Les conséquences de la désastreuse chasse au phoque de 1914

Le 31 mars 1914, le SS Southern Cross ne se présente pas comme prévu au port de St. John's. Le navire-phoquier et son équipage de 173 hommes venait de traverser le golfe du Saint-Laurent. Deux jours plus tard et déjà alarmée par ce retard, la population apprend que les chasseurs de phoques du SS Newfoundland sont restés coincés sur les glaces de l'Atlantique Nord pendant 53 heures en plein blizzard. Ces deux drames, qui font 251 morts, endeuillent tous les habitants. Ils provoquent aussi une remise en question de la réglementation sur la chasse au phoque à Terre-Neuve et au Labrador et un changement d'attitude dans le public. Le gouvernement et la population tiennent désormais à ce que les armateurs et les capitaines de navire fassent preuve d'une responsabilité accrue quant à la sécurité de leurs équipages. La société en général s'interroge maintenant sur sa propre part de responsabilité à l'égard des chasseurs de phoques.

Les corps des chasseurs de phoques, le 4 avril 1914
Les corps des chasseurs de phoques, le 4 avril 1914
Le navire-phoquier SS Bellaventure arrive au port de St. John's le 4 avril 1914. Sur son pont s'entassent 69 corps.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 115 16.04.041), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Diffusion de la nouvelle

Dans la soirée du 2 avril, la nouvelle de la tragédie du SS Newfoundland est télégraphiée à St. John's. Elle se répand comme une traînée de poudre sur tout le territoire. Le lendemain, les stations de télégraphie sont prises d'assaut. Les citoyens espèrent d'autres renseignements. Le quotidien Evening Telegram relate que les activités courantes sont pratiquement paralysées; les gens sont incapables de vaquer à leurs occupations. Les journaux locaux publient des douzaines de lettres de condoléances. Ils reçoivent bientôt des dons de personnes désireuses de venir en aide aux victimes et à leur famille.

La foule en attente, le 4 avril 1914
La foule en attente, le 4 avril 1914
Le 4 avril 1914, des centaines de personnes attendent sur les quais de St. John's pendant des heures et dans l'angoisse l'arrivée du SS Bellaventure.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 115 16.04.045), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Le 4 avril, des centaines de personnes envahissent les quais de St. John's. Le Bellaventure franchit l'entrée du port. Sur son pont s'entassent 69 corps. La foule frémit en les apercevant, rapporte un journaliste de l'Evening Telegram. Les corps reposent dans l'état où ils ont été trouvés, leurs membres souvent crispés et contractés par le froid, écrit-il.

La foule assiste pendant plus d'une heure au débarquement de douzaines de blessés. Plusieurs ont les poignets et le cou enflés ou les membres attaqués par de graves engelures. Certains, atteints de cécité des neiges, portent des verres fumés. Vingt-deux ont les pieds ou les jambes si gelés qu'ils ne peuvent marcher. Le personnel médical les débarque du bateau sur des civières. Ils sont ensuite traités à l'hôpital General. L'édifice Grenfell reçoit les blessés les moins graves et se transforme provisoirement en morgue pour les autres.

Un blessé, le 4 avril 1914
Un blessé, le 4 avril 1914
Le personnel médical débarque du SS Bellaventure un survivant du SS Newfoundland, Ralph Mouland, après la désastreuse chasse au phoque de 1914.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 115 16.04.047), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Les photos des morts et des blessés et le récit de leurs péripéties font le tour du pays et modifient en profondeur la perception de la population sur la chasse au phoque. Les gens expriment leurs préoccupations sur les dangers que ces hommes courent et doutent de la réglementation sur la chasse au phoque. Le quotidien Daily News publie des lettres demandant un appareil de communication sans fil sur tous les navires, une police d'assurance pour les chasseurs et des tentes s'ils doivent s'éloigner de plusieurs kilomètres de leur bateau.

Le Southern Cross

À cette tragédie qui afflige la population s'ajoute le naufrage du Southern Cross. La journée même où les blessés arrivent au port de St. John's, le quotidien Evening Telegram souligne que l'inquiétude est grande sur le sort de ce navire, même si des armateurs et de nombreux mariniers avancent que la dernière tempête l'a probablement chassé vers l'océan, mais qu'il s'en tirera. Cet optimisme prudent cède devant la perte bientôt évidente du Southern Cross et de son équipage de 173 hommes. La mort de 251 chasseurs de phoques heurte de plein fouet les habitants de Terre-Neuve et du Labrador. Des centaines de familles pleurent la perte d'un être cher et du soutien de famille. Les petits villages où ils vivaient sont également touchés économiquement à court terme, sans parler d'un accablement général.

