Histoire sociale (1760-1830)

Notre compréhension de la vie quotidienne des Terre-Neuviens à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle est semée d'épisodes d'incertitude. Nombre de documents et de rapports décrivent l'économie et l'administration de la colonie à cette époque, sans faire grand état de son histoire sociale. Faiblement alphabétisés, les habitants des régions rurales ne pouvaient pas aisément laisser de témoignages directs de leurs routines usuelles.

Joseph Beete Jukes, vers 1860
Joseph Beete Jukes, vers 1860
Le géologue anglais Joseph Jukes a passé 16 mois à explorer l'île de Terre-Neuve. Dans son livre Excursions in and about Newfoundland during the Years 1839 and 1840, il jette un précieux éclairage sur la vie quotidienne des habitants de l'île.
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (MF-032. 1.01.001), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

La grande majorité des comptes-rendus sont des écrits de voyageurs (missionnaires, géologues, naturalistes, explorateurs) amenés par leur travail à faire de brèves visites, souvent d'un jour ou deux, dans des villages éloignés. Ces visiteurs venaient de classes sociales distinctes des gens qu'ils décrivaient dans leurs journaux et leur correspondance. Leurs récits de la vie locale sont utiles, mais souvent brefs, incomplets, anecdotiques et teintés de leur méconnaissance d'une culture, à leurs yeux, hors du commun. Ainsi, c'est à travers le filtre d'étrangers que nous devons essayer de comprendre le quotidien des Terre-Neuviens à l'aube du 19e siècle.

Qui étaient ces colons?

La population de l'île de Terre-Neuve a augmenté à la fin du 18e siècle pour se stabiliser au début du 19e siècle. La pêche migratoire cédant le pas à la pêche insulaire des résidents, un nombre croissant d'Européens, surtout du sud-ouest de l'Angleterre et du sud-est de l'Irlande, ont choisi de s'installer dans l'île et d'y fonder leurs foyers. L'immigration et un taux de natalité croissant ont fait gonfler la population de 11 382 en 1797 à 40 568 en 1815. À l'exception de St. John's et de petites collectivités dans la baie de la Conception, l'île était entourée de villages côtiers isolés où vivaient la majorité des habitants. C'étaient surtout des familles de pêcheurs qui se livraient à une variété d'activités de subsistance comme la chasse, la culture potagère et la coupe du bois.

Starve Harbour, T.-N.-L., 1857
Starve Harbour, T.-N.-L., 1857
Dessin de William Grey. Tiré de Sketches of Newfoundland and Labrador, de William Grey (graveur : S. H. Cowell), Anastatic Press, Ipswitch, 1858.

La vie quotidienne était ardue. Les produits importés étaient souvent introuvables et les services publics carrément inexistants. Les familles devaient tirer parti des ressources des environs pour se nourrir et se loger. Tous les membres de la maisonnée devaient contribuer aux corvées, laissant peu de temps pour des loisirs. Leurs activités variaient selon les saisons et la région de l'île où ils vivaient.

Nombre de familles tenaient deux maisons, l'une près de l'océan pour les mois plus cléments et l'autre dans les bois où ils passaient l'hiver. Cette migration leur permettait de récolter les diverses ressources quand elles étaient en saison. Au printemps et en été, ils trouvaient sur le littoral poissons, mammifères marins et oiseaux de mer en abondance. Ils cultivaient aussi des légumes et récoltaient des baies. L'hiver, la forêt les abritait du mauvais temps et leur procurait du bois pour se chauffer et construire bateaux, rames et autres pièces d'équipement. Ils pouvaient aussi y chasser le caribou et d'autres gibiers.

Printemps et été

Entre mars et mai, la plupart des gens ouvraient leurs maisons sur la côte. Certains villages ne comptaient qu'une ou deux familles; d'autres en avaient des douzaines. Il était rare que des routes relient ces hameaux, l'océan se révélant la voie de communication la plus utile. Dispersées au petit bonheur le long des baies, les maisons d'un ou de deux étages étaient reliées entre elles par des sentiers. Elles étaient en général construites de bois abattu localement, certaines bardées de planches à clin, d'autres simplement en bois rond, et rarement peintes à l'extérieur. Les planchers étaient aussi en bois, soit en planches ou en longues perches de conifères. Les bardeaux, s'ils en avaient, étaient importés. Lorsqu'un marchand vivait dans la collectivité, sa maison était plus grande, ordinairement peinte en blanc et assise sur une fondation en pierres ou en briques.

