ERCO et Long Harbour

Electric Reduction Company of Canada Industries Limited (ERCO) aura été une des industries que le gouvernement Smallwood a réussi à attirer dans la province en offrant son électricité à rabais. Depuis 1897, cette compagnie de Buckingham (Québec) manufacturait du phosphore élémentaire pour les fabriques d'allumettes nord-américaines. Le phosphore, présent dans les roches phosphatées inorganiques et dans toutes les cellules vivantes, entre dans la composition de nombreux produits usuels (aliments, détergents, aliments pour animaux et engrais).

L'usine de phosphore d'ERCO, vers 1974
L'usine de phosphore d'ERCO, vers 1974
Avec la permission de Martha (Lake) Sanger ©1974. Tiré de The Long Harbour Phosphorus Plant: Pollution of the Physical Environment, de Martha Lake (étude inédite, Memorial University of Newfoundland, 1974).

En 1901, ERCO est devenue une filiale d'Albright and Wilson Ltd., une multinationale anglaise de l'industrie chimique, qui sera éventuellement achetée en 1978 par Tenneco, une compagnie de Houston. ERCO était le seul producteur de phosphore élémentaire et de phosphates industriels au Canada.

ERCO et Terre-Neuve

En 1965, le gouvernement provincial lançait une campagne de séduction dans les journaux de sept pays pour intéresser les entreprises étrangères aux atouts de Terre-Neuve : les messages mettaient en valeur son emplacement idéal sur les routes maritimes entre l'Amérique du Nord et l'Europe, ses ports libres de glace et, tout particulièrement, son hydroélectricité à faible coût. L'une de ces annonces a retenu l'attention d'Albright and Wilson, qui était en quête d'un endroit où produire son phosphore à meilleur prix qu'en Angleterre ou au Québec, site de son usine de phosphore en Amérique du Nord.

L'électricité à rabais serait le facteur décisif. La production de phosphore exige d'énormes dépenses en électricité – près du tiers du coût du produit. À un certain moment, ERCO utilisait 14 p. 100 de l'électricité dans l'île, l'équivalent de la consommation annuelle de St. John's. Le phosphore élémentaire est obtenu dans des fours électriques qui chauffent à 1450o C un mélange de roche phosphatée, de sable et de coke. Le monoxyde de carbone produit est parfois utilisé comme carburant. En Angleterre, le prix de l'électricité était lié aux coûts volatils et inflationnistes du charbon, du pétrole et de l'énergie atomique. L'hydroélectricité était la solution idéale et c'est précisément ce que le gouvernement Smallwood avait à offrir : des contrats à long terme de fourniture d'hydroélectricité à prix fixes. En juillet 1965, Smallwood était personnellement en contact avec Albright and Wilson. En mai de l'année suivante, la compagnie signait un contrat avec la Newfoundland Power Commission, qui verrait ERCO payer son électricité durant 25 ans à un taux par mille de 2,5 le kilowatt-heure (un quart de cent par kWh), soit la moitié du coût effectif.

D'autres facteurs ont amené ERCO à s'installer dans l'île de Terre-Neuve. L'endroit était idéal pour expédier du phosphore vers l'Angleterre, et Long Harbour bénéficiait d'un port en eau profonde et libre de glace toute l'année. De plus, il y avait un gisement de silice, un des ingrédients de la production du phosphore, dans la localité proche de Dunville. L'électricité à rabais n'est d'ailleurs pas le seul encouragement offert à ERCO par le gouvernement provincial : de 1968 à 1972, la compagnie a reçu plus de 10 millions de dollars en subventions à la consommation d'électricité; le même gouvernement lui a accordé une émission d'obligations de 15 millions de dollars, et s'est engagé à contribuer à la construction des infrastructures (routes, conduits d'eau, habitations). De son côté, le gouvernement fédéral a fourni une subvention de cinq millions de dollars à la compagnie, veillé à la construction d'un quai et fourni deux millions de dollars pour l'aménagement d'une route entre Long Harbour et l'usine. La production de silice, par la Dunville Mining Company, était aussi fortement subventionnée, au taux de 10 cents la tonne; en comparaison, la silice se vendait 4,30 $ la tonne aux États-Unis à cette époque.

