Usages traditionnels du chert de Ramah

Pour fabriquer des outils avant l'arrivée des Européens, les Autochtones se servaient de pierres de qualités variables. Ceci dit, ils semblaient avoir une prédilection pour le chert, une pierre siliceuse à grain fin qui se fracture aisément en éclats aux bords tranchants. Les tailleurs de pierre aimaient le chert parce qu'il se cassait de façon prévisible pour produire de meilleurs outils.

Sur toute la côte du Labrador, on ne connaît que deux sources de chert friable de haute qualité. L'une est dans la région du cap Mugford, et l'autre plus au nord, dans la baie Ramah. Cette dernière, très restreinte, fait partie d'une formation sédimentaire qui s'étire vers le nord entre la baie Saglek et le fjord Nachvak.

La baie Ramah, au Labrador
La baie Ramah, au Labrador
Carte montrant l'emplacement de la baie Ramah, importante source de chert au Labrador.
Illustration : Duleepa Wijayawardhana, 1999

Les cherts de la formation de la baie Ramah se distinguent à vue d'œil des autres types. Il s'agit d'une pierre grise translucide parcourue de veines noires parallèles d'épaisseurs variées; il est commun qu'il y flotte des petits points noirs, ainsi que des taches orangées produites par des inclusions de fer. Il existe aussi des formes blanche ou complètement noire du chert de Ramah.

Les spécialistes dans l'histoire préeuropéenne de Terre-Neuve-et-Labrador ont associé le chert de Ramah à toutes les cultures indigènes reconnues dans la province. Cette roche a été utilisée depuis au moins 7500 ans, comme en témoigne la découverte d'une pointe de projectile en chert de Ramah dans un tumulus funéraire d'Autochtones de l'Archaïque maritime à L'Anse Amour, dans le sud du Labrador.

Pointes de projectiles en chert de Ramah
Pointes de projectiles en chert de Ramah
Vieilles d'entre 4200 et 3500 ans, ces pointes ont été découvertes au Site Nullick Cove 1, au Labrador.
Tiré de la collection de la Division du musée provincial de The Rooms (IbCp 20:142), St. John's (T.-N.-L.). Reproduction autorisée. © 2002

Arrivés dans la province il y a 7500 ans, les Autochtones de l'Archaïque maritime y ont vécu quelque 4500 ans. Ils ont été les premiers à exploiter de façon soutenue les gisements de chert de la baie Ramah. On découvre encore des artefacts faits de cette roche à des distances considérables de sa source, ce qui laisse suggérer qu'un réseau commercial étendu était exploité par ces peuples adaptés à l'environnement côtier.

On a exhumé des artefacts en chert de Ramah à des sites archéologiques aussi éloignés au sud que les Maritimes et le Maine, ou à l'ouest que Trois-Rivières (Québec). Il a été suggéré que des bandes d'Autochtones de l'Archaïque maritime troquaient le chert contre des biens qu'elles ne pouvaient se procurer dans le milieu nordique où elles vivaient, notamment du bois et des dents de castor.

Distribution du chert de Ramah
Distribution du chert de Ramah
Carte illustrant le point le plus au sud de la distribution du chert de Ramah dans l'est de l'Amérique du Nord.
Illustration : Duleepa Wijayawardhana, 1999.

Tandis que les Autochtones de l'Archaïque maritime continuaient d'habiter aux environs de la baie Ramah, de nouveaux groupes venus du nord se sont mis à explorer la région. Les Paléoesquimaux, des chasseurs spécialisés de l'Arctique, sont d'abord apparus dans le nord du Labrador il y a 4000 ans. Tandis que les cultures plus anciennes ne faisaient que rarement usage du chert de Ramah, il a suffi de quelques siècles pour que les peuples de la tradition Groswater (de 2800 ans à 1900 ans dans le passé) et de la tradition Dorset intermédiaire (de 2000 ans à 1400 ans dans le passé) se mettent à extraire de plus en plus de cette roche pour leurs outils.