Dans l'autobiographie du peintre américain Rockwell Kent intitulée N by E, celui-ci raconte les conséquences du naufrage sur le village de Brigus où habitaient plusieurs des hommes du Southern Cross. « Ça va vider la place », avoue un villageois. Rockwell Kent, qui y possédait une maisonnette, affirme qu'un grand nombre de villageois se doutaient fort que le navire avait sombré dès le signalement de sa disparition. « La crainte d'un naufrage s'est transformée en certitude. La seule évocation de la maison, de la femme, des enfants, des espoirs et des ambitions de tous ces hommes crevait le cœur, » mentionne-t-il.

La réaction du gouvernement

En 1914 et 1915, une commission d'enquête du gouvernement se penche sur les événements ayant mené aux malheurs du Newfoundland et du Southern Cross. Aucune accusation au criminel n'est portée, mais les résultats de l'enquête montrent sans ambiguïté que les chasseurs vivent des situations inutilement périlleuses sur la glace. La commission formule les recommandations suivantes : interdiction aux capitaines de navires d'ordonner aux hommes de s'éloigner à une distance ne permettant pas leur retour dans la journée même; déroulement de la chasse entre le lever et le coucher du soleil seulement; appareil de communication sans fil, thermomètre et baromètre obligatoires sur tous les navires-phoquiers. Elle recommande aussi que les armateurs soient tenus responsables des blessures ou du décès de membres de leurs équipages. De plus, compas, dispositifs de signalisation et articles pour allumer un feu sur la glace doivent faire partie de l'équipement des chasseurs.

Des cercueils pour les victimes, avril 1914
Des cercueils pour les victimes, avril 1914
Le gouvernement commande 100 cercueils dès qu'il apprend la tragédie qui frappe le Newfoundland le 2 avril 1914.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 115 16.04.084), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

À la suite de ces recommandations et sous la pression du Fishermen's Protective Union (syndicat des pêcheurs), le gouvernement adopte, en 1916, 26 articles de loi visant à mieux encadrer la chasse au phoque. Ce nouveau texte de loi impose une radio et des fusées éclairantes sur tous les navires-phoquiers. Il interdit aux chasseurs de se trouver sur la glace après le coucher du soleil et exige des armateurs le versement d'une indemnisation en cas de blessures ou de mortalité, ainsi que la présence d'un médecin ou pharmacien et d'un officier de navigation à bord.

Puisqu'une charge excédentaire serait peut-être à l'origine du naufrage du Southern Cross, le gouvernement, face à cette hypothèse, interdit dorénavant à tous les navires-phoquiers de revenir avec une cargaison dépassant 35 000 peaux. Il autorise le ministre de la Marine et des Pêcheries à établir une marque de franc-bord sur les navires-phoquiers. Un navire qui rentre au port avec une marque de franc-bord sous le niveau de l'eau pourrait se voir imposer jusqu'à 2500 $ d'amende.

La réaction du public

La commission d'enquête ne désigne pas de coupables dans cette affaire, mais l'opinion publique tient le capitaine Abram Kean responsable du décès et des blessures qu'ont subies les hommes du SS Newfoundland. Les journaux publient des lettres qui le condamnent pour sa décision d'abandonner les hommes sur la glace dans des conditions météorologiques de plus en plus exécrables. Le 5 mars 1915, le quotidien Mail and Advocate fait paraître une pétition réclamant de la police des accusations de négligence criminelle contre le capitaine. En moins d'une semaine, 6000 personnes la signent. Le 11 mars, Abram Kean gagne son procès en diffamation contre cette publication, mais ne gagne toujours pas la sympathie de la population. Cette nuit-là, 1000 personnes défilent au centre-ville de St. John's pour le forcer à la retraite. Ces protestations sont vaines. Abram Kean embarque sur le Florizel le lendemain pour une autre chasse au phoque. Il poursuit cette activité pendant encore 20 ans. En 1934, il reçoit l'Ordre de l'Empire britannique pour avoir rapporté dans sa carrière un million de peaux de phoque.

Le capitaine Abram Kean, s.d.
Le capitaine Abram Kean, s.d.
L'opinion publique déclare le capitaine Abram Kean moralement responsable du décès et des blessures qu'ont subies des membres de l'équipage du SS Newfoundland.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 115 16.04.026), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Contrairement à la tragédie du Newfoundland, la disparition du Southern Cross demeure un mystère, sans survivants ni journal de bord pour l'expliquer. L'enquête du tribunal maritime précise que le navire a fait naufrage le 31 mars au cours d'un blizzard, mais rien ne permet de l'affirmer ou d'en confirmer la cause probable. Cette catastrophe a inspiré un grand nombre de chansons, de rumeurs et d'histoires qui font référence à des forces naturelles ou surnaturelles qui seraient responsables de la perte du navire, ou encore qui proposent des indices sur le lieu possible de son dernier repos. Pour certains historiens et historiennes, tous ces récits ont permis aux familles, aux amis et à la collectivité de mieux comprendre et accepter un drame effectivement inexplicable.

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