Le paternalisme chez les marchands de St. John's

Paternalisme

Dans un magasin de la rue Water, le paternalisme pouvait se manifester aussi simplement que par un banquet organisé pour célébrer la fête du propriétaire, un anniversaire de mariage ou la victoire de l'équipe de la compagnie à un tournoi de la ligue de hockey interentreprises ou aux Régates. Durant le temps des Fêtes, il s'incarnait dans le défilé des employés dans les bureaux de l'administration pour recevoir un chèque en prime des mains de leurs patrons. Si ce genre de générosité ne coûtait pas grand chose aux commerçants de St. John's, elle leur rapportait gros. Ils savaient bien que, tout comme « on ne peut pas espérer garder un équipage compétent sur un navire trop inconfortable », on ne peut pas attendre loyauté et ardeur au travail d'un commis ou d'une vendeuse si on ne les récompense pas.

Enrôlement

À la déclaration de la Première Guerre mondiale en 1914, les marchands ont trouvé une occasion de se faire rembourser leurs années de banquets et de récompenses en incitant leurs commis de bureau à s'enrôler. En effet, des commerçants de la rue Water employaient dans les bureaux et magasins 20 p. 100 de la main-d'œuvre de St. John's, dont une part appréciable de candidats au service militaire. Membres influents de la Newfoundland Patriotic Association (NPA), le groupe responsable de l'effort de guerre à Terre-Neuve, ils ont fait appel à leurs propres employés pour stimuler le recrutement et prouver qu'ils faisaient leur part.

211-219, rue Water (magasin de George Knowling) et 231-235, rue Water (magasin Ayre & Sons), St. John's, vers 1899
211-219, rue Water (magasin de George Knowling) et 231-235, rue Water (magasin Ayre & Sons), St. John's, vers 1899

Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales, (Collections de photos historiques du Département de géographie, collection 137, photo 2.01.009), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

L'enrôlement s'est révélé particulièrement opportun comme débouché de main-d'œuvre excédentaire au moment où les affaires connaissaient une baisse, à l'entrée en guerre. Pour éviter les licenciements, les commis de magasin étaient encouragés à s'enrôler. Mais quand les affaires ont repris, dans les semaines précédant le premier Noël de la Guerre, la NPA a décidé de permettre aux employés qui s'étaient enrôlés de retarder leur entraînement jusqu'après Noël. En résumé, les commerçants membres de la NPA ont réussi à exploiter leurs relations avec leurs employés pour contrôler à leur avantage les pénuries ou les surplus de main-d'œuvre, tout en menant une campagne de recrutement assez réussie. Il ne s'agit pas ici de suggérer que l'engagement des familles de marchands dans l'effort de guerre s'est limité à inciter leurs employés à s'enrôler. Les Ayre, les Bowring et les Macpherson se sont aussi enrôlés, mais en tant qu'officiers plutôt que simples soldats. Les barrières qui existaient dans les magasins entre les propriétaires et leurs employés ont été recréées entre officiers et simples troupiers dans l'armée nationale. Le Newfoundland Regiment a été décrit comme « un ragoût de pêcheurs, de bûcherons et de trappeurs, saupoudré de jeunes héritiers des marchands de St. John's... » (Gwyn, p. 298). [Traduction libre]

À la reprise des hostilités en 1939, bon nombre des commerces de la rue Water, encore représentés au sein de la NPA, ont à nouveau exploité leur influence auprès de leurs employés pour stimuler l'enrôlement. Dans le cas de l'entreprise Bowring Bros., durant un banquet offert pour honorer leurs employés enrôlés, il a été annoncé que la famille restait en affaires essentiellement par gratitude et par loyauté envers ses employés et ses clients, et pour perpétuer une tradition familiale. De telles déclarations donnaient à croire que les Bowring faisaient du commerce non pas pour en tirer des profits, mais pour assurer le bien-être de leurs employés et de leurs clients, et que l'existence de la compagnie profitait davantage à ses employés qu'à ses propriétaires. De telles affirmations par une compagnie de son respect envers une longue tradition de noblesse oblige [réputation acquise] et de paternalisme visaient à lui conserver la fidélité de ses employés comme de ses clients.

Établissement des Bowring Brothers, rue Water, St. John's
Établissement des Bowring Brothers, rue Water, St. John's

Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales, (Collections de photos historiques du Département de géographie, collection 137, photo 2.01.017), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Syndicalisation

Avec ces belles paroles et ces manifestations, il est naturel que les travailleurs aient cru que des propriétaires de magasins avaient à cœur leurs meilleurs intérêts. Ils ont toutefois changé d'avis lorsqu'a éclaté le débat sur les heures de fermeture des magasins. À St. John's, commis et vendeuses travaillaient de dix à treize heures par jour sans être payés pour leurs heures supplémentaires. Dès les années 1890, des lettres de protestation ont paru dans les journaux de la ville pour réclamer une loi qui réglementerait les heures d'ouverture des magasins. En dépit de débats récurrents et souvent houleux sur cette question, il a fallu attendre la Commission de gouvernement avant que soient examinées les requêtes des employés de magasin. En effet, les marchands de la rue Water refusaient de fermer leurs magasins plus tôt tant que leurs concurrents de la rue Duckworth n'en feraient pas de même. Le gouvernement a donc dû légiférer sur la question en 1936, en adoptant l'Act to Regulate the Closing Hours of Shops [Loi pour réglementer les heures d'ouverture des magasins], qui satisfaisait à nombre des demandes des travailleurs – demandes auxquelles les employeurs n'étaient pas opposés en principe.

La Crise économique des années 1930 a amené bien des employés de magasin à réaliser que, durant les périodes de difficultés financières, c'était à chacun pour soi. Les compagnies de la rue Water coupaient dans les salaires et les effectifs. À cause de la Crise, nombre des avantages que les employés attendaient normalement de leurs patrons ne leur étaient plus accordés. Dans le passé, les employés de magasin avaient été un groupe difficile à syndiquer, mais la misère créée par la Crise économique a eu raison de toutes les leçons de loyauté de la compagnie. Invités à former un syndicat, ils ont répondu avec enthousiasme, créant en 1938 la Newfoundland Protective Association of Shop and Office Employees (NPASOE).

Employés de la NPASOE
Employés de la NPASOE

Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales, (Hattenhauer Labour Collection, collection 79, boîte 1, série 2, photo 2.1.01), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Les employeurs ont d'abord réagi en essayant de décourager leurs employés à se joindre au syndicat; or, comme il devenait clair que peu d'entre eux se laissaient dissuader, ils ont décidé de fonder leur propre association, l'Importers & Employers Association, pour discuter des demandes des employés. Au terme de 18 mois de négociations avec la NPASOE, ils sont parvenus à une entente satisfaisant aux demandes de normalisation des taux salariaux et d'amélioration des conditions de travail. Une longue histoire de relations étroites entre les marchands de la rue Water et leurs employés avait pris fin. Les avantages jadis consentis aux travailleurs par un employeur paternaliste, dont les limites étaient souvent dictées par les conditions économiques, seraient désormais inscrits dans une convention, inaugurant en matière de relations du travail une nouvelle époque caractérisée par des syndicats et des négociations plutôt que par des banquets d'anniversaire et des défilés pour les primes de Noël dans les bureaux de la compagnie.

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