontaires associées à des confessions religieuses ou à des entreprises commerciales. Ainsi, les citoyens protestants et catholiques entretiennent respectivement les brigades Phoenix et Cathedral. L'entreprise St. John's Water possède sa propre brigade de pompiers. Contrairement aux brigades avec enrôlement obligatoire, ces brigades de pompiers volontaires peuvent compter sur un nombre suffisant d'effectifs et un meilleur financement.

Le gouvernement de l'île veut rebâtir St. John's en y apportant des améliorations. L'arpenteur en chef recommande le quadrillage des rues et leur élargissement à 21 m. Ces modifications se révèlent trop couteuses pour la colonie. En fin de compte, les rues Duckworth et Water sont refaites droites et d'une largeur de 18 m. On intègre également 11 nouvelles zones de protection. Ne sont permis que les bâtiments en brique ou en pierre dans les rues Water et du côté sud de la rue Duckworth. Par contre, cette restriction ne s'applique pas aux habitations et remises hâtivement reconstruites en bois après le feu. En 1851 toutefois, celles-ci sont démolies. À cette époque, la ville est déjà complètement remise à neuf, même si certaines mesures préventives, formulées au départ par l'arpenteur en chef, ont toutefois été omises.

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