Construction

Entamée le 1er août 1966 après la levée de la première pelletée de terre par Smallwood, la construction de l'usine a donné de l'emploi à quelque 1300 personnes au plus fort des travaux. Smallwood avait tenu à stipuler que 90 p. 100 des travailleurs devaient être des Terre-Neuviens. Les ingénieurs et les gestionnaires étaient embauchés ailleurs dans le monde. L'usine a été complétée en 1968, à un coût total de 40 millions de dollars.

Ce coût inclut deux navires spécialisés, payés quatre millions chacun, pour transporter le phosphore liquéfié. Construits et lancés en Angleterre, l'Albright Explorer et l'Albright Pioneer étaient les premiers de leur type; ils transportaient 5000 tonnes de phosphore dans leurs quatre cuves de 1250 tonnes doublées de chemises d'eau chauffées à l'électricité qui maintenaient le phosphore à l'état liquide pour en faciliter le pompage. Hautement inflammable en présence de l'air, le phosphore était aussi maintenu dans un gaz inerte et immergé sous de l'eau.

Production

En décembre 1968, alimentée en électricité depuis Bay d'Espoir, l'usine est entrée en production. Elle était équipée de deux fours de 60 MW, parmi les plus gros au monde, conçus pour produire 180 tonnes de phosphore par jour. Le processus utilisait de la roche phosphatée de Floride, du coke américain et canadien et de la silice de Dunville. Le phosphore liquide était ensuite pompé dans les navires pour traverser l'Atlantique jusqu'à Portishead, près de Bristol. La première cargaison a été acheminée en mars 1969. Après l'ouverture de l'usine terre-neuvienne, Albright and Wilson a fermé ses fours à phosphore d'Angleterre, n'utilisant leurs installations qu'à des fins de déchargement et de stockage du phosphore expédié d'Amérique du Nord.

La crise des harengs rouges

L'usine d'ERCO à Long Harbour a connu des difficultés dès son ouverture. À peine quelques mois après sa mise en production, divers problèmes environnementaux et sanitaires sont apparus. Au début de 1969, les pêcheurs de la baie Placentia ont signalé des mortalités de poissons, en particulier de harengs, mais aussi de morues et de homards, entraînant la fermeture de la pêche et de l'usine. Dans la foulée de ce qu'on qualifierait de « crise des harengs rouges », l'usine d'ERCO a interrompu ses opérations volontairement le 2 mai 1969, et la pêche dans la baie Placentia a été fermée le 4 mai suivant par Jack Davis, ministre fédéral des Pêches. Durant cette période de fermeture et d'enquêtes publiques, ERCO a perdu 52 000 $ par jour. Les enquêtes ont révélé que des effluents et des déchets non traités de l'usine étaient à blâmer pour cet épisode de pollution. Chez les harengs, l'intoxication entraînait des hémorragies internes qui leur donnaient une teinte rouge. Quant aux morues, elles étaient affligées d'une forme de méningite qui les désorientait et les tuait.

Pour contenir les dommages, ERCO a mis en place un système de prévention de la pollution d'un million de dollars et nettoyé à la drague suceuse le fond de l'océan à Long Harbour. Après six mois d'inactivité pour l'installation des épurateurs d'eau, l'usine pourrait désormais fonctionner en un système virtuellement clos, ne libérant aucune décharge toxique dans l'océan. Le 16 juin 1969, la pêche était à nouveau permise dans la baie Placentia. La fermeture d'un mois et demi avait affecté 400 pêcheurs, compensés par Ottawa à 80 p. 100 de leur revenu normal. Éventuellement, ERCO devrait aussi leur verser 300 000 $ en compensation.

Autres préoccupations environnementales et sanitaires

La « crise des harengs rouges » n'aura été que le premier des problèmes de pollution d'ERCO à Long Harbour. En dépit des prétentions d'ERCO à l'effet qu'il adhérait aux directives environnementales les plus strictes au Canada, la pollution de l'air posait aussi divers problèmes. Le fluorure dégagé par les cheminées de l'usine causait de graves dommages à la végétation; la flore de la région ne se rétablirait qu'en 1976, après qu'ERCO ait vu à l'installation d'épurateurs additionnels. La fine poussière de coke était aussi une source d'irritation constante pour les habitants de la région, qui blâmaient aussi ERCO pour la prolifération de mousses sur les toits, les fenêtres et les revêtements de leurs maisons. Un diplômé en lichénologie embauché par ERCO allait conclure que ces mousses étaient d'une espèce locale commune, qui n'avait rien à voir avec l'usine. Toutefois, la fumée dégagée par ses cheminées causerait d'autres dommages à l'environnement : on a capturé aux environs des lièvres d'Amérique et des orignaux difformes, et mesuré un taux élevé de fluorure dans les os des lièvres.

