La désastreuse chasse au phoque de 1914

Au tournant du siècle, la chasse au phoque, qui a lieu au printemps, est une activité potentiellement fort lucrative, mais qui présente aussi les plus grands risques. Cette chasse est plus hasardeuse que toutes les formes de pêche insulaire qui se déroulent à Terre-Neuve et au Labrador à cette époque. Chaque année, les navires-phoquiers doivent se faufiler au large du littoral septentrional de Terre-Neuve parmi de larges plaques de glace flottantes susceptibles d'emprisonner les navires et d'en broyer la coque, et ce, sous la constante menace de blizzards. Entre 1906 et 1914, cinq navires à vapeur sont perdus en mer. La flotte de navires-phoquiers est dorénavant réduite à 20. Nulle autre pêcherie n'oserait voir ses bateaux s'aventurer dans ces eaux.

Le 'SS Newfoundland', s.d.
Le SS Newfoundland, s.d.
Le SS Newfoundland, un navire-phoquier en bois, quitte le port de St. John's en mars 1914 en direction de l'Atlantique Nord et sa mer de glace flottante.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 115 16.04.099), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

D'autres périls attendent les hommes qui mettent le pied sur ces plaques de glace. Sans provisions suffisantes de nourriture, sans abri et sans vêtements appropriés contre de subites bourrasques, ils restent parfois jusqu'à 12 heures sur la glace. La difficulté de ces navires à naviguer dans ce champ de glace force souvent les hommes à parcourir des kilomètres à pied avant d'apercevoir leurs premiers phoques. La détérioration brutale des conditions météorologiques dans l'Atlantique Nord les contraint aussi à revenir au navire, aveuglés par de violentes rafales de neige et guidés seulement par le sifflet du navire.

Si les capitaines des autres navires-phoquiers n'hésitent jamais à porter secours, ils ignorent souvent si les autres équipages sont en danger en raison des vastes distances qui les séparent. Au début du 19e siècle, la flotte de navires-phoquiers s'élève à plus de 400, mais dès l'arrivée des grands bateaux à vapeur et de leur imposant équipage vers la fin du siècle, leur nombre chute. Tenus de se disperser pour couvrir un plus large territoire de glace, peu d'entre eux sont équipés d'un appareil de communication sans fil. Ce dispositif de communication coûteux que n'oblige aucune loi est jugé non essentiel par les armateurs.

L'erreur humaine ou l'inattention multiplie immanquablement les risques associés à la chasse au phoque. Les décès et les accidents sont nombreux. En 1914 survient le plus terrible des coups du sort : deux drames où périssent 251 hommes. Cette catastrophe touche le SS Newfoundland et le SS Southern Cross. Elle s'imprime dans la conscience populaire et pousse finalement le gouvernement à en modifier la réglementation.

Le SS Newfoundland

Le nombre de morts sur le SS Newfoundland est peut-être inférieur à celui du SS Southern Cross, mais le compte rendu bouleversant de ce drame déclenche une vive émotion dans la population. Pendant deux jours, 132 hommes sont bloqués sur la glace, exposés au blizzard, sans protection. Plus des deux tiers d'entre eux décèdent, et nombreux sont les survivants qui, souffrant d'engelures, n'échappent pas à l'amputation d'au moins un membre.

Un survivant du SS 'Newfoundland', le 4 avril 1914
Un survivant du SS Newfoundland, le 4 avril 1914
Thomas Dawson, membre de l'équipage du SS Newfoundland, arrive au port de St. John's après avoir été secouru sur les glaces de l'Atlantique Nord.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 115 16.04.048), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Lorsque le SS Newfoundland quitte le port de St. John's en direction des eaux glacées de l'Atlantique Nord en mars 1914, personne n'imaginait affronter de telles épreuves. Cette année-là, le capitaine Westbury Kean lève l'ancre en compagnie du SS Stephano commandé par son père Abram Kean, un chasseur d'expérience. Les navires appartiennent à des entreprises concurrentes, mais les deux capitaines ont convenu d'un signal pour informer l'autre de la présence de phoques. Ils soulèveront le mât de charge, une sorte de grue en bois sur les navires.

