La fin de l'administration de la marine

La colonie de Terre-Neuve et du Labrador connaît de grands bouleversements socio-économiques vers la fin du 18e siècle et le début du 19e siècle. Ceux-ci déclenchent un mouvement de réforme politique qui entraînera la fin de l'administration de la marine. Entre les années 1790 et 1815, le nombre d'habitants quadruple et la pêche insulaire des résidents supplante la pêche migratoire (saisonnière). L'expansion de la population amène l'ouverture d'établissements scolaires et d'un hôpital public, la publication de journaux, la formation d'organismes politiques et la prestation de bien d'autres services qui répondent aux besoins des habitants. Pourtant, la colonie ne dispose pas d'une assemblée législative. Ce sont des gouverneurs nommés par la Grande-Bretagne au nom de la Couronne qui sont chargés de son administration.

Navires militaires à St. John's, 1786
Navires militaires à St. John's, 1786
Tiré du journal de bord du H.M.S. Pegasus, 1786. Aquarelle de James S. Meres. Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (C-002539), Ottawa, Ontario.

Pour certains citoyens, ce type de gouvernement n'a plus sa pertinence. Ils demandent un gouvernement représentatif, c'est-à-dire l'élection de candidats par des citoyens admissibles à voter. Ce mouvement s'amplifie au début du 19e siècle lorsque des décisions judiciaires contre deux pêcheurs locaux suscitent la grogne populaire. La population est mécontente de l'administration de la justice instituée par les gouverneurs de la marine. La presse locale et des citoyens bien en vue réclament rapidement une réforme politique. La Grande-Bretagne cède à la pression grandissante et procède à une refonte du système judiciaire en 1824. Elle nomme un gouverneur civil en 1825, et met ainsi fin à 95 ans d'administration de la marine. Elle accorde aussi à la colonie la représentativité électorale en 1832 et met en place une législature locale.

Une société en mouvement

La colonie se transforme tant d'un point de vue économique que social dès le début du 19e siècle. La guerre qui sévit entre nations européennes annonce la fin de la pêche migratoire, mais favorise la progression rapide de la pêche insulaire. La colonie détient ainsi le monopole du commerce international du poisson et le prix de la morue monte en flèche en raison des conflits en Europe. Cette conjoncture produit un boom économique qui séduit des milliers d'immigrants vers l'île. Sa population passe alors de 11 382 en 1797 à 40 568 en 1815.

Devenue prospère, la colonie s'offre de nouvelles institutions et de nouveaux services pour satisfaire aux besoins et aux demandes d'une société en évolution. Des établissements scolaires ouvrent leurs portes, les soins de santé se répandent et les confessions religieuses se font plus actives. Au cours des années 1820, les habitants peuvent compter sur un service postal et, dans les plus importantes localités de l'île, assister à des représentations théâtrales montées par des troupes locales.

Toujours à cette époque, divers organismes politiques voient le jour, parmi les plus influents la Society of Merchants et la Benevolent Irish Society. Les premiers journaux sont publiés dont la Royal Gazette, le Public Ledger et le Mercantile Journal en sont les plus importants. Ils amorcent un mouvement de réforme politique. En effet, les citoyens peuvent désormais examiner, commenter et juger les politiques et le fonctionnement du gouvernement.

Le Public Ledger
Le Public Ledger
Avec la permission de la bibliothèque provinciale de références et de ressources A. C. Hunter, St. John's, T.-N.-L.

Avec la croissance et la diversification de la population et sous l'impulsion économique de la pêche insulaire, des citoyens constatent que le type de gouvernement que représente l'administration de la marine ne correspond plus aux exigences des habitants. Ils soutiennent que la population doit pouvoir élire ses représentants et non laisser à la Grande-Bretagne le soin de nommer un gouverneur. Ce mouvement de réforme prend de l'ampleur en 1811 lorsque le gouvernement britannique adopte une loi mettant fin à l'usage public gratuit des installations de pêche à St. John's. De nombreux citadins acceptent mal l'imposition de droits de location, car non seulement n'ont-ils pas été consultés à ce sujet, mais ils n'ont pas leur mot à dire sur la façon dont l'argent recueilli est dépensé.

Certains préconisent l'élection d'une assemblée représentative ayant droit de regard sur l'administration gouvernementale. Parmi ces citoyens concernés se retrouve le médecin d'origine écossaise William Carson, venu s'installer à Terre-Neuve au début du 19e siècle. En janvier 1812, celui-ci publie le premier dépliant de propagande politique de l'île. Il y dénonce le caractère abusif de l'administration de la marine. Il déclare qu'on ne peut attendre d'un commandant de la marine habitué à se faire obéir qu'il accepte la moindre contestation à sa volonté, que ses ordres soient ou non arbitraires. Le Dr Carson publie un deuxième dépliant en 1813 incitant à la nomination d'un gouverneur local et à la constitution d'un sénat et d'une Chambre d'assemblée.