On s'est aussi inquiété pour la santé humaine. Avant 1978, ERCO vendait des scories produites par le processus de fusion du phosphore à une entreprise locale, qui en faisait des parquets pour les sous-sols. Or, ces scories étaient contaminées à l'uranium et au thorium, métaux qui engendrent des émanations de radon, un gaz cancérigène particulièrement toxique en milieu clos. ERCO a donc dû payer pour l'enlèvement de tous ces matériaux. Dans une étude des effets du phosphore sur les travailleurs d'usine, le chef du service médical de la province a estimé qu'environ 15 p. 100 des travailleurs incapacités souffraient de fluorose, une maladie causant des problèmes musculaires, des douleurs articulaires et des maux d'estomac. Plus tard, il a été déterminé qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter du taux de cancer dans la région de la baie Placentia, jugé comparable au taux observé dans la province.

Subventions à la consommation d'électricité

Le coût modique de l'électricité est l'une des grandes raisons qui avaient incité ERCO à établir une usine à Terre-Neuve. Le gouvernement de la province avait signé avec ERCO un contrat à long terme d'approvisionnement en électricité à taux fixe, ce qui supposait que la province absorberait tous les frais liés à l'augmentation du coût de la production de l'électricité. En 1980, excédé, le ministre des Finances de la province a déploré publiquement que les 18 millions de dollars par an de subventions à la consommation payés à ERCO et aux deux compagnies papetières étaient trop élevés. Il a mis ERCO en demeure de partager de façon plus raisonnable ces coûts avec la province, ou de payer davantage pour son électricité. ERCO ayant choisi cette dernière alternative, le contrat renégocié à l'automne 1980 allait prévoir une hausse du coût de l'électricité à un taux par mille de 8,0 le kilowatt-heure (environ trois-quarts de cent par kWh) et son augmentation annuelle jusqu'à un taux par mille de 32,0 le kilowatt-heure (3,2 cents par kWh) en 1993.

Exploitation ultérieure

En 1981, au plus fort de sa production, l'usine de Long Harbour employait près de 500 travailleurs. En mai 1986, ERCO a mis à pied 80 employés permanents pour réduire ses dépenses, invoquant une contraction du marché international et des prix trop faibles. Malgré tout, l'entreprise annonçait en 1987 son intention de consacrer 34 millions de dollars sur quatre ans à la modernisation et à l'expansion de l'usine, de manière à gonfler la production du tiers, à porter la valeur de ses exportations de 55 à 73 millions de dollars et à fournir plusieurs années d'emploi à 240 travailleurs de la construction. Ces progrès assureraient la domination du Canada sur le marché mondial du phosphore, le produit chimique le plus exporté par le Canada à l'époque.

Fermeture

Deux ans plus tard, au début de 1989, ERCO publiait son intention de fermer l'usine de Long Harbour, prétextant que son exploitation n'était plus rentable. La découverte d'un nouveau procédé permettait une réduction de 20 à 30 p. 100 du coût de production de l'acide phosphorique et d'autres dérivés du phosphore. Le Syndicat canadien des métallurgistes unis d'Amérique, qui rassemblait 240 travailleurs de la production, n'a pas voulu croire aux explications officielles de la compagnie. Alors que le carnet de commandes de Long Harbour était presque rempli, le syndicat a demandé à savoir pourquoi l'usine de la région montréalaise, plus petite et moins efficace, n'était pas plutôt fermée. Certaines personnes ont spéculé que des intérêts politiques étaient en jeu, l'appareil fédéral étant fortement dépendant du soutien du Québec. Quel qu'en ait été le motif, cet arrêt a eu un impact brutal sur l'économie de la baie Placentia, la région perdant 290 emplois et quatre millions de dollars de retombées annuelles.

Pendant de nombreuses années après la fermeture, les résidants se sont inquiétés des dommages résiduels à l'environnement. En 1993, la compagnie a déclaré avoir dépensé 29 millions de dollars pour nettoyer le site; ceci dit, ce montant comprenait les indemnités de départ, les coûts liés à la fermeture, les pensions de retraite, ainsi que les frais juridiques et les honoraires d'expertise.

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