Désagrégation du gouvernement responsable entre 1929 et 1934

En 1933, le gouvernement de Terre-Neuve et du Labrador vote en faveur de sa disparition temporaire et met fin à 79 ans de gouvernement responsable. L'année suivante, le dominion adopte une constitution semblable à celles des colonies qu'administre la Couronne. Un pays abdique rarement son autonomie. Pourtant, pendant la Grande Crise qui sévit de 1929 à 1939, nombreuses sont les populations qui perdent toute confiance dans leurs institutions démocratiques. À Terre-Neuve et au Labrador, la Première Guerre mondiale est le catalyseur de la crise financière et politique qui entraîne la désagrégation du gouvernement responsable.

Les coûts associés à l'effort de guerre font grossir la dette publique du dominion. En effet, à l'amorce de la guerre en 1914, les coûts de construction et d'exploitation de la compagnie de chemin de fer composent la majeure partie de la dette publique. La guerre l'alourdit d'environ 35 millions de dollars. La fin des hostilités provoque la chute du prix du poisson. Malgré un bon rendement, les secteurs minier et forestier dans les années 1920 ne donnent pas au gouvernement la marge de manœuvre nécessaire pour répondre à ses engagements sans contracter d'autres emprunts. La bonne marche du gouvernement et les paiements d'intérêt sur la dette sont primordiaux.

Alors que la crise boursière secoue la planète, la dette du dominion surpasse ses moyens financiers. Les programmes d'aide aux démunis et le remboursement de la dette engloutissent la presque totalité des recettes fiscales. Le gouvernement doit donc négocier d'autres emprunts. Le principal créancier de Terre-Neuve est un consortium bancaire canadien qui fixe des conditions d'emprunt toujours plus rigides. Le premier ministre canadien doit tout de même persuader les banques d'accorder ces prêts à Terre-Neuve. En 1932, le gouvernement terre-neuvien doit 97 millions et est acculé à la faillite. Ses recettes ne suffisent pas à payer au complet ses paiements d'intérêt sur la dette et d'autres emprunts sont impossibles.

La politique du désenchantement

Cette situation critique découle surtout d'une conjoncture extérieure, mais les conséquences sont liées à la culture politique de Terre-Neuve. Il y a d'abord la classe marchande qui, dans son ensemble, doute de la pertinence d'un gouvernement démocratique, et ce, depuis les années 1830. Pour les marchands, cette forme de gouvernement, improductive et fastidieuse, coûte cher. Elle donne également le pouvoir à des gens sans éducation et sans expérience. Elle incite des hommes politiques sans scrupule à acheter des votes. De plus, elle privilégie, selon certains, la corruption et le favoritisme politique, sans parler des antagonismes sectaires. Ils sont nombreux à estimer qu'un gouvernement responsable est un désastre et non un bienfait. L'aggravation de la crise au début des années 1930 et la possibilité que le gouvernement manque à ses engagements inquiètent énormément les marchands pour qui la stabilité financière est fondamentale. Ils discutent d'une abrogation de la constitution et de la mise en place d'une commission chargée de remettre de l'ordre dans la gouvernance. L'abolition du gouvernement responsable est peu chère payé pour préserver la stabilité financière.

265-281, rue Water (Bowring Brothers, Ltd.), St. John's, s.d.
265-281, rue Water (Bowring Brothers, Ltd.), St. John's, s.d.
Les marchands jugent qu'un gouvernement responsable est improductif, fastidieux et coûte cher.
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll-137, Photo 2.01.017), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Pour de nombreux citoyens, cette solution pour le moins radicale semble plausible et opportune. Le comportement de dirigeants politiques incapables de maîtriser la crise qui se généralise après 1918 bafoue l'essence même d'un gouvernement responsable. L'instabilité politique caractérise les années 1920. Des gouvernements durent à peine quelques jours au gré d'alliances et de défections qui provoquent leur renversement. La classe politique de Terre-Neuve n'est pas davantage corrompue qu'ailleurs, mais des détournements de fonds entretiennent l'idée que le dominion doit mettre un terme à toutes formes de malhonnêteté. Au début des années 1930, toutes les couches de la population considèrent qu'il faut changer de système politique.

Le deuxième gouvernement Squires

En 1923, des allégations de détournement de fonds provoquent le renversement du gouvernement du premier ministre Richard Squires. Un enquêteur indépendant, Thomas Hollis Walker, recommande de porter des accusations criminelles contre le premier ministre et d'autres membres du gouvernement. Son rapport persuade de nombreux citoyens de l'emprise de la corruption sur la classe politique. Certains affirment même que l'endettement du gouvernement et le gaspillage allégué résultent de la partisannerie. Les adversaires du premier ministre ne sont guère mieux. Peut-être sont-ils moins malhonnêtes, mais ils nourrissent les mêmes préjugés de classes. Favorable aux marchands, le gouvernement de Walter Monroe succède en 1926 à celui de Richard Squires. Il promet la restauration de solides principes commerciaux. Il abolit l'impôt sur les citoyens fortunés et hausse les droits d'importation des biens de première nécessité. Le mécontentement que cette mesure soulève chez bon nombre d'électeurs propulse la réélection du gouvernement Squires en 1928.

Richard Squires (1880-1940), s.d.
Richard Squires (1880-1940), s.d.
Le premier gouvernement Squires s'écroule en 1923 à la suite d'allégations de détournement de fonds publics.
Tiré de Who's Who in and From Newfoundland 1930, de Richard Hibbs, 2e éd., R. Hibbs, St. John's, T.-N.-L., 1930, p. 53. Tirage.