Silhouette de William Carson, s.d.
Silhouette de William Carson, s.d.
Le Dr William Carson publie le premier dépliant de propagande politique de Terre-Neuve et du Labrador en janvier 1812. Il y déclare que l'administration de la marine agit de façon injuste et tyrannique.
Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial, and Foreign Records, de D.W. Prowse, Eyre and Spottiswoode, London, 1re éd., 1896, p. 395. Tirage.

Le ralentissement économique qui suit la fin des guerres napoléoniennes accentue la pression pour une réforme politique. Après 1815, la France et ses ennemis d'autrefois reprennent en main le commerce du poisson. La concurrence et une chute des prix font alors fondre les revenus de la colonie. La pauvreté frappe la population, et même les établissements marchands connaissent de graves difficultés. Les hivers de 1815 à 1817 sont très rudes et aggravent les conditions de vie des habitants. Les incendies qui ravagent St. John's à l'hiver 1817 laissent des milliers de personnes sans toit. Au printemps, les chasseurs de phoques sont incapables de prendre la mer en raison des conditions de glace dangereuses. Des familles déjà appauvries sont alors privées d'un revenu indispensable.

La pauvreté rampante, la faim et la misère nourrissent le mécontentement populaire. Des commerces sont pillés. Les difficultés économiques poussent des marchands et d'éminents citoyens à réclamer une réforme politique. Plusieurs revendiquent un gouvernement permanent habilité à légiférer. La Grande-Bretagne réplique en insistant que le gouverneur de la marine doit dorénavant habiter l'île à longueur d'année. Par contre, toutes les autres prérogatives de son mandat restent intactes.

Le cas Lundrigan-Butler

Le mouvement pour une réforme politique s'intensifie les années suivantes lorsque deux arrêts du tribunal sèment la controverse et renforcent les appels à une refonte complète du système judiciaire. En 1820, des juges subrogés (également appelés auxiliaires) accusent d'outrage au tribunal des pêcheurs locaux, James Lundrigan et Philip Butler, et les condamnent à être fouettés publiquement. Les deux hommes, bien qu'assignés à comparaître pour dettes envers des marchands, ne se sont pas présentés en cour. Les juges ordonnent également leur expulsion de leur logis avec femmes et enfants.

Pour de nombreux citoyens, ces punitions vont trop loin. Ils redoutent que les tribunaux subrogés, en activité depuis les années 1730, ne cadrent plus avec l'évolution de la société coloniale. Dans le système d'administration de la colonie, le gouvernement britannique nomme le gouverneur, et celui-ci peut ensuite choisir les juges qui instruisent les affaires de nature pénale et civile dans les villages côtiers. Ces juges sont souvent des officiers de la marine royale, des marchands ou des citoyens plus instruits qui ne possèdent pas vraiment de formation en droit.

L'affaire Lundrigan-Butler déclenche un mouvement de refonte du système judiciaire qui s'allie aux revendications d'une réforme politique. Ses partisans exigent la constitution de tribunaux civils, des juges dûment formés et un pouvoir législatif local. Ils soutiennent que ces réformes vont éliminer les lois obsolètes, favoriser des sentences plus appropriées pour des délits mineurs et permettre la participation de la population à la gouvernance de la colonie.

La Loi sur les tribunaux judiciaires de 1824

Les adeptes de la réforme tiennent des assemblées publiques. Les appuis à leur cause se multiplient et proviennent de différentes couches sociales et confessions religieuses. Ils envoient une pétition au gouvernement britannique en 1821. Elle est présentée à la Chambre des communes en mai de la même année. La Grande-Bretagne ne s'empresse pas d'accorder à la colonie son propre pouvoir législatif, mais elle adopte en 1824 la Loi sur les tribunaux judiciaires qui abolit les tribunaux subrogés. Le gouvernement britannique accorde également à la colonie une charte autorisant l'adoption de règlements municipaux. Les réformateurs savourent cette victoire.

Sir Thomas Cochrane (1789-1872)
Sir Thomas Cochrane (1789-1872)
Sir Thomas Cochrane devient le premier gouverneur civil de Terre-Neuve et du Labrador en 1825. Il occupe ses fonctions jusqu'en 1834.
Artiste inconnu. Autorisé sous licence dans le domaine public par Wikimedia Commons

L'année suivante, le gouvernement britannique confère officiellement le statut de colonie à Terre-Neuve et au Labrador et nomme sir Thomas Cochrane premier gouverneur civil. Si elle met un terme à 95 ans d'administration de la marine, la nomination de ce dernier ne donne pas à la colonie sa propre assemblée législative. Les partisans de la réforme poursuivent leur démarche. En 1832, la Grande-Bretagne concède enfin à Terre-Neuve et au Labrador la constitution d'un gouvernement représentatif. C'est la première fois dans l'histoire de la colonie que ses habitants peuvent élire les représentants d'une assemblée locale.

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