La grippe espagnole de 1918

La pandémie de grippe espagnole de 1918 -1919 a tué entre 20 et 40 millions de personnes dans le monde. C'est l'une des maladies infectieuses les plus meurtrières de l'histoire. Terre-Neuve et le Labrador sont touchés en septembre 1918. Cette infection abat plus de 600 personnes en moins de 5 mois. Elle fait des ravages au Labrador. Près du tiers de la population inuit succombe. Des collectivités entières sont décimées. Le taux de mortalité atteint des sommets dans les villages inuit d'Okak et d'Hebron.

Okak, Labrador, entre 1884 et 1902
Okak, Labrador, entre 1884 et 1902
La grippe espagnole frappe la collectivité inuit d'Okak vers la fin de 1918 et tue 204 de ses 263 habitants.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 345 1.01.017), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Les premiers pays où s'est manifestée la grippe espagnole sont les États-Unis, la Chine et la France avant de se propager à l'Espagne et au reste du monde au printemps 1918. Elle tire surtout son nom de la couverture médiatique que lui accorde la presse espagnole à l'époque. Cette maladie extrêmement contagieuse se répand comme une traînée de poudre d'un continent à l'autre avec l'envoi massif de centaines de milliers de soldats partout dans le monde au cours des derniers mois de la Première Guerre mondiale.

La pandémie atteint Terre-Neuve

La pandémie atteint les rives de l'île de Terre-Neuve le 30 septembre 1918 à l'arrivée au port de St. John's d'un navire dont trois membres de l'équipage sont porteurs du virus. Trois autres marins débarquent au port de Burin le 4 octobre et prennent le train en direction de St. John's pour y être soignés. Le lendemain, un médecin de St. John's décèle deux autres cas de grippe dans la population et les réfère à l'hôpital. En moins de deux semaines, la presse rapporte que plusieurs centaines de citoyens de St. John's en sont victimes.

À la mi-octobre, N. S. Fraser, le médecin responsable des services de santé, ordonne la fermeture des établissements scolaires, des théâtres, des salles de concert et autres édifices publics afin de freiner la dissémination du virus. Le gouvernement convertit le centre d'hébergement pour marins, le King George V Seamen's Institute, situé sur la rue Water Street, en hôpital temporaire de 32 lits. La guerre a entraîné une grave pénurie d'infirmières, parties en grand nombre outremer avec l'armée. Le 17 octobre, la Division de la santé publique réclame dans les journaux l'aide d'infirmières et de bénévoles.

Infirmières bénévoles, 1918
Infirmières bénévoles, 1918
Des infirmières bénévoles du centre King George V Seamen's Institute à St. John's pendant la pandémie de grippe espagnole. Le centre est transformé en hôpital temporaire de 32 lits pour soigner les victimes de la grippe.
Photographie de J. C. Parsons, tirée de la publication The Newfoundland Quarterly , 1918, vol. 18, no 4, p. 21.

Les médecins et les infirmières disponibles travaillent de longues heures. Ils succombent souvent eux-mêmes à la grippe. C'est le sort d'Ethel Dickinson, une infirmière du centre King George V Seamen's Institute. Elle contracte la grippe le 24 octobre 1918 et meurt deux jours plus tard le 26 octobre. Elle est enterrée la journée même. Un monument commémoratif, situé au centre-ville de St. John's, rappelle son sacrifice.

Au début de décembre, 62 personnes sont déjà mortes de la grippe espagnole à St. John's, mais il n'y a plus de nouveaux cas. La pandémie frappe durement les villages côtiers qui ne disposent pas toujours des installations médicales essentielles et d'un nombre suffisant de professionnels de la santé pour lutter contre la grippe. Selon le quotidien Daily News du 19 octobre, la pandémie déferle avec brutalité sur la côte ouest de Terre-Neuve. Le territoire de la baie des Îles compte plusieurs décès et plus d'une centaine de patients.

La situation s'aggrave dans les semaines et les mois qui suivent. Dans la dernière semaine de novembre, le nombre de cas de grippe se chiffre à 1586 et celui des décès à 44 dans 28 collectivités de l'île de Terre-Neuve. La baie St. Mary's et Round Harbour affichent les nombres les plus importants soit 628 et 450 cas respectivement. En février 1919, la pandémie touche à sa fin dans l'île, mais continue de s'accrocher jusqu'à l'été dans certaines localités. Elle laisse derrière elle des villages côtiers en deuil de 170 personnes.

La grippe espagnole au Labrador

La grippe espagnole est encore plus tragique au Labrador. Le taux de mortalité y est exorbitant. Le virus qui a tué moins de 1% des habitants de l'île de Terre-Neuve anéantit 10 % de la population du Labrador. Ce pourcentage résulte de plusieurs facteurs : l'absence de ressources médicales adéquates, un nombre insuffisant de professionnels de la santé pour freiner la propagation de la maladie, de nombreuses tempêtes qui entravent les déplacements du personnel médical dans les villages éloignés, et l'inefficacité des moyens de communication qui entrave les demandes d'aide adressées à Terre-Neuve.