La corruption ressurgit avec le deuxième gouvernement Squires. Le ministre des Finances, Peter Cashin, remet sa démission en 1932. Le parti d'opposition saisit la balle au bond et organise une manifestation. Les marchands offrent à leurs employés une demi-journée de congé pour y participer. Le rassemblement contre le gouvernement se transforme en émeute. La foule fracasse les fenêtres du Colonial Building, pénètre de force à l'intérieur et le saccage. Le premier ministre s'échappe de justesse, sain et sauf, puis démissionne.

L'émeute devant le Colonial Building, 1932
L'émeute devant le Colonial Building, 1932
L'émeute de 1932 renverse le gouvernement Squires.
Avec la permission des archives (A 2-160), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

Ces manifestants ne font pas simplement le jeu d'hommes politiques. Ils ont leurs propres doléances. Chômeurs et pauvres, ils s'indignent de la malhonnêteté de la classe politique qui détourne des fonds publics pendant qu'eux sont les grandes victimes de la Crise. L'affaissement du commerce international élimine de nombreux emplois. Les rations distribuées sont insuffisantes et un cortège de maladies accompagnent la malnutrition qui se répand. Il n'est donc pas étonnant que les gens veuillent forcer le gouvernement à soulager leur misère. Les citoyens disposent d'autres moyens que les élections pour soutirer des changements. Un attroupement potentiellement violent peut abattre un gouvernement ou s'emparer de denrées pour les plus démunis.

En plus des marchands, quelques personnes bien en vue comme le philanthrope Wilfred Grenfell et le chef syndical et homme politique William Coaker plaident également en faveur d'une « commission » qui mettrait un terme aux intentions cachées des gens élus. Cette commission prendrait les mesures fermes qui s'imposent pour redresser la situation du dominion. Si, selon eux, la classe politique gaspille des fonds publics à l'achat de votes, seul un gouvernement non tributaire du vote populaire peut appliquer des solutions difficiles et nécessaires.

L'administration Alderdice

Durant la campagne électorale qui a lieu après l'émeute de 1932, le marchand Frederick Alderdice promet, s'il est élu, que son gouvernement étudiera la possibilité d'abroger la constitution. Il s'engage aussi à former une commission chargée d'administrer le pays jusqu'à l'amélioration de l'état des choses. Son parti remporte l'élection, mais ce n'est pas lui qui mène l'enquête.

Frederick Alderdice (1872-1936), s.d.
Frederick Alderdice (1872-1936), s.d.
Frederick Alderdice est premier ministre de Terre-Neuve de 1932 à 1934.
Avec la permission des archives (A 23-101), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

Frederick Alderdice constate non seulement qu'il ne peut réduire les dépenses ni contracter d'autres emprunts, mais que les banques lui dictent des conditions draconiennes. Le gouvernement songe alors à une inexécution partielle de ses engagements, réduisant ainsi temporairement le remboursement de la dette. Les gouvernements britannique et canadien font immédiatement barrage à cette proposition. Terre-Neuve utilise le dollar canadien depuis 1894. Le Canada ne veut pas que sa monnaie et son secteur bancaire en souffrent. La Grande-Bretagne craint pour sa part une atteinte à la cote de crédit de tout l'empire. Le Canada et la Grande-Bretagne consentent donc à financer le remboursement de la dette en attendant le dépôt du rapport d'une commission royale d'enquête.

La Commission royale Amulree

Son président, lord Amulree, pair du royaume et membre du Parti travailliste écossais, est assisté dans ses travaux par l'homme d'affaires canadien Charles Magrath, représentant le gouvernement du Canada, et le banquier canadien sir William Stavert, représentant le gouvernement terre-neuvien. La Commission Amulree recueille des faits à Terre-Neuve et au Canada, puis publie un rapport en novembre 1933 après la tenue de consultations auprès du gouvernement britannique.

Le rapport de la Commission Amulree recommande la suspension du gouvernement responsable et la mise sur pied d'une commission qui veillera à l'administration du dominion. La commission poursuivra ses activités jusqu'à ce que Terre-Neuve parvienne à l'équilibre budgétaire et à l'autonomie financière. Les citoyens doivent également manifester le désir d'un retour au gouvernement responsable. Entre-temps, la Grande-Bretagne cautionnerait le rééchelonnement global de la dette. Ainsi, l'allégement des paiements sur le remboursement de la dette publique éviterait la faillite. Les détenteurs d'obligations recevraient les paiements en capital, mais avec une diminution des intérêts. Ces interventions financières étant contraires au fondement d'un gouvernement responsable, il devient impératif d'abroger la constitution. Le gouvernement sera remplacé par une « Commission de gouvernement ».

Le rapport est largement applaudi. De nombres habitants n'ont plus confiance dans leurs institutions démocratiques. L'aide de la Grande-Bretagne est à ce prix, selon eux. La Grande Crise produit pauvreté et violence. L'ordre public est menacé. Bien des citoyens sont ouverts à toute solution qui favorise la sécurité des biens et des personnes. Peu remettent en question une telle manœuvre. S'ils avaient su la durée de son mandat cependant, peut-être un plus grand nombre l'aurait-il contestée.

Le gouvernement britannique ne veut pas d'élection ou de référendum sur le sujet. Frederick Alderdice doit plutôt présenter une demande d'abrogation de la constitution à la Couronne, puis mettre en application les recommandations du rapport de la Commission Amulree. Frederick Alderdice obéit aux directives. Le 16 février 1934, l'assermentation de la Commission de gouvernement de Terre-Neuve marque la fin du gouvernement responsable.

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