Havre de Cremillire, T.-N.-L.,  1857
Havre de Cremillire, T.-N.-L., 1857
Ce havre se trouvait près de l'extrémité nord de l'île de Terre-Neuve, région qui faisait jadis partie du French Shore (la côte française).
Dessin de William Grey. Tiré de Sketches of Newfoundland and Labrador, de William Grey (graveur : S. H. Cowell), Anastatic Press, Ipswitch, 1858.

Dans les villages côtiers, la plupart des familles avaient, attenants à leurs maisons, des potagers où ils faisaient pousser des plantes tolérantes (autrement dit, capables de supporter les sols avares et le froid de Terre-Neuve) et de conservation facile. Le chou était populaire, ainsi que divers légumes-racines comme la pomme de terre, le navet, la carotte, le panais, la betterave et l'oignon. Les colons élevaient aussi souvent de la volaille (poules, canards et oies) et du bétail (vaches, moutons, chèvres et cochons); ceci dit, il était rare qu'une même famille puisse compter sur une telle variété. Le chien de race Terre-Neuve était populaire, tant pour sa compagnie que pour son labeur : il aidait notamment à haler le bois en hiver et à chasser le gibier à plumes en été.

Trinity, T.-N.-L., vers 1840
Trinity, T.-N.-L., vers 1840
La majorité de la population permanente s'est installée près des collectivités comme Trinity, St. John's ou d'autres centres de commerce.
Artiste inconnu. Tiré de Wandering Thoughts, de Philip Tocque, Thomas Richardson, Londres, 1846, p. 365.

Les familles nombreuses (six enfants ou plus) étaient monnaie courante. Souvent, plusieurs générations vivaient sous le même toit. Le quotidien était dominé par le travail : récolte des ressources terrestres et maritimes, préparation des repas, fabrication et réparation de filets et d'autres articles, tricot et tissage, soins aux enfants et aux personnes âgées figuraient au menu de leurs tâches ménagères. Tous les membres de la famille mettaient l'épaule à la roue, le travail étant assigné selon les sexes et les âges. Comme la majorité de ces villages n'avaient pas d'écoles, les enfants restaient travailler à la maison.

Déroulement d'une journée typique

Un jour normal commençait tôt, normalement par une prière dans les familles pratiquantes. Au petit déjeuner, on mangeait souvent du fish and brewis [repas de morue salée, de pommes de terre et de biscuits au pain dur], ou du pain sec à la mélasse. La famille se dispersait ensuite pour s'acquitter de ses tâches. Le père et les fils aînés appareillaient vers leurs lieux de pêche à bord de petites chaloupes à rames. Restés à terre, femmes et enfants étaient tenus occupés par toutes sortes de travaux. Dans la maison, il fallait frotter les planchers et nettoyer les lits. Les vêtements étaient lavés à la main. À l'extérieur, il y avait les soins aux potagers, à la volaille et au bétail. Aux alentours, on cueillait des baies qu'il fallait ensuite conserver en confiture, en gelée et en vin. Si la maison se trouvait à proximité d'un ruisseau à saumons, les filets devaient aussi être contrôlés.

Quand les hommes rentraient de la pêche, la famille au complet aidait au débarquement des prises. Après un bref repas, souvent constitué de poisson et de pommes de terre, les hommes repartaient souvent vers leurs lieux de pêche s'il n'était pas trop tard, laissant souvent aux femmes et aux enfants la préparation de la morue. Après leur avoir tranché la tête, il fallait en retirer l'arête dorsale, les saler et les étendre à sécher au soleil et au vent. Quand il pleuvait, les poissons devaient être couverts ou mis à l'abri à l'intérieur.

Pêche à la morue à Heart's Content
"Pêche à la morue à Heart's Content"
Hommes, femmes et enfants avaient tous un rôle à jouer dans la pêche à la morue traditionnelle.
Tiré de Illustrated Newspaper, de Frank Leslie, 31 octobre 1985.