Le 30 mars, le puissant navire à coque d'acier Stephano pénètre profondément dans un champ de glace et repère un troupeau de phoques. Le mât de charge est levé, mais le Newfoundland, plus difficile à manœuvrer et plus fragile, est immobilisé par la glace entre 8 et 11 kilomètres plus au sud. Incapable de libérer son navire et soucieux d'obtenir sa part des prises, le capitaine Westbury Kean donne à ses hommes l'ordre de débarquer le lendemain matin. Il les charge de se rendre jusqu'au Stephano. Il est persuadé qu'ils passeront la nuit à bord du navire de son père après une journée de chasse. Le ciel est nuageux, mais le capitaine Kean ne prévoit pas un temps inclément. La température est douce et le baromètre ne signale aucune tempête à l'horizon. Il n'a pourtant aucun moyen de connaître les fluctuations de température, car il n'a pas de thermomètre.

Néanmoins, à 7 h, 166 hommes se retrouvent sur la glace et entament leur long périple vers le Stephano. Au cours de la matinée, plusieurs chasseurs reconnaissent les signes avant-coureurs d'une tempête et en discutent. Vers 10 h, 34 d'entre eux décident de revenir au navire. Les 132 autres aboutissent au Stephano à 11 h 30. Le capitaine Abram Kean les reçoit à bord et leur offre du thé et du pain dur. Il pense que le groupe ne s'est mis en route qu'à 9 h, et n'a donc marché que 2 heures. Pendant leur repas, il dirige son bateau vers un troupeau de phoques plus au sud à 3 kilomètres. À 11 h 50, il leur ordonne de débarquer et de tuer 1500 phoques avant leur retour au Newfoundland. Il neige déjà énormément, mais il ne les encourage pas à venir se réfugier à bord la nuit.

George Tuff, le second du SS 'Newfoundland', s.d.
George Tuff, le second du SS Newfoundland, s.d.
George Tuff, le second du SS Newfoundland, est également responsable des 132 chasseurs coincés sur la glace entre le 31 mars et le 2 avril 1914.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 115 16.04.032), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

De nouveau sur la glace et encore fourbus de leur marche de 4 heures, les 132 hommes sont incapables de discerner le Newfoundland dans la tempête qui redouble d'ardeur. Le chef du groupe, George Tuff, ne s'est pas opposé aux ordres du capitaine. Le Stephano s'éloigne pour récupérer son équipage qui chasse plus au nord. À 12 h 45, les rafales de neige obligent les chasseurs à cesser leurs activités et à rebrousser chemin vers leur bateau. Ils enfoncent jusqu'aux genoux dans la neige et traversent des plaques de glace instables. Ils ne s'arrêtent qu'à la nuit. George Tuff leur demande de construire des abris de fortune au moyen de morceaux de glace. Leurs efforts se révèlent inutiles face aux vents changeants, au verglas qui s'abat sans prévenir et à la chute vertigineuse des températures pendant la nuit. Nombreux sont les hommes qui, au matin, sont déjà morts. Les autres peinent à avancer tant leurs membres sont engourdis par le froid.

Le jour et la nuit suivante, le groupe s'efforce en vain de rejoindre le Newfoundland. Des hommes en proie au délire se jettent dans les eaux glacées et s'y noient. D'autres sont sauvés de justesse de la noyade par leurs compagnons, mais rendent l'âme quelques minutes plus tard. Chaque capitaine est convaincu que l'équipage est en sûreté sur le navire de l'autre. Dépourvu d'un appareil de communication sans fil, le Newfoundland ne peut correspondre avec le Stephano. Pour l'armateur, A. J. Harvey and Company, cet appareil avait échoué à augmenter le nombre de prises les années précédentes. Inutile donc d'en équiper les navires. Seule compte la rentabilité. Ce n'est pas, à ses yeux, un dispositif de sécurité.

