Les terres des Reid

Dans l'histoire du chemin de fer à Terre-Neuve, peu d'enjeux auront soulevé autant de controverse que les concessions de terres liées aux divers contrats de construction conclus entre 1893 et 1909. De ceux-ci, le plus controversé aura été celui de 1898, une vision élargie des perspectives de développement de l'île de Terre-Neuve qui serait éventuellement rejetée par l'électorat.

Partout en Amérique du Nord, de vastes territoires étaient offerts en concession pour inciter les constructeurs ferroviaires à exploiter les nouvelles lignes, en particulier celles dont le parcours devait traverser d'immenses territoires inhabités. Dans le cadre du premier contrat ferroviaire à Terre-Neuve, celui de 1881, l'exploitant allait recevoir une subvention annuelle de 180 000 $ pendant 35 ans, et obtenir en concession 5 000 acres de territoire par mille exploité. Ce modèle était calqué à l'image du contrat ferroviaire conclu par le Canadien Pacifique en 1880. La question des concessions de territoires ferroviaires aura été délicate d'entrée de jeu : durant les levés de parcours, des équipes de travail ont été bloquées à Tilton et à Foxtrap par des citoyens rendus furieux par une rumeur voulant que le chemin de fer s'approprie les terres privées sur son passage.

La compagnie pressentie à l'origine et le gouvernement n'étant pas parvenus à faire des progrès significatifs, ce dernier a décidé en 1889 de faire appel à un entrepreneur pour construire la voie ferrée à un prix fixe; c'est sous ces conditions qu'ont d'abord été embauchés R. G. Reid et G. H. Middleton.

Robert G. Reid (1842-1908), s.d.
Robert G. Reid (1842-1908), s.d.
Reid et son associé G. H. Middleton ont amorcé en 1889 leur engagement dans le chemin de fer à Terre-Neuve.
Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial and Foreign Records, de D. W. Prowse; Macmillan, Londres, 1895, p. 624.

Premières concessions de territoires

Reid (désormais sans son associé) a reçu une première offre de concessions territoriales en 1893; en retour, il acceptait d'exploiter pendant dix ans la ligne secondaire de Placentia et la section de la ligne principale allant de l'ouest de Placentia Junction à Port aux Basques. Le gouvernement lui concédait 5 000 acres de terres par mille de voie exploitée. Comme le voulait la pratique au Canada, les concessions étaient prises sous forme de parcelles en alternance de part et d'autre de la voie, faisant huit milles de profondeur par un ou deux milles de largeur le long de la voie. S'il jugeait que les terres bordant la voie étaient inutilisables, Reid pouvait choisir ses concessions ailleurs.

Les concessions territoriales additionnelles accordées en vertu du contrat de 1898 se sont révélées plus controversées. L'achèvement de la ligne principale laissant sans emploi des milliers de travailleurs, le gouvernement de Sir James Winter était impatient d'entamer le développement des terres de l'intérieur, dont Reid possédait une large part, ainsi que de s'assurer que le chemin de fer continuerait de rouler après 1903.

Sir James Spearman Winter (1845-1911), s.d.
Sir James Spearman Winter (1845-1911), s.d.
Premier ministre de Terre-Neuve au moment de l'attribution du contrat de 1898.
Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

Contrat de 1898

Le contrat signé le 15 mars 1898 prévoyait que Reid prolongerait de 10 à 50 ans la durée de son exploitation du chemin de fer (à compter de 1893), en échange de 5 000 acres additionnels de terres par mille. Le contrat prévoyait aussi les horaires des trains et la construction d'une nouvelle gare et d'un bureau central à St. John's. En retour d'une subvention annuelle, Reid devait se porter acquéreur du chantier maritime de St. John's, exploiter pendant 50 ans le réseau télégraphique du gouvernement et voir à l'achat et à l'exploitation de huit vapeurs côtiers. Au terme de ces 50 ans, les héritiers de Reid deviendraient propriétaires du chemin de fer, contre paiement immédiat d'un million de dollars et abandon de la moitié des terres concédées en vertu du contrat de 1893. À l'époque, Reid possédait 4 124 000 acres de terres (environ 6 500 milles carrés), ce qui en faisait l'un des plus importants propriétaires fonciers privés au monde. La disposition lui laissant le choix d'autres terres lorsqu'il jugeait inappropriées celles qui longeaient la voie ferrée continuait de s'appliquer, ce qui signifie que les parcelles des Reid étaient éparpillées sur toute l'île.

Chantier maritime de St. John's, vers 1890
Chantier maritime de St. John's, vers 1890
Reid s'est porté acquéreur du chantier maritime de St. John's en vertu des dispositions du contrat de 1898.
Tiré de la collection A. R. Penney. Avec la permission de Harry Cuff Publications.