Le virus émerge d'abord dans le village portuaire de Cartwright après l'arrivée, le 20 octobre 1918, du SS Sagona, un vapeur-poste ayant à son bord quatre membres d'équipage infectés. Deux jours plus tard, la plupart des habitants du village sont malades. L'infection se répand dans la baie Sandwich. Au début de 1919, déjà 69 habitants sur 300 sont morts de la grippe dans cette région.

La journée où le SS Sagona jette l'ancre à Cartwright, le navire de ravitaillement SS Harmony quitte le port de St. John's en direction du village d'Hebron dans le nord du Labrador. Malgré la force de la pandémie qui sévit à St. John's, le gouvernement n'impose pas de véritables contraintes aux mouvements des navires. À son entrée au port d'Hebron le 27 octobre 1918, au moins un membre d'équipage du SS Harmony est contagieux. Le virus prolifère à la vitesse de l'éclair dans tout le village et fauche des familles entières. Il lègue des dizaines d'orphelins à la collectivité. Le 19 novembre, 86 des 100 habitants d'Hebron sont décédés. Le nombre de morts dans les villages voisins s'élève à 74. La population de cette région chute de 220 à 70 personnes.

Hebron, Labrador, vers 1900
Hebron, Labrador, vers 1900
La grippe espagnole surgit dans le village inuit d'Hebron en octobre 1918 et tue 86 de ses 100 habitants.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 069 Boîte 1, 7.29), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Le capitaine du SS Harmony, qui ignore ce qui se passe à Hebron, poursuit son trajet jusqu'au village d'Okak. Il s'y amarre le 4 novembre 1918. Quelques heures à peine après le départ du navire le 8 novembre, de nombreux habitants présentent des symptômes de la grippe. Deux semaines plus tard, le village recense 70 morts, et la maladie se propage aux camps de chasse voisins. À Sillutalik (Cutthroat), 40 des 45 habitants périssent. Treize personnes sur 18 décèdent à Orlik. La petite Martha Joshua, 7 ans, parvient à survivre 5 semaines seule dans le village d'Uivaq avant d'être sauvée au début de janvier par une équipe de secours provenant d'Okak. Après la mort des siens, elle s'est nourrie de pain dur et a fait fondre de la neige pour boire.

À la fin de décembre, l'infection qui a terrassé Okak a entraîné dans la mort 204 de ses 263 habitants. La situation tourne au cauchemar. Faute de pouvoir les enterrer, le sol étant gelé, les survivants empilent les corps dans les habitations désertes. Il y a bientôt plus de morts que de vivants. Ces derniers trouvent refuge dans quelques maisons. Pire encore, des douzaines de chiens de traîneau affamés commencent à dévorer les morts ou à s'en prendre aux malades. Les survivants doivent les tirer à vue.

Au lendemain de la pandémie

Vers la fin de décembre et le début de janvier, l'infection s'éteint au Labrador. Les rescapés enterrent leurs morts. Les habitants d'Hebron font des trous dans la glace et jettent à l'eau les corps lestés de pierres. Dans le village d'Okak, les habitants versent du pétrole sur le sol et y mettent le feu pour le faire dégeler. Le 7 janvier, tous les morts sont déposés dans une vaste fosse commune d'une longueur d'environ 10 m et d'une profondeur d'environ 2,5 m. Les survivants détruisent, par le feu, toutes les maisons du village et leur contenu avant de s'installer dans les collectivités de Nain, d'Hopedale ou d'Hebron. Okak était le plus grand et le plus prospère des villages inuit de la côte labradorienne avant la pandémie. Au mois de janvier, tous les hommes d'Okak n'étaient plus de ce monde, et la collectivité, disparue.

Un ancien habitant d'Okak, Kitora Boas, avait 20 ans en 1918. Il décrit l'immense abattement qui a persisté après la pandémie. « Pendant des années, on sentait que tout se déroulait au ralenti parmi les Inuit et dans les collectivités du nord du Labrador. Une démoralisation qui a duré longtemps. » (Them Days, 1986, vol. 11, no 3, p. 49-52)

Les conséquences ont été dévastatrices et ont laissé de profondes cicatrices. La grippe espagnole s'est disséminée en quelques semaines au Labrador. Le taux de mortalité parmi la population inuit a dépassé 30 %. Cette infection virale a touché un très grand nombre de personnes. Celles qui sont passé à travers la pandémie ont, par la suite, souffert de troubles cardiaques et respiratoires permanents.

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