Après sa longue journée d'ouvrage, la famille rentrait à la maison. Du thé et du poisson étaient probablement au menu, accompagnés de légumes frais ou en conserve, de pain dur ou frais avec du beurre, des œufs et du lait. Les dimanches et aux occasions spéciales, on servait souvent du porc ou du bœuf salés.

Malgré cette autonomie remarquable, les familles ne pouvaient pas subvenir à tous leurs besoins et comptaient sur divers produits importés. Quelques fois par an, souvent au printemps, des vapeurs côtiers passaient livrer des approvisionnements de pain, de beurre, de thé, de sucre, de filets, d'hameçons, de vêtements et d'autres articles. Les colons pouvaient aussi faire leurs achats aux magasins des marchands, ce qui pouvait représenter un voyage d'une journée ou plus si le marchand vivait dans une autre collectivité. Bien des familles troquaient du poisson contre du crédit au magasin.

Automne et hiver

D'octobre à décembre, de nombreux habitants de la côte regagnaient leurs maisons d'hiver. Ils pouvaient parcourir 50 kilomètres ou plus, transportant leurs familles, leurs meubles, leurs barques et leurs autres biens. Cette pratique, bien que commune, n'était pas généralisée et certaines familles vivaient à l'année longue sur la côte.

Les maisons d'hiver étaient des cabanes rustiques faites de rondins verticaux, ordinairement dans des clairières. Plus rustiques que la maison d'été, elles ne duraient que deux ou trois ans. Généralement bien situées, elles pouvaient abriter leurs habitants des tempêtes d'hiver et étaient voisines de sources d'eau potable (étang ou cours d'eau) et de bonnes réserves de bois. Ces premières cabanes étaient plutôt petites, consistant souvent en une seule pièce (on en a décrit une qui ne faisait que 3,7 mètres par 3,1 mètres); plus tard, elles se sont agrandies, atteignant parfois deux étages de deux chambres ou plus chacune.

Cabane (ou hutte) terre-neuvienne
Cabane (ou hutte) terre-neuvienne
Tiré de Some Account of a Sowing Time on the Rugged Shores of Newfoundland, de J. G. Mountain, Society for the Propagation of the Gospel, Londres, 1857.

Le foyer central qui chauffait la cabane était au cœur de la vie domestique. En temps normal, il était fait de pierre et avait une cheminée de bois. Les fentes entre les planches de la cheminée étaient calfatées avec de la mousse, mais la fumée se répandait souvent à l'intérieur en une « vapeur cruelle » qui irritait les yeux. À l'occasion, les familles faisaient fumer du saumon et d'autres poissons dans la cheminée. La chaleur de l'âtre leur permettait aussi de garder des poules, sources fiables d'œufs frais, dans la hutte.

La vie quotidienne des colons restait tout aussi bien remplie, de nouvelles activités remplaçant celles de l'été. En tête de leurs tâches figuraient la coupe et le halage du bois dont ils se servaient pour se chauffer et construire en été des bateaux, des rames, des vigneaux et d'autres articles. Les hommes chassaient le caribou et le gibier à plumes, ou prenaient au piège de petits animaux pour leur fourrure et leur viande. Les femmes confectionnaient et reprisaient les vêtements, faisaient le ménage, élevaient et éduquaient les enfants et préparaient les repas.

La chasse au caribou
La chasse au caribou
La chasse au caribou, une activité importante en hiver
Tiré de Newfoundland and its Untrodden Ways, de J. G. Mountain, Longmans, Green, Londres, 1907.

Le printemps venu, les familles délaissaient leurs maisons d'hiver pour rejoindre les villages côtiers et reprendre le cycle des saisons. Jusque tard au 19e siècle, faute d'écoles, d'églises, de corps policier et d'hôpitaux les attachant à un lieu de résidence particulier, les habitants de la plupart des villages côtiers étaient libres de se déplacer pour suivre les ressources au gré de leur abondance à différents moments de l'année. En dépit de la visite annuelle d'un magistrat, les habitants s'autogouvernaient pour l'essentiel. Il leur arrivait même de procéder eux-mêmes à des cérémonies religieuses, par exemple à des mariages, des funérailles ou des prières.

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