Une équipe de secours transportant les morts et les survivants, le 2 avril 1914
Une équipe de secours transportant les morts et les survivants, le 2 avril 1914
Une équipe de secours du SS Bellaventure transporte sur des civières les morts et les blessés du SS Newfoundland.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 115 16.04.038), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Ce n'est qu'au matin du 2 avril en scrutant à la jumelle les glaces flottantes que le capitaine Westbury Kean aperçoit ses hommes rampant et titubant. Il veut à tout prix les aider, mais il ne dispose pas de fusées éclairantes. Il improvise alors un signal de détresse pour alerter les autres navires de la flotte. Des membres d'équipage du SS Bellaventure sautent bientôt sur la glace apportant couvertures, nourriture et boisson. Les navires SS Stephano et SS Florizel participent également aux recherches. Des 77 hommes décédés, les sauveteurs ne récupèrent que 69 corps. La mer a sans doute englouti les 8 autres. Les survivants reçoivent des soins médicaux dès leur arrivée à St. John's. Parmi eux, John Keels qui s'éteint à la suite de ce long supplice.

Le SS Southern Cross

Pendant que les 132 hommes du Newfoundland doivent se battre pour leur survie sur les glaces de l'Atlantique Nord, un deuxième drame se produit plus au sud. À la fin de mars ou au début d'avril 1914, le SS Southern Cross coule corps et biens sur le chemin du retour vers Terre-Neuve après avoir traversé le golfe du Saint-Laurent. Il y avait 173 hommes à bord.

SS 'Southern Cross', n.d.
Le SS Southern Cross, s.d.
À la fin de mars ou au début d'avril 1914, le SS Southern Cross fait naufrage en route vers Terre-Neuve en provenance du golfe du Saint-Laurent. Ici, le navire est prisonnier des glaces dans le port de St. John's et son équipage tente de le libérer.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 115 16.04.003), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Le 31 mars, le caboteur SS Portia croise le Southern Cross près du cap Pine au large de la péninsule d'Avalon. Le caboteur se dirige vers la baie St. Mary's pour se mettre à l'abri d'un blizzard qui prend de l'ampleur. Le Southern Cross, très alourdi par sa cargaison de peaux de phoque, semble s'acheminer vers le cap Race. On ne le revoit plus jamais. Ne disposant pas d'un appareil de communication sans fil, aucun message n'a pu être envoyé.

À cette époque, la population pense surtout qu'une mer agitée aurait déplacé la lourde cargaison et fait chavirer le navire. Shannon Ryan dans son livre intitulé The Ice Hunters, propose également comme hypothèse que son capitaine, George Clarke, a peut-être décidé de braver la tempête pour arriver bon premier de la chasse et recevoir la modeste récompense qui y est rattachée. Peu importe la raison, ce naufrage fait le plus grand nombre de victimes dans l'histoire de la chasse au phoque à Terre-Neuve-et-Labrador.

Les réactions

En 1915, le gouvernement constitue une commission d'enquête sur ces deux tragédies. Elle ne porte aucune accusation au criminel, mais elle déclare que les capitaines Abram et Westbury Kean, ainsi que George Tuff, ont commis des erreurs de jugement. Dans le cas de ce dernier, la commission affirme qu'il aurait dû désobéir aux ordres du capitaine Abram Kean, l'un des hommes les plus puissants de la chasse au phoque, et ramener ses hommes à son navire. Surtout, la commission recommande que tous les navires-phoquiers soient munis d'appareils de communication sans fil, de baromètres et de thermomètres. De plus, les armateurs sont dorénavant responsables des blessures ou du décès des membres de leurs équipages. En 1916, le gouvernement adopte une loi qui interdit aux chasseurs de phoques de rester sur la glace après la tombée de la nuit. Elle exige aussi un appareil de communication sans fil et des fusées éclairantes sur tous les navires-phoquiers. En ce qui concerne le Southern Cross qui aurait sombré en raison d'une charge excessive, il est désormais illégal pour tous les navires de transporter plus de 35 000 peaux de phoques au retour de la chasse.

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