Dès sa signature, le contrat de 1898 a soulevé la controverse. Le gouvernement impérial et le gouverneur s'y opposaient, appuyés à la Chambre d'assemblée par l'Opposition officielle dirigée par Robert Bond. Partout au pays, le consensus régnait : comme l'a écrit l'historien J. K. Hiller, « dans le petit monde de Terre-Neuve, Reid devenait trop puissant ». Encore une fois, le ressentiment populaire s'est concentré sur les concessions de territoires. Toujours en quête de capitaux de développement, Reid avait hypothéqué certaines des terres concédées. Les droits de propriété antérieurs des personnes qui se trouvaient désavantagées n'étaient reconnus que si elles pouvaient les prouver. Lorsque certaines de ces terres hypothéquées ont inclus des cimetières locaux, les Libéraux de Bond se sont mis à clamer haut et fort que « même les sépultures appartenaient à Reid ». Après avoir remporté les élections de 1900 en raison de ce scandale, ils ont réclamé que le contrat soit renégocié. Comme Reid demandait au même moment au gouvernement Bond de voter une loi autorisant le versement à la Reid Newfoundland Company, une société à responsabilité limitée, des actifs prévus au contrat (signé par R. G. Reid lui-même), il a été contraint de renégocier.

Robert Bond, vers les années 1890
Robert Bond, vers les années 1890
Bond a exigé la renégociation du contrat de 1898 après avoir remporté les élections générales sur cette question en 1900.
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 237), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Signé le 2 août 1901, le contrat renégocié contenait une importante modification : le gouvernement restait propriétaire du chemin de fer, le million de dollars serait remboursé avec intérêts à Reid, et 1,5 million d'acres de concessions globales seraient rendus à la Couronne en retour d'un paiement additionnel de 850 000 $.

Dans les contrats pour les lignes secondaires conclus de 1909 à 1915, les 2,5 millions d'acres restants des « terres des Reid » ont été accrus de façon substantielle par l'offre de 4 000 acres par mille de voie en retour de 40 années d'exploitation.

Railway Settlement Act de 1923

En vertu de la Railway Settlement Act de 1923, par laquelle le gouvernement prenait en main l'exploitation après la moitié de la durée prévue au contrat original, les Reid ont été autorisés à conserver leurs terres, bien que nombre d'opposants aient voulu les voir forcés de les rétrocéder pour manquement à leurs engagements. Toutefois, les terres des Reid étaient alors devenues engagées dans les projets de développement de Terre-Neuve.

Droits de coupe

L'obtention de droits de coupe sur les terres cédées en application de ces contrats avait déjà été vitale pour l'aménagement, à compter de 1905, de l'usine de pâtes et papiers de Grand Falls par l'Anglo-Newfoundland Development Corporation. En 1920, les déficits d'exploitation du réseau ferroviaire contraignaient les Reid à abandonner certains de leurs projets les plus ambitieux. Mais leurs droits sur la coupe et les cours d'eau des environs du lac Grand et du bassin hydrographique de la rivière Humber étaient au centre d'un projet d'aménagement d'une usine de pâtes et papiers à Corner Brook. Le « marché de l'Humber » constituait le projet le plus prometteur de l'après-guerre pour Terre-Neuve. La Settlement Act de 1923 convenait que ce projet ne pourrait être poursuivi sans les Reid et leurs terres. En 1926, les Reid étaient chassés du projet, perdant quelque 1,2 million d'acres qu'ils avaient placé en garantie. Après avoir œuvré à la promotion de deux grandes papeteries éventuellement exploitées par d'autres parties, H. D. Reid a proposé l'aménagement d'une « troisième usine » alimentée par les forêts de la parcelle de territoire aux environs du lac Gander. Pour promouvoir le « marché de Gander » et acheter d'autres permis de coupe de bois, la Reid Newfoundland Company a dû s'endetter lourdement. En 1931, elle était mise sous séquestre, et les liquidateurs vendaient les terres de Gander à la société Bowater-Lloyd en 1938.

La Reid Newfoundland Company détenait encore un territoire considérable et avait conservé ses droits miniers sur de nombreuses parcelles dont elle avait vendu les droits de surface. Après sa réorganisation, la société a été libérée de son séquestre en 1956. Ses avoirs équivalaient toujours à 500 000 acres au moment où Ian J. Reid a proposé de les vendre à la province en 1973. Cette dernière a choisi de n'en acquérir que les droits de surface, au coût de 4,15 millions de dollars.

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