Comme leurs prédécesseurs de l'Archaïque maritime, les groupes du Dorset intermédiaire se servaient d'une collection d'outils sophistiquée, où le chert de Ramah occupait une place primordiale. Le commerce est devenu une activité importante, ce qui explique qu'on ait retrouvé du chert dans des sites Dorset contemporains de l'ouest de la baie d'Ungava (au nord du Québec) et, vers le sud, jusque dans l'île de Terre-Neuve. Le chert de Ramah représente une proportion significative des vestiges de pierre dans notre province, et jusqu'à 50 p. 100 de tous les outils lithiques retrouvés aux sites des côtes ouest et nord.

Pointe de projectile en chert de Ramah
Pointe de projectile en chert de Ramah
Cette pointe, découverte au Site Nullick Cove 1, au Labrador, serait vieille d'entre 4200 et 3500 ans.
Tiré de la collection de la Division du musée provincial de The Rooms (IbCp 20:35), St. John's (T.-N.-L.). Reproduction autorisée. © 2002

Les Autochtones de tradition intermédiaire (il y a autour de 3500 à 1500 ans), un peuple peu connu qui aurait vécu dans l'intérieur du Labrador autour de la baie Hamilton et fréquenté les zones littorales, préféraient en général des types de chert plus colorés, qui paraissent affleurer dans l'intérieur. Mais, avec le temps, ils semblent avoir employé la pierre de Ramah de plus en plus souvent, ce qui atteste de l'existence d'un réseau d'échanges avec la côte extérieure et le nord.

Le chert de Ramah est demeuré une précieuse matière première pour les Autochtones de tradition récente (ayant vécu il y a entre 2000 et 1500 ans, jusqu'à l'arrivée des Européens). Au Labrador, en particulier le long de la côte centre-sud, cette pierre était le principal matériau brut. On a relevé une utilisation considérable de ce chert à des sites de l'inlet Hamilton, ainsi qu'au lac Indian House (Québec). Les sites du détroit de Belle-Isle, en revanche, en contiennent peu, et on en a retrouvé de petites quantités datées de la même époque sur la côte ouest de Terre-Neuve.

Pointe de projectile en chert de Ramah
Pointe de projectile en chert de Ramah
Découverte au site de Port au Choix, dans l'ouest de Terre-Neuve, cette pointe date d'il y a entre 2800 et 1350 ans.
Tiré de la collection de la Division du musée provincial de The Rooms (EeBi-1: T121B), St. John's (T.-N.-L.). Reproduction autorisée. © 2002

Les Autochtones de la tradition de Thulé (le peuple de Thulé), ancêtres des Inuit, parvenus dans le nord du Labrador il y a de 700 à 600 ans, ont aussi utilisé de petites quantités de chert de Ramah. Mais ces indigènes n'étaient pas portés à utiliser des pierres, préférant fabriquer leurs outils et leurs armes à partir de matériaux organiques comme l'os, l'ivoire et le fanon.

Un réseau commercial aussi vaste et durable que celui qui a présidé à la distribution du chert de Ramah pose une énigme aux historiens de la période préeuropéenne, dont certains avancent qu'il aurait été convoité pour autre chose que sa valeur utilitaire.

Ils tiennent compte de plusieurs facteurs. S'il est vrai que le chert se travaille bien, les Autochtones de l'Archaïque maritime et les gens du Dorset intermédiaire préféraient celui de Ramah, souvent à l'exclusion d'autres matériaux plus accessibles et de qualité similaire comme les cherts du cap Mugford.

Un autre facteur tiendrait au prestige associé à un matériau exotique, plus précieux qu'un produit local. Ainsi, un individu sera plus disposé à se procurer un objet, quel qu'en soit le coût, s'il est un gage de respect dans la société. Ce serait certainement applicable à des peuples vivant très loin de la source de chert de Ramah.

Enfin, un autre facteur reste plus difficile à démontrer par les fouilles, soit l'idée d'un attachement spirituel ou symbolique à ce matériau. La nature translucide du chert de Ramah, associée à la présence de bandes noires et d'inclusions ocrées, peuvent avoir évoqué une association avec la nature : le chert pâle aurait représenté la vie, les bandes noires auraient fait référence à la mort et les inclusions rougeâtres auraient symbolisé le sang vital. Des outils ou des armes faits d'un matériau réunissant ces symboles spirituels peuvent avoir été vus comme gages de chasse réussie et de continuité de la vie.

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